Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 17Retour

M. de Richelieu savait à quoi s’en tenir sur Philippe et il
aurait pu sciemment annoncer son retour ; car, le matin, en sortant de
Versailles pour se rendre à Luciennes, il l’avait rencontré sur la grand-route,
se dirigeant vers Trianon, et il l’avait croisé d’assez près pour avoir
remarqué sur son visage tous les symptômes de la tristesse et de l’inquiétude.

Philippe, en effet, oublié à Reims ; Philippe, après
avoir passé par tous les degrés de la faveur, puis de l’indifférence et de
l’oubli ; Philippe, ennuyé d’abord de recevoir toutes les marques d’amitié
de tous les officiers jaloux de son avancement, puis les attentions même de ses
supérieurs ; Philippe, au fur et à mesure que la défaveur avait terni de
son souffle cette brillante fortune, Philippe s’était dégoûté devoir les
amitiés changées en froideur, les attentions en rebuffades ;et, dans
cette âme si délicate, la douleur avait pris tous les caractères du regret.

Philippe regrettait donc bien sa lieutenance de Strasbourg,
alors que la dauphine était entrée en France ; il regrettait ses bons
amis, ses égaux, ses camarades ; il regrettait surtout l’intérieur calme
et pur de la maison paternelle, auprès du foyer dont La Brie était le grand
prêtre. Toute peine trouvait sa consolation dans le silence et l’oubli, ce
sommeil des esprits actifs ; puis la solitude de Taverney, qui attestait
la décadence des choses aussi bien que la ruine des individus,avait quelque
chose de philosophique qui parlait d’une voix puissante au cœur du jeune homme.

Mais ce que Philippe regrettait surtout, c’était de n’avoir
plus le bras de sa sœur, et son conseil presque toujours si juste,conseil né
de la fierté bien plutôt que de l’expérience ; car les âmes nobles ont
cela de remarquable et d’éminent, qu’elles planent involontairement et par leur
nature même au-dessus du vulgaire, et souvent aussi, par leur élévation même,
échappent aux froissements, aux blessures et aux pièges, ce que l’adresse des
insectes humains d’un ordre inférieur, si habitués qu’ils soient à louvoyer, à
ruser, à méditer dans la fange, ne réussit pas toujours à éviter.

Aussitôt que Philippe eut senti l’ennui, le découragement
lui vint, et le jeune homme se trouva si malheureux dans son isolement, qu’il
ne voulut pas croire qu’Andrée, cette moitié de lui-même, pût être heureuse à
Versailles, lorsque lui, moitié d’Andrée, souffrait si cruellement à Reims.

Il écrivit donc au baron la lettre que l’on connaît, et dans
laquelle il lui annonçait son prochain retour. Cette lettre n’étonna personne
et surtout pas le baron ; ce qui l’étonnait, au contraire,c’était que
Philippe eût eu cette patience d’attendre ainsi, lorsque lui était sur des
charbons ardents et, depuis quinze jours, suppliait Richelieu,chaque fois
qu’il le voyait, de brusquer l’aventure.

Philippe, n’ayant pas reçu le brevet dans le délai qu’il
avait fixé lui-même, prit donc congé de ses officiers sans paraître remarquer
leurs dédains et leurs sarcasmes, dédains et sarcasmes assez voilés d’ailleurs
par la politesse, qui était encore une vertu française à cette époque, et par
le respect naturel qu’inspire toujours un homme de cœur.

En conséquence, à l’heure où il était convenu avec lui-même
qu’il partirait, heure jusqu’à laquelle il avait attendu son brevet avec plus
de crainte que de désir de le voir arriver, il monta à cheval et reprit la
route de Paris.

Les trois jours de voyage qu’il avait à faire lui parurent
d’une longueur mortelle et, plus il approchait, plus le silence de son père à
son égard, et surtout celui de sa sœur, qui avait tant promis de lui écrire au
moins deux fois la semaine, prenaient des proportions effrayantes.

Philippe arrivait donc vers midi à Versailles, nous l’avons
dit, comme M. de Richelieu en sortait. Philippe avait marché une partie de la
nuit, n’ayant défini que quelques heures à Melun ; il était si préoccupé,
qu’il ne vit pas M. de Richelieu dans sa voiture et ne reconnut même pas sa
livrée.

