Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 28Le cas de conscience

Après avoir transcrit, avec ce soin méticuleux qui le
caractérisait, quelques pages de ses Rêveries d’un promeneur solitaire,
Rousseau venait de terminer un frugal déjeuner.

Quoiqu’une retraite lui eût été offerte par M. de Girardin
dans les délicieux jardins d’ Ermenonville, Rousseau, hésitant à se soumettre à
l’esclavage des grands, comme il disait dans sa monomanie misanthropique,
habitait encore ce petit logement de la rue Plâtrière que nous connaissons.

De son côté, Thérèse, ayant achevé de mettre en ordre le
petit ménage, venait de prendre son panier pour aller à la provision.

Il était neuf heures du matin.

La ménagère, selon son habitude, vint demander à Rousseau ce
qu’il préférait pour le dîner du jour.

Rousseau sortit de sa rêverie, leva lentement la tête et
regarda Thérèse comme fait un homme à moitié éveillé.

– Tout ce que vous voudrez, dit-il, pourvu qu’il y ait des
cerises et des fleurs.

– On verra, dit Thérèse, si tout cela n’est pas trop cher.

– Bien entendu, dit Rousseau.

– Car enfin, continua Thérèse, je ne sais pas si ce que vous
faites ne vaut rien, mais il me semble qu’on ne vous paie plus comme autrefois.

– Tu te trompes, Thérèse, on me paie le même prix ;
mais je me fatigue et travaille moins, et puis mon libraire est en retard avec
moi d’un demi-volume.

– Vous verrez que celui-là vous fera encore banqueroute.

– Il faut espérer que non, c’est un honnête homme.

– Un honnête homme, un honnête homme ! Quand vous avez
dit cela, vous croyez avoir tout dit.

– J’ai dit beaucoup, au moins, répliqua Rousseau en
souriant ; car je ne le dis pas de tout le monde.

– C’est pas étonnant : vous êtes si maussade !

– Thérèse, nous nous éloignons de la question.

– Oui, vous voulez vos cerises, gourmand ; vous voulez
vos fleurs, sybarite !

– Que voulez-vous ! ma bonne ménagère, répliqua
Rousseau avec une patience d’ange, j’ai le cœur et la tête si malades, que, ne
pouvant sortir, je me récréerai, du moins, à voir un peu de ce que Dieu jette à
pleines mains dans les campagnes.

En effet, Rousseau était pâle et engourdi, et ses mains
paresseuses feuilletaient un livre que ses yeux ne lisaient pas.

Thérèse secoua la tête.

– C’est bon, c’est bon, dit-elle, je sors pour une
heure ; souvenez-vous bien que je mets la clef sous le paillasson, et que,
si vous en avez besoin…

– Oh ! je ne sortirai pas, dit Rousseau.

– Je sais bien que vous ne sortirez pas, puisque vous ne
pouvez pas tenir debout ; mais je vous dis cela pour que vous fassiez un
peu attention aux gens qui peuvent venir et que vous ouvriez si l’on
sonne ; car, si l’on sonne, vous serez sûr que ce n’est pas moi.

– Merci, bonne Thérèse, merci ; allez.

La gouvernante sortit en grommelant selon son
habitude ; mais le bruit de son pas lourd et traînant se fit encore
entendre longtemps dans l’escalier.

Mais, aussitôt que la porte fut refermée, Rousseau profita
de son isolement pour s’étendre avec délices sur sa chaise, regarda les oiseaux
qui becquetaient sur la fenêtre un peu de mie de pain, et respira tout le
soleil qui filtrait entre les cheminées des maisons voisines.

Sa pensée, jeune et rapide, n’eut pas plus tôt senti la
liberté qu’elle ouvrit ses ailes comme faisaient ces passereaux après leurs
joyeux repas.

Tout à coup la porte d’entrée cria sur ses gonds et vint
arracher le philosophe à sa douce somnolence.

– Eh quoi ! se dit-il, déjà de retour !… me
serais-je endormi quand je croyais rêver seulement ?

La porte de son cabinet s’ouvrit lentement à son tour.

Rousseau tournait le dos à cette porte ; convaincu que
c’était Thérèse qui rentrait, il ne se dérangea même pas.

Il se fit un moment de silence.

Puis, au milieu de ce silence :

– Pardon, monsieur, dit une voix qui fit tressaillir le
philosophe.

Rousseau se retourna vivement.

– Gilbert ! dit-il.

– Oui, Gilbert ; encore une fois, pardon, monsieur
Rousseau.

C’était Gilbert, en effet.

Mais Gilbert hâve et les cheveux épars, cachant mal, sous
ses vêtements en désordre, ses membres amaigris et tremblotants ; Gilbert,
en un mot, dont l’aspect fit frémir Rousseau et lui arracha une exclamation de
pitié qui ressemblait à de l’inquiétude.

