Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 42Épilogue

Le 9 mai de l’an 1774, à huit heures du soir, Versailles
présentait le plus curieux et le plus intéressant spectacle.

Depuis le premier jour du mois, le roi Louis XV, atteint
d’une maladie terrible dont les médecins n’osaient lui avouer d’abord la
gravité, gardait le lit et commençait à chercher des yeux autour de lui la
vérité ou l’espérance.

Le médecin Bordeu avait signalé chez le roi une petite
vérole des plus malignes, et le médecin La Martinière, qui la reconnaissait
comme son collègue, opinait pour qu’on avertît le roi, afin qu’il prît
spirituellement et matériellement, comme chrétien, des mesures pour son salut
et pour celui du royaume.

– Le roi Très Chrétien, disait-il, devrait se faire
administrer l’extrême onction.

La Martinière représentait le parti du dauphin,
l’opposition. Bordeu prétendait que le simple aveu de la gravité du mal tuerait
le roi et que, pour sa part, il reculait devant un régicide.

Bordeu représentait le parti du Barry.

En effet, appeler la religion chez le roi, c’était expulser
la favorite. Quand Dieu entre par une porte, il faut bien que Satan sorte par
l’autre.

Or, pendant toutes les divisions intestines de la Faculté,
de la famille et des partis, la maladie se logeait à l’aise dans ce corps
vieilli, usé, gâté par la débauche ; elle s’y fortifiait de telle façon,
que ni remèdes ni prescriptions ne purent la débusquer.

Dès les premières atteintes du mal causé par une infidélité de
Louis XV, à laquelle madame du Barry avait prêté complaisamment la main, le roi
avait vu se réunir autour de son lit ses deux filles, la favorite et les
courtisans les mieux en faveur. On riait encore et l’on s’aidait.

Tout à coup parut à Versailles l’austère et sinistre figure
de Madame Louise de France ; elle quittait sa cellule de Saint-Denis pour
venir donner aussi à son père des consolations et des soins.

Elle entra pâle et sombre comme la statue de la
Fatalité ; ce n’était plus une fille pour son père, une sœur pour ses
sœurs ; elle ressemblait aux prophétesses antiques qui, dans les jours
lugubres de l’adversité, venaient crier aux rois éblouis :
« Malheur ! malheur ! malheur ! » Elle tomba dans
Versailles à une heure du jour où Louis baisait les mains de madame du Barry et
les appliquait comme de douces caresses sur son front malade, sur ses joues
enflammées.

À son aspect, tout s’enfuit : les sœurs se réfugièrent
tremblantes dans la chambre voisine ; madame du Barry fléchit le genou et
courut à son appartement ; les courtisans privilégiés reculèrent jusqu’aux
antichambres ; les deux médecins seuls demeurèrent au coin de la cheminée.

– Ma fille ! murmura le roi en ouvrant ses yeux fermés
par la douleur et la fièvre.

– Votre fille, oui, sire, dit la princesse.

– Qui vient…

– De la part de Dieu !

Le roi se souleva, ébauchant un sourire.

– Car vous oubliez Dieu, reprit Madame Louise.

– Moi ?…

– Je veux vous le rappeler.

– Ma fille ! je ne suis pas assez près de la mort,
j’espère, pour qu’une exhortation soit urgente. Ma maladie est légère :
une courbature, un peu d’inflammation.

– Votre maladie, sire, interrompit la princesse, est celle
qui, d’après l’étiquette, doit réunir au chevet de Sa Majesté les grands
prélats du royaume. Quand un membre de la famille royale est atteint de la
petite vérole, il doit être administré sur-le-champ.

– Madame !… s’écria le roi fort agité, fort pâle, que
dites-vous ?

– Madame !… firent les médecins avec terreur.

– Je dis, continua la princesse, que Votre Majesté est
atteinte de la petite vérole.

Le roi poussa un cri.

– Les médecins ne l’ont pas dit, répliqua-t-il.