Il se dirigea tout droit vers la grille du parc où il avait
fait ses adieux à Andrée, le jour de son départ, alors que la jeune fille, sans
raison aucune de s’affliger, puisque la prospérité de la famille était au
comble, sentait pourtant monter à son cerveau les prophétiques vapeurs d’une
tristesse incompréhensible.

Aussi, ce jour-là, Philippe avait-il été frappé d’une
crédulité superstitieuse aux douleurs d’Andrée ; mais, peu à peu, l’esprit
redevenu maître de lui-même avait secoué le joug et, par un étrange hasard,
c’était lui, Philippe, qui, sans raison, après tout, revenait aux mêmes lieux
en proie aux mêmes alarmes, et sans trouver, hélas ! même dans sa pensée,
de consolation probable à cette insurmontable tristesse qui semblait un
pressentiment, n’ayant pas de cause.

Au moment où son cheval, lancé sur les cailloux de la
contre-allée, faisait jaillir le bruit avec les étincelles,quelqu’un, attiré
sans doute par ce bruit, sortit des haies taillées en charmilles.

C’était Gilbert tenant une serpe à la main.

Le jardinier reconnut son ancien maître.

De son côté, Philippe reconnut Gilbert.

Gilbert errait ainsi depuis un mois ; ainsi qu’une âme
en peine, il ne savait où faire halte.

Ce jour-là, habile comme il l’était à suivre l’exécution de
sa pensée, il était occupé à choisir des points de vue dans les allées pour
apercevoir le pavillon ou la fenêtre d’Andrée, et pour avoir constamment un
regard sur cette maison, sans que nul regard remarquât sa préoccupation, ses
frissons et ses soupirs.

La serpe en main pour se donner une contenance, il
parcourait taillis et plates-bandes, tranchant ici les branches chargées de
fleurs, sous prétexte d’émonder ; arrachant là l’écorce toute saine des
jeunes tilleuls, sous prétexte d’enlever la résine et la gomme ;
d’ailleurs, toujours écoutant, toujours regardant, souhaitant et regrettant.

Le jeune homme avait bien pâli depuis ce mois qui venait de
s’écouler ; la jeunesse ne se connaissait plus sur son visage qu’au feu
étrange de ses yeux et à la blancheur mate et unie de son teint ; mais sa
bouche, crispée par la dissimulation, son regard oblique, la mobilité
frissonnante des muscles de son visage, appartenaient déjà aux années plus
sombres de l’âge mûr.

Gilbert avait reconnu Philippe, nous l’avons dit, et, en le
reconnaissant, il avait fait un mouvement pour rentrer dans le taillis.

Mais Philippe poussa son cheval vers lui en criant :

– Gilbert ! hé ! Gilbert !

Le premier mouvement de Gilbert avait été de fuir ;
encore une seconde et le vertige de la terreur, et ce délire sans explication
possible, que les anciens, qui cherchaient une cause à tout,attribuaient au
dieu Pan, allait s’emparer de lui et l’entraîner comme un fou parles allées,
par les bosquets, à travers les charmilles, dans les pièces d’eau même.

Une parole pleine de douceur que prononça Philippe fut
heureusement entendue et comprise du sauvage enfant.

– Tu ne me reconnais donc pas, Gilbert ? lui cria
Philippe.

Gilbert comprit sa folie et s’arrêta court.

Puis il revint sur ses pas, mais lentement et avec défiance.

– Non, monsieur le chevalier, dit le jeune homme tout
tremblant ; non, je ne vous reconnaissais pas ; je vous avais pris
pour un des gardes et, comme je ne suis pas à mon ouvrage, j’ai craint d’être
reconnu ici et noté pour une punition.

Philippe se contenta de l’explication, mit pied à terre,
passa dans son bras la bride de son cheval et, appuyant l’autre main sur
l’épaule de Gilbert, qui frissonna visiblement :

– Qu’as-tu donc, Gilbert ? demanda-t-il.

– Rien, monsieur, répondit celui-ci.

Philippe sourit avec tristesse.

– Tu ne nous aimes pas, Gilbert, dit-il.

Le jeune homme tressaillit une seconde fois.