Gilbert avait le regard fixe et lumineux des oiseaux de
proie affamés ; un sourire de timidité affectée contrastait avec ce regard
comme ferait, avec le haut d’une tête sérieuse d’aigle, le bas d’une tête
railleuse de loup ou de renard.

– Que venez-vous faire ici ? s’écria vivement Rousseau,
qui n’aimait pas le désordre et le regardait chez autrui comme un indice de
mauvais dessein.

– Monsieur, répondit Gilbert, j’ai faim.

Rousseau frissonna en entendant le son de cette voix qui
proférait le plus terrible mot de la langue humaine.

– Et comment êtes-vous entré ici ? demanda-t-il. La
porte était fermée.

– Monsieur, je sais que madame Thérèse met ordinairement la
clef sous le paillasson ; j’ai attendu que madame Thérèse fût sortie, car
elle ne m’aime pas et aurait peut-être refusé de me recevoir ou de m’introduire
près de vous ; alors, vous sachant seul, j’ai monté, j’ai pris la clef
dans la cachette, et me voici.

Rousseau se souleva sur les deux bras de son fauteuil.

– Écoutez-moi, dit Gilbert, un moment, un seul moment, et je
vous jure, monsieur Rousseau, que je mérite d’être entendu.

– Voyons, répondit Rousseau saisi de stupeur à la vue de
cette figure qui n’offrait plus aucune expression des sentiments communs à la
généralité des hommes.

– J’aurais dû commencer par vous dire que je suis réduit à
une telle extrémité, que je ne sais si je dois voler, me tuer ou faire pis
encore… Oh ! ne craignez rien, mon maître et mon protecteur,dit Gilbert d’une
voix pleine de douceur ; car je crois, en y réfléchissant, que je n’aurai
pas besoin de me tuer et que je mourrai bien sans cela… Depuis huit jours que
je me suis enfui de Trianon, je parcours les bois et les plaines sans manger
autre chose que des légumes verts ou quelques fruits sauvages dans les bois. Je
suis sans forces. Je tombe de fatigue et d’inanition. Quant à voler, ce n’est
pas chez vous que je le tenterai ; j’aime trop votre maison,monsieur
Rousseau. Quant à cette troisième chose, oh ! pour l’accomplir…

– Eh bien ? fit Rousseau.

– Eh bien, il me faudrait une résolution que je viens
chercher ici.

– Êtes-vous fou ? s’écria Rousseau.

– Non, monsieur ; mais je suis bien malheureux, bien
désespéré, et je me serais noyé dans la Seine ce matin, sans une réflexion qui
m’est venue.

– Laquelle ?

– C’est que vous avez écrit : « Le suicide est un
vol fait au genre humain. »

Rousseau regarda le jeune homme comme pour lui dire :
«Avez-vous l’amour-propre de croire que c’est à vous que je pensais en écrivant
cela ? »

– Oh ! je comprends, murmura Gilbert.

– Je ne crois pas, dit Rousseau.

– Vous voulez dire : « Est-ce que votre mort, à
vous, misérable qui n’êtes rien, qui ne possédez rien, qui ne tenez à rien,
serait un événement ? »

– Ce n’est point de cela qu’il s’agit, dit Rousseau honteux
d’être deviné ; mais vous aviez faim, je crois ?

– Oui, je l’ai dit.

– Eh bien, puisque vous saviez où est la porte, vous savez
aussi où est le pain : allez au buffet, prenez du pain, et partez.

Gilbert ne bougea point.

– Si ce n’est pas du pain qu’il vous faut, si c’est de
l’argent, je ne vous crois pas assez méchant pour maltraiter un vieillard qui
fut votre protecteur, dans la maison même qui vous a donné asile.
Contentez-vous donc de ce peu… Tenez.

Et, fouillant à sa poche, il lui présenta quelques pièces de
monnaie.

Gilbert lui arrêta la main.

– Oh ! dit-il avec une douleur poignante, ce n’est ni
d’argent ni de pain qu’il s’agit ; vous n’avez pas compris ce que je
voulais dire quand je parlais de me tuer. Si je ne me tue pas,c’est que
maintenant ma vie peut être utile à quelqu’un, c’est que ma mort volerait
quelqu’un, monsieur. Vous qui connaissez toutes les lois sociales,toutes les
obligations naturelles, est-il en ce monde un lien qui puisse rattacher à la
vie un homme qui veut mourir ?

– Il en est beaucoup, dit Rousseau.

– Être père, murmura Gilbert, est-ce un de ces
liens-là ? Regardez-moi en me répondant, monsieur Rousseau,que je voie la
réponse dans vos yeux.

