Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 38Le départ

Ce fut chez le tabellion une affaire bien promptement
réglée. Gilbert déposa, sous son nom, une somme de vingt mille moins quelques
cent livres destinée à subvenir aux frais d’éducation et d’entretien de
l’enfant, comme aussi à lui former un établissement de laboureur lorsqu’il
aurait atteint l’âge d’homme.

Gilbert régla éducation et entretien à la somme de cinq
cents livres par an, pendant quinze ans, et décida que le reste de l’argent serait
attribué à une dot quelconque ou à un achat d’établissement ou de terre.

Ayant ainsi pensé à l’enfant, Gilbert pensa aux nourriciers.
Il voulut que deux mille quatre cents livres fussent données aux Pitou par
l’enfant dès qu’il aurait atteint dix-huit ans. Jusque-là, maître Niquet ne
devait fournir les sommes annuelles que jusqu’à la concurrence de cinq cents
livres.

Maître Niquet devait jouir de l’intérêt de l’argent, pour
fruit de ses peines.

Gilbert se fit donner un reçu en bonne forme, de l’argent par
Niquet, de l’enfant par Pitou : Pitou ayant contrôlé la signature de
Niquet pour la somme ; Niquet, celle de Pitou pour l’enfant ; en
sorte qu’il put partir vers l’heure de midi, laissant Niquet dans l’admiration
de cette sagesse prématurée ; Pitou, dans la jubilation d’une fortune si
rapide.

Aux confins du village d’ Haramont, Gilbert crut qu’il se
séparait du monde entier. Rien pour lui n’avait plus ni signification ni
promesses. Il venait de divorcer avec la vie insouciante du jeune homme, et
d’accomplir une de ces actions sérieuses que les hommes pouvaient appeler un
crime, que Dieu pouvait punir d’un châtiment sévère.

Toutefois, confiant en ses propres idées, en ses propres
forces, Gilbert eut le courage de s’arracher des bras de maître Niquet, qui l’avait
accompagné, qui l’avait pris dans une amitié vive, et qui le tentait par mille
et mille séductions.

Mais l’esprit est capricieux, la nature humaine est sujette
aux faiblesses. Plus un homme a de volonté, de ressort spontanément, plus vite
lancé dans l’exécution des entreprises, il mesure la distance qui le sépare
déjà de son premier pas. C’est alors que s’inquiètent les meilleurs
courages ; c’est alors qu’ils se disent comme César :« Ai-je
bien fait de passer le Rubicon ? »

Gilbert, se trouvant sur la lisière de la forêt, tourna
encore une fois ses regards sur le taillis aux cimes rougissantes qui lui
cachaient tout Haramont, excepté le clocher. Ce tableau ravissant de bonheur et
de paix le plongea dans une rêverie pleine de regrets et de délices.

– Fou que je suis, se dit-il, où vais-je ? Dieu ne se
détourne-t-il pas avec colère dans la profondeur du ciel ?Quoi ! une
idée s’est offerte à moi ; quoi ! une circonstance a favorisé
l’exécution de cette idée ; quoi ! un homme suscité par Dieu pour
causer le mal que j’ai fait a consenti à réparer ce mal, et je me trouve
aujourd’hui possesseur d’un trésor et de mon enfant ! Ainsi,avec dix
mille livres – dix mille autres étant réservées à l’enfant – je puis ici vivre
comme un heureux cultivateur, parmi ces bons villageois, au sein de cette
nature sublime et féconde. Je puis m’ensevelir à jamais dans une douce
béatitude, travailler et penser, oublier le monde et m’en faire oublier ;
je puis, bonheur immense ! élever moi-même cet enfant et jouir ainsi de
mon ouvrage.

« Pourquoi non ? ces bonnes chances ne sont-elles
pas la compensation de toutes mes souffrances passées ?Oh ! oui, je
puis vivre ainsi ; oui, je puis me substituer, dans le partage, à cet
enfant que, d’ailleurs, j’aurai élevé moi-même, gagnant ainsi l’argent qui sera
donné à des mercenaires. Je puis avouer à maître Niquet que je suis son père,
je puis tout ! »

Et son cœur s’emplit peu à peu d’une joie indicible et d’un
espoir qu’il n’avait pas encore savouré, même dans les hallucinations les plus
riantes de ses rêves.

Tout à coup, le ver qui sommeillait au fond de ce beau fruit
se réveilla et montra sa tête hideuse ; c’était le remords,c’était la
honte, c’était le malheur.

– Je ne puis, se dit Gilbert en pâlissant. J’ai volé
l’enfant à cette femme, comme je lui ai volé son honneur… J’ai volé l’argent à
cet homme pour en faire, ai-je dit, une réparation. Je n’ai donc plus le droit
de m’en faire du bonheur à moi-même ; je n’ai pas non plus le droit de
garder l’enfant, puisqu’une autre ne l’aura pas. Il est à nous deux, cet
enfant, ou à personne.

Et, sur ces mots, douloureux comme des blessures, Gilbert se
releva désespéré ; son visage exprima alors les plus sombres,les plus
haineuses passions.

– Soit ! dit-il, je serai malheureux ; soit !
je souffrirai ; soit ! je manquerai de tous et de tout ; mais le
partage qu’il me fallait faire du bien, je veux le faire du mal.Mon
patrimoine, désormais, c’est la vengeance et le malheur. Ne crains rien,
Andrée, je partagerai fidèlement avec toi !

Il détourna sur la droite et, après s’être orienté par un
moment de réflexion, il s’enfonça dans les bois, où il marcha tout le jour pour
gagner la Normandie, qu’il avait supputé devoir rencontrer dans quatre jours de
marche.