– Ils n’osent ; moi, je vois pour Votre Majesté un
autre royaume que le royaume de France. Approchez-vous de Dieu,sire, et passez
en revue toutes vos années.

– La petite vérole ! murmurait Louis XV ; maladie
mortelle !… Bordeu !… La Martinière !… est-ce donc vrai ?

Les deux praticiens baissèrent la tête.

– Mais je suis perdu alors ? répéta le roi, plus
épouvanté que jamais.

– On guérit de toutes les maladies, sire, dit Bordeu prenant
l’initiative, surtout lorsqu’on conserve sa tranquillité d’esprit.

– Dieu donne la tranquillité de l’esprit et le salut du
corps, répondit la princesse.

– Madame, dit hardiment Bordeu, quoique à voix basse, vous
tuez le roi !

La princesse ne daigna pas répondre. Elle se rapprocha du
malade et, lui prenant la main qu’elle couvrit de baisers :

– Rompez avec le passé, sire, dit-elle, et donnez l’exemple
à vos peuples. Nul ne vous avertissait ; vous couriez risque d’être perdu
pour l’éternité. Promettez de vivre en chrétien, si vous vivez ; mourez en
chrétien, si Dieu vous appelle à lui.

Elle acheva ces mots par un nouveau baiser sur la main
royale et reprit à pas lents le chemin des antichambres. Là, elle rabattit son
long voile noir sur son visage, descendit les degrés et monta dans son
carrosse, laissant derrière elle une stupéfaction, une épouvante dont rien ne
saurait donner une idée.

Le roi n’avait pu reprendre ses esprits qu’à force de
questionner les médecins ; mais il était frappé.

– Je ne veux pas, dit-il, que les scènes de Metz avec la
duchesse de Châteauroux se renouvellent ; qu’on fasse venir madame
d’Aiguillon et qu’on la prie d’emmener à Rueil madame du Barry.

Cet ordre fut l’explosion. Bordeu voulut dire quelques
mots ; le roi lui imposa silence. Bordeu voyait, d’ailleurs,son collègue
prêt à tout rapporter au dauphin ; Bordeu savait l’issue de la maladie du
roi, il ne lutta pas et, quittant la chambre royale, avertit madame du Barry du
coup qui la frappait.

La comtesse, épouvantée de l’aspect sinistre et insultant
qu’avaient déjà tous les visages, se hâta de disparaître. En une heure, elle
fut hors de Versailles et la duchesse d’Aiguillon, fidèle et reconnaissante
amie, emmena la disgraciée au château de Rueil, qui lui venait par héritage du
grand Richelieu. Bordeu, de son côté, ferma la porte du roi à toute la famille
royale, sous prétexte de contagion. Cette chambre de Louis XV était désormais
murée ; il n’y devait plus entrer que la religion et la mort.Le roi fut
administré le jour même, et cette nouvelle se répandit dans Paris où, déjà, la
disgrâce de la favorite était un événement rebattu.

Toute la cour vint se faire annoncer chez le dauphin qui
ferma sa porte et ne reçut pas une personne.

Mais, le lendemain, le roi se portait mieux et avait envoyé
le duc d’Aiguillon porter ses compliments à madame du Barry.

Ce lendemain, c’était le 9 mai 1774.

La cour déserta le pavillon du dauphin et se porta en telle
affluence à Rueil, où la favorite habitait, que, depuis l’exil de M. de Choiseul
à Chanteloup, on n’avait vu pareille file de carrosses.

Les choses en étaient donc là. Le roi vivra-t-il et madame
du Barry est-elle toujours la reine ?

Le roi mourra-t-il et madame du Barry n’est-elle qu’une
courtisane exécrable et honteuse ?

Voilà pourquoi Versailles, à huit heures du soir, le 9 mai
de l’année 1774, présentait un si curieux, un si intéressant spectacle.

Sur la place d’Armes, devant le palais, quelques groupes
s’étaient formés devant les grilles, groupes bienveillants et empressés de
savoir des nouvelles.