– Oui, balbutia Rousseau ; oui, bien certainement. À
quoi bon cette question de votre part ?

– Monsieur, vos paroles vont être un arrêt pour moi, dit
Gilbert ; pesez-les donc bien, je vous en conjure,monsieur ; je suis
si malheureux, que je voudrais me tuer ; mais… mais, j’ai un enfant !

Rousseau fit un bond d’étonnement sur son fauteuil.

– Oh ! ne me raillez pas, monsieur, dit humblement
Gilbert ; vous croiriez ne faire qu’une égratignure à mon cœur, et vous
l’ouvririez comme avec un poignard : je vous le répète, j’ai un enfant.

Rousseau le regarda sans lui répondre.

– Sans cela, je serais déjà mort, continua Gilbert ;
dans cette alternative, je me suis dit que vous me donneriez un bon conseil, et
je suis venu.

– Mais, demanda Rousseau, pourquoi donc ai-je des conseils à
vous donner, moi ? est-ce que vous m’avez consulté quand vous avez fait la
faute ?

– Monsieur, cette faute…

Et Gilbert, avec une expression étrange, s’approcha de
Rousseau.

– Eh bien ? fit celui-ci.

– Cette faute, reprit Gilbert, il y a des gens qui
l’appellent un crime.

– Un crime ! raison de plus alors pour que vous ne m’en
parliez pas. Je suis un homme comme vous, et non un confesseur.D’ailleurs, ce
que vous me dites ne m’étonne point ; j’ai toujours prévu que vous
tourneriez mal ; vous êtes une méchante nature.

– Non, monsieur, répondit Gilbert en secouant
mélancoliquement la tête. Non, monsieur, vous vous trompez ;j’ai l’esprit
faux ou plutôt faussé ; j’ai lu beaucoup de livres qui m’ont prêché
l’égalité des castes, l’orgueil de l’esprit, la noblesse des instincts ;
ces livres, monsieur, étaient signés de si illustres noms, qu’un pauvre paysan
comme moi a bien pu s’égarer… Je me suis perdu.

– Ah ! ah ! je vois où vous voulez en venir,
monsieur Gilbert.

– Moi ?

– Oui ; vous accusez ma doctrine ; n’avez-vous pas
le libre arbitre ?

– Je n’accuse pas, monsieur ; je vous dis ce que j’ai
lu ; ce que j’accuse, c’est ma crédulité ; j’ai cru,j’ai
failli ; il y a deux causes à mon crime : vous êtes la première, et
je viens d’abord à vous ; j’irai ensuite à la seconde, mais à son tour et
quand il en sera temps.

– Enfin, voyons, que me demandez-vous ?

– Ni bienfait, ni abri, ni pain même, quoique je sois
abandonné, affamé ; non, je vous demande un soutien moral, je vous demande
une sanction de votre doctrine, je vous demande de me rendre par un mot toute
ma force, qui s’est brisée, non pas par l’inanition, en mes bras et en mes
jambes, mais par le doute, en ma tête et en mon cœur. Monsieur Rousseau, je
vous adjure donc de me dire si ce que j’éprouve depuis huit jours est la
douleur de la faim, dans les muscles de mon estomac, ou si c’est la torture du
remords, dans les organes de ma pensée. J’ai engendré un enfant,monsieur, en
commettant un crime ; eh bien, maintenant, dites-moi, faut-il que je
m’arrache les cheveux dans un désespoir amer et que je me roule sur le sable en
criant : « Pardon ! » ou faut-il que je crie,comme la
femme de l’Écriture, en disant : « J’ai fait comme tout le
monde ; s’il en est parmi les hommes un meilleur que moi,qu’il me
lapide ? » En un mot, monsieur Rousseau, vous qui avez dû éprouver ce
que j’éprouve, répondez à cette question. Dites, dites, est-il naturel qu’un
père abandonne son enfant ?

Gilbert n’eut pas plus tôt prononcé cette parole, que
Rousseau devint plus pâle que Gilbert ne l’était lui-même, et que,perdant toute
contenance :

– De quel droit me parlez-vous ainsi ? balbutia-t-il.

– C’est parce que, étant chez vous, monsieur Rousseau, dans
cette mansarde où vous m’aviez donné l’hospitalité, j’ai lu ce que vous
écriviez sur ce sujet ; parce que vous avez déclare que les enfants nés
dans la misère sont à l’État, qui doit en prendre soin ; parce que, enfin,
vous vous êtes toujours regardé comme un honnête homme, bien que vous n’ayez
pas reculé devant l’abandon des enfants qui vous étaient nés.

– Malheureux, dit Rousseau, tu avais lu mon livre et tu
viens me tenir un pareil langage !

– Eh bien ? fit Gilbert.

