Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 4L’élixir de vie

On sait dans quelles dispositions Balsamo venait de rentrer
dans la chambre de Lorenza.

Il s’apprêtait donc à la réveiller pour lui faire les
reproches qui couvaient en sa sourde colère, et il était bien décidé à la punir
selon les conseils de cette colère, lorsqu’une triple secousse du plafond
l’avertit qu’ Althotas avait guetté sa rentrée et voulait lui parler.

Cependant Balsamo attendit encore ; il espérait ou
s’être trompé, ou que le signal n’était qu’accidentel, lorsque l’impatient
vieillard réitéra son appel coup sur coup ; de sorte que Balsamo,
craignant sans doute, soit qu’il ne descendît comme cela lui était arrivé
quelquefois, soit que Lorenza, réveillée par une influence contraire à la
sienne, ne prît connaissance de quelque nouvelle particularité non moins
dangereuse pour lui que ses secrets politiques ; de sorte que Balsamo,
disons-nous, après avoir, si l’on peut s’exprimer ainsi, chargé Lorenza d’une
nouvelle couche de fluide, sortit pour se rendre près d’ Althotas.

Il était temps qu’il arrivât ; la trappe était déjà à moitié
chemin du plafond. Althotas avait quitté son fauteuil roulant et se montrait
accroupi sur cette partie mobile du plancher qui s’élevait et descendait.

Il vit sortir Balsamo de la chambre de Lorenza.

Ainsi accroupi, le vieillard était à la fois terrible et
hideux à voir.

Sa blanche figure – dans quelques parties de cette figure
qui semblaient vivantes encore –  s’était empourprée du feu de la
colère ; ses mains, effilées et noueuses comme celles d’un squelette de
main humaine, tremblotaient en cliquetant ; ses yeux caves semblaient
vaciller dans leur orbite profonde et, dans une langue inconnue même de son
élève, il proférait contre lui les invectives les plus violentes.

Sorti de son fauteuil pour faire jouer le ressort, il
semblait ne vivre et ne se mouvoir qu’à l’aide de ses deux longs bras, grêles
et arrondis comme ceux de l’araignée ; et, sortant, comme nous l’avons
dit, de sa chambré inaccessible à tous, excepté à Balsamo, il était en train de
se transporter dans la chambre inférieure.

Pour que ce faible vieillard, si paresseux, eût quitté son
fauteuil, intelligente machine qui lui épargnait toute fatigue ; pour
qu’il eût consenti à accomplir un de ces actes de la vie vulgaire ; pour
qu’il se fût donné le souci et la fatigue d’opérer un pareil changement dans
ses habitudes, il fallait qu’une extraordinaire surexcitation l’eût fait sortir
de sa vie contemplative et forcé de rentrer dans la vie réelle.

Balsamo, surpris en quelque sorte en flagrant délit, s’en
montra d’abord étonné, puis inquiet.

– Ah ! s’écria Althotas, te voilà, fainéant ! te
voilà, lâche, qui abandonnes ton maître !

Balsamo, selon son habitude lorsqu’il parlait au vieillard,
appela toute sa patience à son aide :

– Mais, répliqua-t-il tout doucement, il me semble, mon ami,
que vous venez seulement d’appeler.

– Ton ami ! s’écria Althotas, ton ami ! vile
créature humaine ! Je crois que tu me parles, à moi, la langue de tes
semblables. Ami pour toi, je le crois bien. Plus qu’ami, père, père qui t’a
nourri, qui t’a élevé, instruit, enrichi. Mais ami pour moi,oh !
non ! car tu m’as délaissé, car tu m’affames, car tu m’assassines.

– Voyons, maître ; vous vous troublez la bile, vous
vous aigrissez le sang, vous vous rendez malade.

– Malade ! dérision ! ai-je été malade jamais,
sinon lorsque tu m’as fait participer, malgré moi, à quelques-unes des misères
de la sale condition humaine ? Malade ! as-tu oublié que c’est moi
qui guéris les autres ?

– Enfin, maître, repartit froidement Balsamo, me
voici : ne perdons pas le temps en vain.

– Oui, je te conseille de me rappeler cela ; le temps,
le temps que tu me forces à économiser, moi pour qui cette étoffe mesurée à
chaque créature ne devrait avoir ni fin ni limite ; oui, mon temps se
passe ; oui, mon temps se perd ; oui, mon temps, comme le temps des
autres, tombe minute par minute dans l’éternité, quand mon temps à moi devrait
être l’éternité elle-même !

– Allons, maître, dit Balsamo avec une inaltérable patience,
tout en abaissant la trappe jusqu’à terre, tout en se plaçant près de lui et
tout en faisant jouer le ressort qui le réintégrait dans son appartement,
allons, que vous faut-il ? Parlez. Vous dites que je vous affamé ;
mais est-ce que vous n’êtes pas dans votre quarantaine de diète absolue ?