C’étaient des bourgeois de Versailles ou de Paris, qui, avec
toute la politesse imaginable, demandaient des nouvelles du roi aux gardes du
corps qui arpentaient silencieusement la cour d’honneur, les mains derrière le
dos.

Peu à peu ces groupes se dispersèrent : les gens de
Paris prirent place dans les pataches pour rentrer paisiblement chez eux ;
les gens de Versailles, sûrs d’avoir les nouvelles de première main, rentrèrent
également dans leurs maisons.

On ne vit plus dans la ville que les patrouilles du guet qui
faisaient leur devoir un peu plus mollement que de coutume et ce monde
gigantesque qu’on appelle le palais de Versailles s’ensevelit peu à peu dans la
nuit et le silence, comme le monde un peu plus grand qui le contient.

À l’angle de la rue bordée d’arbres qui fait face au palais,
sur un banc de pierre et sous le feuillage déjà touffu des marronniers, un
homme d’un âge avancé était assis ce soir-là, le visage tourné vers le château,
sa canne servant d’appui à ses deux mains, qui à leur tour servaient d’appui à
sa tête pensive et poétique. C’était pourtant un vieillard courbé,maladif,
mais dont l’œil lançait encore une flamme et dont la pensée flamboyait plus
ardente encore que les yeux.

Il s’était abîmé dans sa contemplation, dans ses soupirs, ne
voyant pas, à l’extrémité de la place, un autre personnage qui,après avoir
regardé curieusement aux grilles et questionné les gardes du corps,traversait
diagonalement l’esplanade et venait droit au banc avec l’intention de s’y reposer.

Ce personnage était un homme jeune, aux pommettes
saillantes, au front déprimé, au nez aquilin, tortu, au sourire sardonique.
Tout en marchant vers le banc de pierre, il ricanait, bien que seul, faisant
écho par ce rire à quelque secrète pensée.

À trois pas du banc, il aperçut le vieillard et s’écarta,
tout en cherchant à le reconnaître de son œil oblique ;seulement, il
craignait que son regard n’eût été interprété.

– Monsieur prend le frais ? dit-il en se rapprochant
par un mouvement brusque.

Le vieillard leva la tête.

– Eh ! s’écria le jeune homme, c’est mon illustre
maître.

– Et vous êtes mon jeune praticien, dit le vieillard.

– Voulez-vous me permettre de m’asseoir à vos côtés ?

– Très volontiers, monsieur.

Et le vieillard fit place au nouveau venu.

– Il paraît que le roi va mieux, dit le jeune homme. On se
réjouit.

Et il poussa un nouvel éclat de rire.

Le vieillard ne répondit pas.

– Toute la journée, continua le jeune homme, les carrosses ont
roulé de Paris à Rueil et de Rueil à Versailles… La comtesse du Barry va
épouser le roi sitôt qu’il sera rétabli.

Et il termina sa phrase par un éclat de rire plus bruyant
que le premier.

Le vieillard ne répondit pas encore cette fois.

– Pardonnez-moi si je ris de la sorte, continua le jeune
homme avec un mouvement plein d’irritation nerveuse ; c’est qu’un bon
Français, voyez vous, aime son roi, et mon roi se porte mieux.

– Ne plaisantez pas ainsi sur ce sujet, monsieur, dit
doucement le vieillard ; c’est toujours un malheur pour quelqu’un que la
mort d’un homme, c’est souvent pour tous un grand malheur que la mort d’un roi.

– Même la mort de Louis XV ? interrompit le jeune homme
avec ironie. Oh ! mon cher maître, vous ! un si puissant philosophe,
vous soutenez une thèse pareille !… Oh ! je connais l’énergie et
l’habileté de vos paradoxes, mais je ne vous fais pas grâce de celui-là…

Le vieillard secoua la tête.