– Eh bien, tu n’es qu’un mauvais esprit joint à un mauvais
cœur.

– Monsieur Rousseau !

– Tu as mal lu dans mes livres, comme tu lis mal dans la vie
humaine ! Tu n’as vu que la surface des feuillets, comme tu ne vois que
celle du visage ! Ah ! tu crois me rendre solidaire de ton crime en
me citant les livres que j’ai écrits ; en me disant :« Vous
avouez avoir fait ceci, donc, je puis le faire ! » Mais,malheureux !
ce que tu ne sais pas, ce que tu n’as pas lu dans mes livres, ce que tu n’as
point deviné, c’est que la vie entière de celui que tu as pris pour exemple,
cette vie de misère et de souffrance, je pouvais l’échanger contre une
existence dorée, voluptueuse, pleine de faste et de plaisir. Ai-je moins de
talent que M. de Voltaire, et ne pouvais-je pas produire autant que lui ?
En m’appliquant moins que je ne le fais, ne pouvais-je pas vendre mes livres
aussi cher qu’il vend les siens et forcer l’argent à venir rouler dans mon
coffre, en tenant sans cesse un coffre à moitié plein à la disposition de mes
libraires ? L’or attire l’or : ne le sais-tu pas ?J’aurais eu
une voiture pour promener une jeune et belle maîtresse et, crois-le bien, ce
luxe n’eût point tari en moi la source d’une intarissable poésie.N’ai-je plus
de passions ? Dis ! Regarde bien mes yeux qui, à soixante ans,
brillent encore des feux de la jeunesse et du désir ? Toi qui as lu ou
copié mes livres, voyons, ne te rappelles-tu pas que malgré le déclin des ans,
malgré des maux très réels et très graves, mon cœur, toujours jeune, semble
avoir hérité, pour mieux souffrir, hérité toutes les forces du reste de mon
organisation ? Accablé d’infirmités qui m’empêchent de marcher, je me sens
plus de vigueur et de vie pour absorber la douleur que je n’en eus jamais dans
la fleur de mon âge pour accueillir les rares félicités que j’ai reçues de
Dieu.

– Je sais tout cela, monsieur, dit Gilbert. Je vous ai vu de
près et vous ai compris.

– Alors, si tu m’as vu de près, alors, si tu m’as compris,
ma vie n’a-t-elle pas pour toi une signification qu’elle n’a pas pour les
autres ? Cette abnégation étrange qui n’est pas dans ma nature ne te
dit-elle pas que j’ai voulu expier…

– Expier ! murmura Gilbert.

– N’as-tu pas compris, continua le philosophe, que, cette
misère m’ayant forcé tout d’abord de prendre une détermination excessive, je
n’avais plus trouvé ensuite d’autre excuse à cette détermination que le
désintéressement et la persévérance dans la misère ? N’as-tu pas compris
que j’ai puni mon esprit par l’humiliation ? Car c’était mon esprit qui
était coupable ; mon esprit, qui avait eu recours aux paradoxes pour se
justifier, tandis que, d’un autre côté, je punissais mon cœur parla perpétuité
du remords.

– Ah ! s’écria Gilbert, c’est ainsi que vous me
répondez ! c’est ainsi que, vous autres philosophes, qui jetez des
préceptes écrits au genre humain, vous nous plongez dans le désespoir, en nous
condamnant si nous nous irritons. Eh ! que m’importe, à moi,votre humiliation,
du moment qu’elle est secrète, votre remords, dès qu’il est caché !
Oh ! malheur, malheur à vous, malheur ! et que les crimes commis en
votre nom retombent sur votre tête !

– Sur ma tête, dites-vous, la malédiction et le châtiment à
la fois, car vous oubliez le châtiment, oh ! ce serait trop ! Vous
qui avez péché comme moi, vous condamnez-vous aussi sévèrement que moi !

– Plus sévèrement encore, dit Gilbert ; car ma
punition, à moi, sera terrible ; car, à présent que je n’ai plus foi en
rien, je me laisserai tuer par mon adversaire, ou plutôt par mon ennemi ;
suicide que ma misère me conseille, que ma conscience me pardonne ; car,
maintenant, ma mort n’est plus un vol fait à l’humanité, et vous avez écrit là
une phrase que vous ne pensiez pas.

– Arrête, malheureux ! dit Rousseau, arrête ;
n’as-tu pas fait assez de mal avec l’imbécile crédulité ?Faut-il que tu
en fasses plus encore avec le scepticisme stupide ? Tu m’as parlé d’un
enfant ? Tu m’as dit que tu étais ou que tu allais être père ?

– Je l’ai dit, répéta Gilbert.