– Oui, oui, sans doute ; l’œuvre de régénération est
commencée depuis trente-deux jours.

– Alors, dites-moi, de quoi vous plaignez-vous ? Je
vois là deux ou trois carafes d’eau de pluie, la seule que vous buviez.

– Sans doute ; mais te figures-tu que je sois un ver à
soie pour opérer seul cette grande œuvre du rajeunissement et de la
transformation ? Te figures-tu que, n’ayant plus de forces, je pourrai
composer seul mon élixir de vie ? Te figures-tu que, couché sur le flanc,
amolli par les boissons rafraîchissantes, ma seule nourriture,j’aurai l’esprit
bien présent, si tu ne m’y aides pas, pour faire, abandonné à mes seules
ressources, le minutieux travail de ma régénération, dans lequel,tu le sais
bien, malheureux, je dois être aidé et secouru par un ami ?

– Je suis là, maître, je suis là ; voyons, répondez,
dit Balsamo tout en réinstallant presque malgré lui le vieillard dans son
fauteuil, comme il eût fait d’un hideux enfant ; voyons,répondez, vous
n’avez pas manqué d’eau distillée, puisque, comme je vous le disais, j’en vois
là trois pleines carafes ; cette eau a bien été recueillie au mois de mai,
vous le savez ; voilà vos biscuits d’orge et de sésame ;je vous ai
déjà saigné deux fois sur trois et à chaque jour de décade, je vous ai moi-même
administré les gouttes blanches que vous avez prescrites.

– Oui, mais l’élixir ! l’élixir n’est pas
composé ; tu ne te rappelles pas cela, tu n’y étais pas :c’était ton
père, ton père, plus fidèle que toi ; mais, à ma dernière cinquantaine, je
composai l’élixir un mois d’avance. J’avais fait retraite sur le mont Ararat.
Un juif me fournit pour son poids en argent un enfant chrétien qui tétait
encore sa mère ; je le saignai selon le rite : je pris les trois
dernières gouttes de son sang artériel, et en une heure, mon élixir, auquel il
ne manquait plus que cet ingrédient, fut composé ; aussi ma régénération
de cinquantaine se passa-t-elle merveilleusement bien ; mes cheveux et mes
dents tombèrent pendant les convulsions qui succédèrent à l’absorption de cet
élixir bienheureux ; mais ils repoussèrent, les dents assez mal, je le
sais, parce que je négligeai cette précaution d’introduire mon élixir dans ma
gorge avec un conduit d’or. Mais mes cheveux et mes ongles repoussèrent dans
cette seconde jeunesse, et je me pris à revivre comme si j’avais quinze ans…
Mais voilà que j’ai revieilli de nouveau,  voilà que je touche au dernier
terme ; voilà que si l’élixir n’est pas prêt, que s’il n’est pas renfermé
dans cette bouteille, que si je ne donne pas tout soin à cette œuvre, la
science d’un siècle sera anéantie avec moi, et que ce secret admirable,
sublime, que je tiens, sera perdu pour l’homme, qui touche en moi et par moi à
la divinité ! Oh ! si j’y manque, oh ! si je me trompe,
oh ! si je faux, Acharat, c’est toi, toi qui en seras cause ; et, prends-y
garde, ma colère sera terrible, terrible !

Et, en prononçant ces derniers mots qui firent jaillir comme
une étincelle livide de sa prunelle mourante, le vieillard tomba dans une
petite convulsion à laquelle succéda un violent accès de toux.

Balsamo lui prodigua à l’instant même les soins les plus
empressés.

Le vieillard revint à lui ; sa pâleur était devenue de
la lividité. Ce faible accès avait épuisé ses forces à ce point qu’on eût pu
croire qu’il allait mourir.

– Voyons, maître, lui dit alors Balsamo, formulez ce que
vous voulez.

– Ce que je veux…, dit-il en regardant fixement Balsamo.

– Oui…

– Ce que je veux, le voici…

– Parlez, je vous écoute et je vous obéis, si la chose que
vous désirez est possible.

– Possible… possible ! murmura dédaigneusement le
vieillard. Tout est possible, tu le sais bien.

– Oui, sans doute, avec le temps et la science.

– La science, je l’ai ; le temps, je suis sur le point
de le vaincre ; ma dose a réussi ; mes forces sont presque totalement
disparues ; les gouttes blanches ont provoqué l’expulsion d’une partie des
restes de la nature vieillie. La jeunesse, pareille à cette sève des arbres en
mai, monte sous la vieille écorce et pousse, pour ainsi dire,l’ancien bois. Tu
remarqueras, Acharat, que les symptômes sont excellents : ma voix est affaiblie,
ma vue a baissé des trois quarts, je sens par intervalles ma raison
s’égarer ; la transition du chaud au froid m’est devenue insensible, il
est donc urgent pour moi d’achever mon élixir, afin que, le propre jour de ma
seconde cinquantaine, je passe de cent ans à vingt sans hésitation ; mes
ingrédients pour cet élixir sont préparés, le conduit est fait ; il ne
manque plus que les trois dernières gouttes de sang que je t’ai dit.