– Et, d’ailleurs, ajouta le jeune homme, pourquoi penser à
la mort du roi ? Qui en parle ? Le roi a la petite vérole, nous
savons tous ce que c’est ; il a près de lui Bordeu et La Martinière, qui
sont d’habiles gens… Je parie bien que Louis le Bien-Aimé en réchappera, mon
cher maître ; seulement, cette fois, le peuple français ne s’étouffe pas
dans les églises à faire des neuvaines comme du temps de la première maladie…
Écoutez donc, tout s’use.

– Silence ! dit le vieillard en tressaillant,
silence ! car, je vous le dis, vous parlez d’un homme sur qui Dieu étend
son doigt en ce moment…

Le jeune homme, surpris de ce langage étrange, regarda de
côté son interlocuteur, dont les yeux ne quittaient pas la façade du château.

– Vous savez donc des nouvelles plus positives ?
demanda-t-il.

– Regardez, dit le vieillard en montrant du doigt une des
fenêtres du palais ; que voyez-vous là-bas ?

– Une fenêtre éclairée… Est-ce cela ?

– Oui… mais comment éclairée ?

– Par une bougie placée dans une petite lanterne.

– Précisément.

– Eh bien ?

– Eh bien, jeune homme, savez-vous ce que représente la
flamme de cette bougie ?

– Non, monsieur.

– Elle représente la vie du roi.

Le jeune homme regarda plus fixement le vieillard, comme
pour s’assurer qu’il jouissait de toute sa raison.

– Un de mes amis, M. de Jussieu, continua le vieillard, a
placé là cette bougie, qui brûlera tant que le roi vivra.

– C’est un signal, alors ?

– Un signal que le successeur de Louis XV couve des yeux
là-bas, derrière quelque rideau. Ce signal, qui avertit les ambitieux du moment
où commencera leur règne, avertit un pauvre philosophe comme moi du moment où
Dieu souffle sur un siècle et sur une existence.

Le jeune homme tressaillit à son tour et se rapprocha sur le
banc de son interlocuteur.

– Oh ! dit le vieillard, regardez bien cette nuit,
jeune homme ; voyez ce qu’elle renferme de nuages et de tempêtes… L’aurore
qui lui succédera, je la verrai sans doute, car je ne suis pas assez vieux pour
ne pas voir le jour de demain. Mais un règne va peut-être commencer, que vous
verrez jusqu’à la fin, vous, et qui renferme, comme cette nuit… des mystères
que, moi, je ne verrai pas… Il n’est donc pas sans intérêt pour mon regard, le
feu de cette bougie tremblotante dont je viens de vous expliquer le sens.

– C’est vrai, murmura le jeune homme, c’est vrai, mon
maître.

– Louis XIV, continua le vieillard, a régné soixante-treize
ans ; combien Louis XV régnera-t-il ?

– Ah ! s’écria le jeune homme en montrant du doigt la
fenêtre qui venait tout à coup de s’ensevelir dans l’obscurité.

– Le roi est mort ! dit le vieillard en se levant avec
une sorte d’effroi.

Et tous deux gardèrent le silence pendant quelques minutes.

Tout à coup, un carrosse attelé de huit chevaux partit au
galop de la cour du palais. Deux piqueurs le précédaient, tenant chacun une
torche à la main. Dans le carrosse étaient le dauphin,Marie-Antoinette et
Madame Elisabeth, sœur du roi. La lumière des flambeaux éclairait sinistrement
leurs visages pâles. Le carrosse vint passer près des deux hommes,à dix pas du
banc.

– Vive le roi Louis XVI ! Vive la reine ! cria le
jeune homme d’une voix stridente, comme s’il insultait cette majesté nouvelle
au lieu de la saluer.

Le dauphin salua ; la reine montra son visage triste et
sévère. Le carrosse disparut.

– Mon cher monsieur Rousseau, dit alors le jeune homme,
voilà madame du Barry veuve.

– Demain, elle sera exilée, dit le vieillard. Adieu,
monsieur Marat…

FIN.

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