– Sais-tu bien ce que c’est, murmura Rousseau à voix basse,
que d’entraîner avec soi, non pas dans la mort, mais dans la honte,des
créatures nées pour respirer librement et purement le grand air de la vertu,
que Dieu donne pour dot à tout homme sortant du sein de sa mère ? Écoute
cependant combien ma situation est horrible : quand j’ai abandonné mes
enfants, j’ai compris que la société, que toute supériorité blesse,allait me
jeter cette injure à la face comme un reproche infamant ;alors je me suis
justifié avec des paradoxes ; alors j’ai employé dix ans de ma vie à
donner des conseils aux mères pour l’éducation de leurs enfants,moi qui
n’avais pas su être père ; à la patrie pour la formation des citoyens
forts et honnêtes, moi qui avais été faible et corrompu. Puis, un jour, le
bourreau qui venge la société, la patrie et l’orphelin, le bourreau, ne pouvant
s’en prendre à moi, s’en est pris à mon livre, et l’a brûlé comme une honte
vivante pour le pays dont ce livre avait empoisonné l’air. Choisis,devine,
juge ; ai-je bien fait dans l’action ? Ai-je fait mal dans les
préceptes ? Tu ne réponds pas ; Dieu lui-même serait
embarrassé ; Dieu, qui tient en ses mains l’inflexible balance du juste et
de l’injuste. Eh bien, moi, j’ai un cœur qui résout la question, et ce cœur me
dit là, au fond de ma poitrine : « Malheur à toi, père dénaturé, qui
as abandonné tes enfants ; malheur à toi si tu rencontres la jeune
prostituée qui rit impudemment le soir au coin d’un carrefour, car c’est peut-être
ta fille abandonnée que la faim a poussée à l’infamie ;malheur à toi si
tu rencontres dans la rue le voleur qu’on arrête, rouge encore de son larcin,
car celui-là est peut-être ton fils abandonné, que la faim a poussé au
crime ! »

À ces mots, Rousseau, qui s’était soulevé, retomba dans son
fauteuil.

– Et, cependant, continua-t-il d’une voix brisée qui avait
l’accent d’une prière, moi, je n’ai point été coupable autant qu’on pourrait le
croire ; moi, j’ai vu une mère sans entrailles, de moitié dans ma complicité,
oublier, comme font les animaux, et je me suis dit :« Dieu a permis
que la mère oublie, c’est donc qu’elle doit oublier. » Eh bien, je me suis
trompé à ce moment, et, aujourd’hui que tu m’as entendu dire à toi ce que je
n’ai jamais dit à personne, aujourd’hui tu n’as plus le droit de t’abuser.

– Ainsi, demanda le jeune homme en fronçant le sourcil, vous
n’eussiez jamais abandonné vos enfants si vous aviez eu de l’argent pour les
nourrir ?

– Seulement le strict nécessaire, non, jamais, je le jure,
jamais !

Et Rousseau étendit solennellement sa main tremblante vers
le ciel.

– Vingt mille livres, demanda Gilbert, est-ce assez pour
nourrir son enfant ?

– Oui, c’est assez, dit Rousseau.

– Bien, dit Gilbert, merci, monsieur ; maintenant, je
sais ce qui me reste à faire.

– Et, dans tous les cas, jeune comme vous l’êtes, avec votre
travail, vous pouvez nourrir votre enfant, dit Rousseau. Mais vous avez parlé
de crime ; on vous cherche, on vous poursuit peut-être…

– Oui, monsieur.

– Eh bien, cachez-vous ici, mon enfant ; le petit
grenier est toujours libre.

– Vous êtes un homme que j’aime, mon maître ! s’écria
Gilbert, et l’offre que vous me faites me comble de joie ; je ne vous
demande, en effet, qu’un abri ; quant à mon pain, je le gagnerai ;
vous savez que je ne suis pas un paresseux.

– Eh bien, dit Rousseau d’un air inquiet, si la chose est
convenue ainsi, montez là-haut ; que madame Rousseau ne vous voie pas
ici ; elle ne monte plus au grenier, puisque, depuis votre départ, nous
n’y serrons plus rien ; votre paillasse y est restée,arrangez-vous du
mieux possible.

– Merci, monsieur ; cela étant ainsi, je serai plus
heureux que je ne le mérite.

– Maintenant, est-ce là tout ce que vous désirez ? dit
Rousseau en poussant du regard Gilbert hors de la chambre.

– Non, monsieur ; mais encore un mot, s’il vous plaît.

– Dites.

– Vous m’avez un jour, à Luciennes, accusé de vous avoir
trahi ; je ne trahissais personne, monsieur, je suivais mon amour.

– Ne parlons plus de cela. Est-ce tout ?

– Oui ; maintenant, monsieur Rousseau, quand on ne sait
pas l’adresse de quelqu’un à Paris, est-il possible de se la procurer ?

– Sans doute, quand cette personne est connue.

– Celle dont je veux parler est fort connue.

– Son nom ?

– M. le comte Joseph Balsamo.

Rousseau frissonna ; il n’avait pas oublié la séance de
la rue Plâtrière.

– Que voulez-vous à cet homme ? demanda-t-il.

– Une chose toute simple. Je vous avais accusé, vous, mon
maître, d’être moralement la cause de mon crime, puisque je croyais n’avoir obéi
qu’à la loi naturelle.

– Et je vous ai détrompé ? s’écria Rousseau tremblant à
l’idée de cette responsabilité.

– Vous m’avez éclairé, du moins.

– Eh bien, que voulez-vous dire ?

– Que mon crime a non seulement eu une cause morale, mais
une cause physique.

– Et ce comte de Balsamo est la cause physique, n’est-ce
pas ?

– Oui. J’ai copié des exemples, j’ai saisi une occasion, et,
en cela, je le reconnais maintenant, j’ai agi en animal sauvage, et non en
homme. L’exemple, c’est vous ; l’occasion, c’est M. le comte de Balsamo.
Où demeure-t-il ? le savez-vous ?

– Oui.

– Donnez-moi son adresse, alors.

– Rue Saint-Claude, au Marais.

– Merci, je vais chez lui de ce pas.

– Prenez garde, mon enfant, s’écria Rousseau en le retenant,
c’est un homme puissant et profond.

– Ne craignez rien, monsieur Rousseau, je suis résolu, et
vous m’avez appris à me posséder.

– Vite, vite, montez là-haut ! s’écria Rousseau,
j’entends se fermer la porte de l’allée ; c’est sans doute madame Rousseau
qui rentre ; cachez-vous dans ce grenier jusqu’à ce qu’elle soit revenue
ici ; ensuite vous sortirez.

– La clef, s’il vous plaît ?

– Au clou, dans la cuisine, comme d’habitude.

– Adieu, monsieur, adieu.

– Prenez du pain, je vous préparerai du travail pour cette
nuit.

– Merci !

Et Gilbert s’esquiva si légèrement, qu’il était déjà dans
son grenier avant que Thérèse eût monté le premier étage.

Muni du précieux renseignement que lui avait donné Rousseau,
Gilbert ne fut pas long à exécuter son projet.

En effet, Thérèse n’eut pas plus tôt refermé la porte de son
appartement, que le jeune homme, qui, de la porte de la mansarde,avait suivi
tous ses mouvements, descendit l’escalier avec autant de rapidité que s’il
n’eût pas été affaibli par un long jeûne. Il avait la tête pleine d’idées d’espérance,
de rancunes, et derrière tout cela planait une ombre vengeresse qui
l’aiguillonnait de ses plaintes et de ses accusations.

Il arriva rue Saint-Claude dans un état difficile à décrire.

Comme il entrait dans la cour de l’hôtel, Balsamo reconduisait
jusqu’à la porte le prince de Rohan, qu’un devoir de politesse avait amené chez
son généreux alchimiste.

Or, comme le prince en sortait, s’arrêtant une dernière fois
pour renouveler ses remerciements à Balsamo, le pauvre enfant,déguenillé, s’y
glissait comme un chien, n’osant regarder autour de lui de peur de s’éblouir.

Le carrosse du prince Louis l’attendait au boulevard ;
le prélat traversa lestement l’espace qui le séparait de sa voiture, qui partit
avec rapidité dès que la portière fut refermée sur lui.

Balsamo l’avait suivi d’un regard mélancolique et, quand la
voiture eut disparu, il se tourna vers le perron.

Sur ce perron était une espèce de mendiant dans l’attitude
de la supplication.

Balsamo marcha à lui ; quoique sa bouche fût muette,
son regard expressif interrogeait.

– Un quart d’heure d’audience, s’il vous plaît, monsieur le
comte, dit le jeune homme aux habits déguenillés.

– Qui êtes-vous, mon ami ? demanda Balsamo avec une
suprême douceur.

– Ne me reconnaissez-vous pas ? demanda Gilbert.

– Non ; mais n’importe, venez, répliqua Balsamo sans
s’inquiéter de la mine étrange du solliciteur, non plus que de ses vêtements et
de son importunité.

Et, marchant devant lui, il le conduisit dans la première
chambre, où, s’étant assis, sans changer de ton et de visage :

– Vous demandiez si je vous reconnaissais ? dit-il.

– Oui, monsieur le comte.

– En effet, il me semble vous avoir vu quelque part.

– À Taverney, monsieur, lorsque vous y vîntes, la veille du
jour du passage de la dauphine.

– Que faisiez-vous à Taverney ?

– J’y demeurais.

– Comme serviteur de la famille ?

– Non pas ; comme commensal.

– Vous avez quitté Taverney ?

– Oui, monsieur, voilà près de trois ans.

– Et vous êtes venu ?…

– À Paris, où d’abord j’ai étudié chez M. Rousseau ;
après quoi, j’ai été placé dans les jardins de Trianon en qualité
d’aide-jardinier-fleuriste, par la protection de M. de Jussieu.

– Voilà de beaux noms que vous me citez là, mon ami. Que me
voulez vous ?

– Je vais vous le dire.

Et, faisant une pause, il fixa sur Balsamo un regard qui ne
manquait pas de fermeté.

– Vous rappelez-vous, continua-t-il, être venu à Trianon
pendant la nuit du grand orage, il y aura vendredi six semaines ?

Balsamo devint sombre, de sérieux qu’il était.

– Oui, je me souviens, dit-il ; m’auriez-vous vu, par
hasard ?

– Je vous ai vu.

– Alors, vous venez pour vous faire payer le secret ?
dit Balsamo d’un ton menaçant.

– Non, monsieur ; car ce secret, j’ai plus d’intérêt
encore que vous à le garder.

– Alors vous êtes celui qu’on nomme Gilbert ? dit
Balsamo.

– Oui, monsieur le comte.

Balsamo enveloppa de son regard profond et dévorant le jeune
homme dont le nom emportait une accusation si terrible.

Il fut surpris, lui qui se connaissait en hommes, de
l’assurance de son maintien, de la dignité de sa parole.

Gilbert s’était posé devant une table sur laquelle il ne
s’appuyait pas ; une de ses mains effilées, blanches même malgré
l’habitude des travaux rustiques, était cachée dans sa poitrine ; l’autre
tombait avec grâce à son côté.

– Je vois à votre contenance, dit Balsamo, ce que vous venez
faire ici : vous savez qu’une dénonciation terrible a été faite contre
vous par mademoiselle de Taverney, qu’avec l’aide de la science j’ai forcée de
dire la vérité ; vous venez me reprocher ce témoignage,n’est-ce
pas ? cette évocation d’un secret qui, sans moi, fût resté enveloppé dans
les ténèbres comme dans une tombe ?

Gilbert se contenta de secouer la tête.

– Vous auriez tort cependant, continua Balsamo ; car,
en admettant que j’eusse voulu vous dénoncer sans y être forcé par mon intérêt,
à moi que l’on accusait ; en admettant que je vous eusse traité en ennemi,
que je vous eusse attaqué tandis que je me contentais de me défendre ; en
admettant, dis-je, tout cela, vous n’avez le droit de rien dire,car, en
vérité, vous avez commis une lâche action.

Gilbert froissa rudement sa poitrine avec ses ongles, mais
il ne répondit encore rien.

– Le frère vous poursuivra, et la sœur vous fera tuer,
reprit Balsamo, si vous avez l’imprudence de vous promener comme vous faites
dans les rues de Paris.

– Oh ! quant à cela, peu m’importe, dit Gilbert.

– Comment, peu vous importe ?

– Oui ; j’aimais mademoiselle Andrée ; je l’aimais
comme elle ne sera aimée de personne ; mais elle m’a méprisé,moi qui
avais des sentiments si respectueux pour elle ; elle m’a méprisé, moi qui
déjà deux fois l’avais tenue entre mes bras, sans même oser approcher mes
lèvres du bas de sa robe.

– C’est cela, et vous lui avez fait payer ce respect :
vous vous êtes vengé de ses mépris, par quoi ? par un guet-apens.

– Oh ! non, non ; le guet-apens ne vient pas de
moi ; une occasion de commettre le crime m’a été fournie.

– Par qui ?

– Par vous.

Balsamo se redressa comme si un serpent l’eût piqué.

– Par moi ? s’écria-t-il.

– Par vous, oui, monsieur, par vous, répéta Gilbert ;
monsieur, vous avez endormi mademoiselle Andrée ; puis vous vous êtes
enfui ; à mesure que vous vous éloigniez, les jambes lui manquaient ;
elle a fini par tomber. Je l’ai prise dans mes bras alors pour la reporter dans
sa chambre ; j’ai senti sa chair près de ma chair : un marbre fût
devenu vivant !… moi, qui aimais, j’ai cédé à mon amour.Suis-je donc
aussi criminel qu’on le dit, monsieur ? Je vous le demande à vous, à vous
la cause de mon malheur.

Balsamo reporta sur Gilbert son regard chargé de tristesse
et de pitié.

– Tu as raison, enfant, dit-il, c’est moi qui ai causé ton
crime et l’infortune de cette jeune fille.

– Et, au lieu d’y porter remède, vous qui êtes un homme si puissant
et qui devriez être si bon, vous avez aggravé le malheur de la jeune fille,
vous avez suspendu la mort sur la tête du coupable.

– C’est vrai, répliqua Balsamo, et tu parles sagement.
Depuis quelque temps, vois-tu, jeune homme, je suis une créature maudite, et
tous mes desseins en sortant de mon cerveau, prennent des formes menaçantes et
nuisibles ; cela tient à des malheurs que, moi aussi, j’ai subis, et que
tu ne comprends pas. Toutefois, ce n’est point une raison pour que je fasse
souffrir les autres : que demandes-tu ? Voyons.

– Je vous demande le moyen de tout réparer, monsieur le
comte, crime et malheur.

– Tu aimes cette jeune fille ?

– Oh ! oui.

– Il y a bien des sortes d’amour. De quel amour
l’aimes-tu ?

– Avant de la posséder, je l’aimais avec délire ;
aujourd’hui, je l’aime avec fureur. Je mourrais de douleur si elle me recevait
avec colère ; je mourrais de joie si elle me permettait de baiser ses
pieds.

– Elle est fille noble, mais elle est pauvre, dit Balsamo
réfléchissant.

– Oui.

– Cependant, son frère est un homme de cœur que je crois peu
entiché du vain privilège de la noblesse. Qu’arriverait-il si tu demandais à ce
frère d’épouser sa sœur ?

– Il me tuerait, répondit froidement Gilbert ;
cependant, comme je désire plutôt la mort que je ne la crains, si vous me
conseillez de faire cette demande, je la ferai.

Balsamo réfléchit.

– Tu es un homme d’esprit, dit-il, et l’on dirait encore que
tu es un homme de cœur, bien que tes actions soient vraiment criminelles, ma
complicité à part. Eh bien, va trouver, non pas M. de Taverney le fils, mais le
baron de Taverney, son père, et dis-lui, dis-lui, entends-tu bien,que le jour
où il t’aura permis d’épouser sa fille, tu apporteras une dot à mademoiselle
Andrée.

– Je ne puis pas dire cela, monsieur le comte : je n’ai
rien.

– Et moi, je te dis que tu lui porteras en dot cent mille
écus que je te donnerai pour réparer le malheur et le crime, ainsi que tu le
disais tout à l’heure.

– Il ne me croira pas, il me sait pauvre.

– Eh bien, s’il ne te croit pas, tu lui montreras ces
billets de caisse, et, en les voyant, il ne doutera plus.

En disant ces mots, Balsamo ouvrit le tiroir d’une table et
compta trente billets de caisse de dix mille livres chacun.

Puis il les remit à Gilbert.

– Et c’est de l’argent, cela ? demanda le jeune homme.

– Lis.

Gilbert jeta un avide regard sur la liasse qu’il tenait à la
main et reconnut la vérité de ce que lui disait Balsamo.

Un éclair de joie brilla dans ses yeux.

– Il serait possible ! s’écria-t-il. Mais non, une
pareille générosité serait trop sublime.

– Tu es défiant, dit Balsamo ; tu as raison, mais
habitue-toi à choisir tes sujets de défiance. Prends donc ces cent mille écus,
et va chez M. de Taverney.

– Monsieur, dit Gilbert, tant qu’une pareille somme m’aura
été donnée sur une simple parole, je ne croirai pas à la réalité de ce don.

Balsamo prit une plume et écrivit :

« Je donne en dot à Gilbert, le jour où il signera son
contrat de mariage avec mademoiselle Andrée de Taverney, la somme de cent mille
écus que je lui ai remise d’avance, dans l’espoir d’une heureuse négociation.

« Joseph
Balsamo. »

– Prends ce papier, va, et ne doute plus.

Gilbert reçut le papier d’une main tremblante.

– Monsieur, dit-il, si je vous dois un pareil bonheur, vous serez
le dieu que j’adorerai sur la terre.

– Il n’y a qu’un Dieu qu’il faille adorer, répondit
gravement Balsamo, et ce n’est pas moi. Allez, mon ami.

– Une dernière grâce, monsieur ?

– Laquelle ?

– Donnez-moi cinquante livres.

– Tu me demandes cinquante livres quand tu en tiens trois
cent mille entre tes mains ?

– Ces trois cent mille livres ne seront à moi, dit Gilbert,
que le jour où mademoiselle Andrée consentira à m’épouser.

– Et pourquoi faire ces cinquante livres ?

– Afin que j’achète un habit décent avec lequel je puisse me
présenter chez le baron.

– Tenez, mon ami. voilà, dit Balsamo.

Et il lui donna les cinquante livres qu’il désirait.

Là-dessus, il congédia Gilbert d’un signe de tête, et, du
même pas lent et triste, il rentra dans ses appartements.

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