Balsamo fit un mouvement de répugnance.

– C’est bien, dit Althotas, renonçons à l’enfant, puisque tu
aimes mieux t’enfermer avec ta maîtresse que de me le chercher.

– Vous savez bien, maître, que Lorenza n’est point ma
maîtresse, répondit Balsamo.

– Ah ! ah ! ah ! fit Althotas, tu dis cela,
tu crois m’en imposer à moi comme à la multitude ; tu veux me faire croire
à la créature immaculée et tu es homme !

– Je vous jure, maître, que Lorenza est chaste comme la
sainte Mère de Dieu ; je vous jure qu’amour, désirs, voluptés terrestres,
j’ai tout sacrifié à mon œuvre ; car, moi aussi, j’ai mon œuvre
régénératrice ; seulement, au lieu de s’appliquer à moi seul,elle
s’appliquera au monde entier.

– Fou, pauvre fou ! s’écria Althotas ; je crois
qu’il va encore me parler de ses cataclysmes de cirons, de ses révolutions de
fourmis, quand je lui parle de la vie éternelle, de l’éternelle jeunesse.

– Qui ne peut s’acquérir qu’au prix d’un crime épouvantable,
et encore…

– Tu doutes, je crois que tu doutes, malheureux !

– Non, maître ; mais enfin, puisque vous renoncez à
votre enfant, dites, voyons, que vous faut-il ?

– Il me faut la première créature vierge qui te tombera sous
la main : homme ou femme, peu importe ; cependant une femme vaudrait
mieux. J’ai découvert cela à cause de l’affinité des sexes ;trouve-moi
donc cela, et hâte toi, car je n’ai plus que huit jours.

– C’est bien, maître, dit Balsamo ; je verrai, je
chercherai.

Un nouvel éclair, plus terrible que le premier, passa dans
les yeux du vieillard.

– Tu verras, tu chercheras ! s’écria-t-il ;
oh ! c’est donc là ta réponse. Je m’y attendais, d’ailleurs,et je ne sais
pas comment je m’en étonne. Et depuis quand, infime vermisseau,créature
parle-t-elle ainsi à son créateur ? Ah ! tu me vois sans  forces,
ah ! tu me vois couché, tu me vois sollicitant, et tu es assez sot pour me
croire à ta merci ? Oui ou non, Acharat, et n’aie dans les yeux ni
embarras ni mensonge ; car je vois et je lis dans ton cœur,car je te juge
et je te poursuivrai.

– Maître, répondit Balsamo, prenez garde. votre colère va
vous nuire.

– Réponds ! réponds !

– Je ne sais dire à mon maître que ce qui est vrai ; je
verrai si je puis vous procurer ce que vous désirez, sans nous nuire à tous
deux, sans nous perdre même. Je chercherai un homme qui nous vende la créature
dont vous avez besoin ; mais je ne prendrai pas le crime surmoi. Voilà
tout ce que je puis vous dire.

– C’est fort délicat, dit Althotas avec un rire amer.

– C’est ainsi, maître, dit Balsamo.

Althotas fit un effort si puissant, qu’à l’aide de ses deux
bras appuyés sur ceux de son fauteuil, il se dressa tout debout.

– Oui ou non ! dit-il.

– Maître, oui, si je trouve ; non, si je ne trouve pas.

– Alors, tu m’exposeras à la mort, misérable ; tu
économiseras trois gouttes de sang d’un animal immonde et nul comme la créature
qu’il me faut pour laisser tomber dans l’abîme éternel la créature parfaite que
je suis. Écoute, Acharat, je ne te demande plus rien, dit le vieillard avec un
sourire effrayant à voir ; non, je ne te demande absolument rien ;
j’attendrai ; mais, si tu ne m’obéis pas, je me servirai moi-même ;
si tu m’abandonnes, je me secourrai. Tu m’as entendu, n’est-ce pas ? Va,
maintenant.

Balsamo, sans rien répondre à cette menace, prépara autour
du vieillard ce qui lui était nécessaire ; il mit à sa portée la boisson
et la nourriture, s’acquitta de tous les soins, enfin, qu’un vigilant serviteur
aurait eus pour son maître, qu’un fils dévoué aurait eus pour son père ;
puis, absorbé dans une autre. pensée que celle qui torturait Althotas, il
baissa la trappe pour descendre, sans remarquer que l’œil ironique du vieillard
le suivait presque aussi loin qu’allaient son esprit et son cœur.

Althotas souriait encore comme un mauvais génie, lorsque
Balsamo se retrouva en face de Lorenza toujours endormie.

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