Il possédait neuf livres et quelques sous. Son extérieur
était honnête, sa figure calme et reposée. Un livre sous le bras,il
ressemblait beaucoup à un étudiant de famille retournant dans la maison
paternelle.

Il prit l’habitude de marcher la nuit dans les beaux chemins
et de dormir le jour dans les prairies, aux rayons du soleil. Deux fois
seulement, la brise l’incommoda si fort, qu’il fut contraint d’entrer dans une
chaumière où, sur une chaise dans l’âtre, il dormit du meilleur de son cœur
sans s’apercevoir que la nuit était venue.

Il avait toujours une excuse et une destination.

– Je vais à Rouen, disait-il, chez mon oncle, et je viens de
Villers-Cotterêts : j’ai voulu, comme un jeune homme, faire la route à
pied pour me distraire.

Nul soupçon de la part des paysans ; le livre était une
contenance alors respectée. Si Gilbert voyait le doute voltiger sur quelques
bouches plus pincées, il parlait d’un séminaire où l’entraînait sa vocation.
C’était la déroute complète de toute mauvaise pensée.

Huit jours se passèrent ainsi, pendant lesquels Gilbert
vécut comme un paysan, dépensant dix sous par jour et faisant dix lieues de
pays. Il arriva en effet à Rouen, et là n’eut plus besoin de se renseigner ni
de chercher la route.

Le livre qu’il portait était un exemplaire de La Nouvelle
Héloïse richement relié. Rousseau lui avait fait ce présent et écrit son
nom sur la première feuille du livre.

Gilbert, réduit à quatre livres dix sous, déchira cette page
qu’il garda précieusement et vendit l’ouvrage à un libraire qui en donna trois
livres.

Ce fut ainsi que le jeune homme put arriver, trois autres
jours après, en vue du Havre et qu’il aperçut la mer au coucher du soleil.

Ses souliers étaient dans un état peu convenable pour un
jeune monsieur qui mettait coquettement le jour des bas de soie pour traverser
les villes ; mais Gilbert eut encore une idée. Il vendit ses bas de soie,
ou plutôt les troqua pour une paire de souliers irréprochables quant à la
solidité. Pour l’élégance, nous n’en parlerons pas.

Cette dernière nuit, il la passa dans Harfleur, logé, nourri
pour seize sous. Il mangea là des huîtres pour la première fois de sa vie.

– Un mets des riches, se dit-il, pour le plus pauvre des
hommes, tant il est vrai que Dieu n’a jamais fait que le bien,tandis que les
hommes ont fait le mal, selon la maxime de Rousseau.

À dix heures du matin, le 13 décembre, Gilbert entra dans le
Havre et, du premier abord, aperçut l’Adonis, beau brick de trois cents
tonneaux, qui se balançait dans le bassin.

Le port était désert. Gilbert s’y aventura par le moyen
d’une passerelle. Un mousse s’approcha de lui pour l’interroger.

– Le capitaine ? demanda Gilbert.

Le mousse fit un signe dans l’entrepont et, bientôt après,
une voix partie d’en bas cria :

– Faites descendre.

Gilbert descendit. On le mena dans une petite chambre toute construite
en bois d’acajou et meublée avec la plus sobre simplicité.

Un homme de trente ans, pâle, nerveux, l’œil vif et inquiet,
lisait une gazette sur une table d’acajou comme les cloisons.

– Que veut monsieur ? dit-il à Gilbert.

Gilbert fit signe à cet homme d’éloigner son mousse, et le
mousse partit en effet.

– Vous êtes le capitaine de l’Adonis, monsieur ?
dit Gilbert aussitôt.

– Oui, monsieur.

– C’est bien à vous alors qu’est adressé ce papier ?

Il tendit au capitaine le billet de Balsamo.

À peine eut-il vu l’écriture, que le capitaine se leva et
dit précipitamment à Gilbert avec un sourire plein d’affabilité :

– Ah ! vous aussi ?… Si jeune ? Bien !
bien !

Gilbert se contenta de s’incliner.

– Vous allez ?… dit-il.

– En Amérique.

– Vous partez ?…

– Quand vous partirez vous-même.

– Bien. Dans huit jours, alors.

– Que ferai-je pendant tout ce temps, capitaine ?

– Avez-vous un passeport ?

– Non.

– Alors, vous allez, ce soir même, revenir à bord, après
vous être promené toute la journée hors de la ville, à Sainte-Adresse, par
exemple. Ne parlez à personne.

– Il faut que je mange ; je n’ai plus d’argent.

– Vous allez dîner ici ; vous souperez ce soir.

– Et après ?

– Une fois embarqué, vous ne retournerez plus à terre ;
vous demeurerez caché ici ; vous partirez sans avoir revu le ciel… Une
fois en mer, à vingt lieues, alors, libre tant que vous voudrez.

– Bien.

– Faites donc aujourd’hui tout ce qu’il vous reste à faire.

– J’ai une lettre à écrire.

– Écrivez-la…

– Où ?

– Sur cette table… Voici plume, encre et papier ; la
poste est au faubourg, le mousse vous conduira.

– Merci, capitaine !

Gilbert, demeuré seul, écrivit une courte lettre sur
laquelle il mit cette suscription :

« Mademoiselle Andrée de Taverney, Paris, rue
Coq-Héron, 9, la première porte cochère en partant de la rue Plâtrière. »

Puis il serra cette lettre dans sa poche, mangea ce que le
capitaine lui-même lui servait, et suivit le mousse, qui le conduisit à la
poste, où la lettre fut jetée.

Tout le jour, Gilbert regarda la mer du haut des falaises.

À la nuit, il revint. Le capitaine le guettait et le fit
entrer dans le navire.

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