– Oui, je comprends, continua Philippe ; mon père t’a
traité avec injustice et dureté ; mais moi, Gilbert ?

– Oh ! vous…, murmura le jeune homme.

– Moi, je t’ai toujours aimé, soutenu.

– C’est vrai.

– Ainsi, oublie le mal pour le bien ; ma sœur aussi a
toujours été bonne pour toi.

– Oh ! non, pour cela non ! répondit vivement
l’enfant avec une expression que nul n’eut pu comprendre ; car elle
renfermait une accusation contre Andrée, une excuse pour lui-même ; car
elle éclatait comme l’orgueil, en même temps qu’elle gémissait comme un
remords.

– Oui, oui, dit à son tour Philippe, oui, je
comprends ; ma sœur est un peu hautaine, mais au fond elle est bonne.

Puis, après une pause, car toute cette conversation n’avait
eu lieu que pour retarder une entrevue qu’un pressentiment lui faisait pleine
de crainte :

– Sais-tu où elle est en ce moment, ma bonne Andrée ?
Dis, Gilbert.

Ce nom frappa Gilbert douloureusement au cœur ; il
répondit d’une voix étranglée :

– Mais chez elle, monsieur, à ce que je présume… Comment
voulez-vous que, moi, je sache… ?

– Seule, comme toujours, et s’ennuyant, pauvre sœur !
interrompit Philippe.

– Seule en ce moment, oui, monsieur, selon toute
probabilité ; car, depuis la fuite de mademoiselle Nicole…

– Comment ! Nicole a fui ?

– Oui, monsieur, avec son amant.

– Avec son amant ?

– Du moins à ce que je présume, dit Gilbert, qui vit qu’il
s’était trop avancé. On disait cela aux communs.

– Mais, en vérité, Gilbert, dit Philippe de plus en plus
inquiet, je n’y comprends rien. Il faut t’arracher les paroles.Sois donc un
peu plus aimable. Tu as de l’esprit, tu ne manques pas de distinction
naturelle ; voyons, ne gâte pas ces bonnes qualités par une sauvagerie
affectée, par une brusquerie qui ne va pas à ta condition, qui n’irait à
aucune.

– Mais c’est que je ne sais pas tout ce que vous me
demandez, vous, monsieur, et que, si vous y réfléchissez, vous verrez que je ne
puis le savoir. Je travaille toute la journée dans les jardins, et ce qu’on
fait au château, dame ! je l’ignore.

– Gilbert, Gilbert, j’aurais cru cependant que tu avais des
yeux.

– Moi ?

– Oui, et que tu t’intéressais à ceux qui portent mon
nom ; car enfin, si mauvaise qu’ait été l’hospitalité de Taverney, tu l’as
eue.

– Aussi, monsieur Philippe, je m’intéresse beaucoup à vous,
dit Gilbert d’un son de voix strident et rauque, car la mansuétude de Philippe
et un autre sentiment que celui-ci ne pouvait deviner avaient amolli ce cœur
farouche ; oui, je vous aime, vous ; voilà pourquoi je vous dirai que
mademoiselle votre sœur est bien malade.

– Bien malade ! ma sœur ! s’écria Philippe avec
explosion ; bien malade, ma sœur ! bien malade ! et tu ne me dis
pas cela tout de suite !

Et aussitôt, quittant le pas mesuré pour prendre le pas de
course :

– Qu’a-t-elle, mon Dieu ? demanda-t-il.

– Dame ! dit Gilbert, on ne sait.

– Mais enfin ?

– Seulement, elle s’est évanouie trois fois aujourd’hui en
plein parterre, et même, à l’heure qu’il est, le médecin de madame la dauphine
l’a déjà visitée, M. le baron aussi.

Philippe n’en entendit pas davantage ; ses
pressentiments s’étaient réalisés et, en face du danger réel, il avait retrouvé
tout son courage.

Il laissa son cheval aux mains de Gilbert, et courut à
toutes jambes vers le bâtiment des communs.

Quant à Gilbert, demeuré seul, il conduisit précipitamment
le cheval aux écuries, et s’enfuit comme ces oiseaux sauvages ou malfaisants
qui ne veulent jamais rester à la portée de l’homme.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer