Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 14Les évanouissements d’Andrée

Taverney, lorsqu’il eut repris ses sens et approfondi ce
qu’il appelait son malheur, comprit que le moment était venu d’avoir une
explication sérieuse avec la cause première de tant d’alarmes.

En conséquence, bouillant de colère et d’indignation, il se
dirigea vers la demeure d’Andrée.

La jeune fille donnait la dernière main à sa toilette,
levant ses bras arrondis pour boucler derrière l’oreille deux tresses de
cheveux rebelles.

Andrée entendit le pas de son père dans l’antichambre, au
moment où, son livre sous le bras, elle allait franchir le seuil de son
appartement.

– Ah ! bonjour, Andrée, dit M. de Taverney ; vous
sortez ?

– Oui, mon père.

– Seule ?

– Vous voyez.

– Vous êtes donc encore seule ?

– Depuis la disparition de Nicole, je n’ai pas repris de
fille de chambre.

– Mais vous ne pouvez vous habiller, Andrée, cela vous fait
tort ; une femme ainsi mise n’a aucun succès à la cour ;je vous
avais recommandé tout autre chose, Andrée.

– Pardon, mon père, mais madame la dauphine m’attend.

– Je vous assure, Andrée, répliqua Taverney s’échauffant à
mesure qu’il parlait, je vous assure, mademoiselle, qu’avec cette simplicité,
vous finirez par être ridiculisée ici.

– Mon père…

– Le ridicule tue partout, et fait plus à la cour.

– Monsieur, j’aviserai. Mais, pour l’instant, madame la
dauphine me saura gré de me vêtir moins élégamment, en faveur de mon
empressement à me rendre auprès d’elle.

– Allez donc et revenez, je vous prie, aussitôt que vous
serez libre ; car j’ai à vous entretenir d’une affaire sérieuse.

– Oui, mon père, dit Andrée.

Et elle essaya de continuer son chemin.

Le baron la regardait de tous ses yeux.

– Attendez, attendez, cria-t-il, vous ne pouvez sortir
ainsi ; vous avez oublié votre rouge, mademoiselle ; vous êtes d’une
pâleur repoussante.

– Moi, mon père ? fit Andrée s’arrêtant.

– Mais, en vérité, quand vous vous regardez au miroir, à
quoi pensez-vous donc ? Vos joues sont blanches comme cire,vos yeux
cernés d’un demi-pied. On ne sort pas comme cela, mademoiselle,sous peine de
faire peur aux gens.

– Je n’ai plus le temps de rien changer à ma toilette, mon
père.

– C’est odieux, en vérité, c’est odieux ! s’écria
Taverney en haussant les épaules ; il n’y a qu’une femme comme celle-là au
monde, et je l’ai pour fille ! Quelle atroce chance !Andrée !
Andrée !

Mais Andrée était déjà au bas de l’escalier.

Elle se retourna.

– Au moins, s’écria Taverney, dites que vous êtes
malade ; rendez-vous intéressante, mordieu ! si vous ne voulez pas
vous faire belle !

– Oh ! quant à cela, mon père, ce me sera chose facile,
et je dirai que je suis malade sans mentir, car je me sens réellement
souffrante en ce moment.

– Bien, grommela le baron ; il ne nous manque plus que
cela… malade !

Puis, entre ses dents :

– Peste soit des bégueules ! ajouta-t-il.

Et il rentra dans la chambre de sa fille, où minutieusement
il s’occupa de chercher tout ce qui pouvait aider ses conjectures et lui faire
une opinion.

Pendant ce temps, Andrée traversait l’esplanade et longeait
les parterres. Elle levait parfois la tête pour chercher en l’air de plus
vigoureuses aspirations ; car le parfum des fleurs nouvelles montait trop
violemment à son cerveau et en ébranlait chaque fibre.

Ainsi frappée, chancelante sous le soleil, et cherchant un
appui autour d’elle, la jeune fille parvint, en combattant un malaise inconnu,
jusqu’aux antichambres de Trianon, où madame de Noailles, de boutsur le seuil
du cabinet de la dauphine, fit comprendre du premier mot à Andrée qu’il était
l’heure et qu’on l’attendait.

En effet, l’abbé ***, lecteur en titre de la princesse,
déjeunait avec Son Altesse royale, qui admettait souvent à de pareilles faveurs
les personnes de son intimité.

L’abbé vantait l’excellence de ces pains au beurre que les
ménagères allemandes savent entasser si industrieusement autour d’une tasse de
café à la crème.

L’abbé parlait au lieu de lire et racontait à la dauphine
toutes les nouvelles de Vienne qu’il avait recueillies chez les gazetiers et
chez les diplomates ; car, à cette époque, la politique se faisait en
plein air, aussi bonne, ma foi, que dans les antres les plus secrets des
chancelleries, et il n’était point rare, au ministère, d’apprendre des
nouvelles que ces messieurs du Palais-Royal ou des quinconces de Versailles
avaient devinées, sinon forgées.

L’abbé causait surtout des dernières rumeurs d’une émeute
clandestine à propos de la cherté des grains, émeute, disait-il,que M. de
Sartine avait arrêtée tout net en faisant conduire à la Bastille cinq des plus
forts accapareurs.

Andrée entra : la dauphine, elle aussi, avait ses jours
de fantaisie et de migraine ; l’abbé l’avait intéressée :le livre
d’Andrée arrivant après la causerie l’ennuya.

En conséquence, elle dit à sa lectrice en second de faire en
sorte de ne pas manquer l’heure, ajoutant que telle chose bonne ensoi l’était
surtout dans son opportunité.

Andrée, confuse du reproche et pénétrée surtout de
l’injustice, ne répliqua rien, quoiqu’elle eût pu dire qu’elle avait été
retenue par son père et forcée de venir lentement, attendu qu’elle était
souffrante.

Non, troublée, oppressée, elle pencha la tête, et, comme ci
elle allait mourir, ferma les yeux et perdit l’équilibre.

Sans madame de Noailles, elle tombait.

– Que vous avez peu de maintien, mademoiselle ! murmura
madame l’Étiquette.

Andrée ne répondit pas.

– Mais, duchesse, elle se trouve mal ! s’écria la
dauphine en se levant pour courir à Andrée.

– Non, non, répliqua vivement Andrée, les yeux pleins de
larmes, non, Votre Altesse, je suis bien, ou plutôt je suis mieux.

– Mais elle est blanche comme son mouchoir, duchesse, voyez
donc. Au fait, c’est ma faute, je l’ai grondée. Pauvre enfant,asseyez-vous, je
le veux.

– Madame…

– Voyons, quand j’ordonne !… Donnez-lui votre pliant,
l’abbé.

Andrée s’assit, et peu à peu, sous la douce influence de
cette bonté, son esprit se rasséréna, les couleurs remontèrent à ses joues.

– Eh bien, mademoiselle, pouvez-vous lire, maintenant ?
demanda la dauphine.

– Oh ! oui, bien certainement ; je l’espère, du
moins.

Et Andrée ouvrit le livre à l’endroit où elle avait
abandonné sa lecture de la veille, et, d’une voix qu’elle essayait de poser
pour la rendre la plus intelligible et la plus agréable possible,elle
commença.

Mais à peine ses regards eurent-ils parcouru la valeur de
deux ou trois pages, que des petits atomes noirs voltigeant devant ses yeux se
mirent à tourbillonner, à trembloter, et devinrent indéchiffrables.

Andrée pâlit de nouveau ; une sueur froide monta de sa
poitrine à son front, et ce cercle noir que Taverney reprochait si amèrement
aux paupières de sa fille s’agrandit, s’agrandit de telle façon,que la
dauphine, à qui l’hésitation d’Andrée avait fait lever la tête,s’écria :

– Encore !… Voyez, duchesse, en vérité cette enfant est
malade, elle perd connaissance.

Et, cette fois, la dauphine elle-même recourut à un flacon
de sels qu’elle fit respirer à sa lectrice. Ainsi ranimée, Andrée voulut
essayer de ramasser le livre, mais ce fut en vain ; ses mains avaient
conservé un tremblement nerveux que rien ne put apaiser durant quelques
minutes.

– Décidément, duchesse, dit la dauphine, Andrée est
souffrante, et je ne veux pas qu’elle aggrave son mal en restant ici.

– Alors il faut que mademoiselle retourne promptement chez
elle, fit la duchesse.

– Et pourquoi cela, madame ? demanda la dauphine.

– Parce que, répliqua la dame d’honneur avec une profonde
révérence, parce que c’est ainsi que commence la petite vérole.

– La petite vérole ?…

– Oui, des évanouissements, des syncopes, des frissons.

L’abbé se crut essentiellement compromis dans le danger que
signalait madame de Noailles, car il leva le siège et, grâce à la liberté que
lui donnait cette indisposition d’une femme, il s’esquiva sur la pointe du pied
et si adroitement, que personne ne remarqua sa disparition.

Lorsque Andrée se vit pour ainsi dire entre les bras de la
dauphine, la honte d’avoir incommodé à ce point une aussi grande princesse lui
rendit des forces, ou plutôt du courage ; elle s’approcha donc de la
fenêtre pour respirer.

– Ce n’est pas ainsi qu’il faut prendre l’air, ma chère
demoiselle, dit madame la dauphine ; retournez chez vous, je vous ferai
accompagner.

– Oh ! je vous assure, madame, dit Andrée, que me voilà
tout à fait remise ; j’irai bien chez moi seule, puisque Votre Altesse
veut bien me donner la permission de me retirer.

– Oui, oui et, soyez tranquille, reprit la dauphine, on ne
vous grondera plus, puisque vous êtes si sensible, petite rusée.

Andrée, touchée de cette bonté, qui ressemblait à une amitié
de sœur, baisa la main de sa protectrice et sortit de l’appartement, tandis que
la dauphine la suivait des yeux avec inquiétude.

Lorsqu’elle fut au bas des degrés, la dauphine lui cria de
la fenêtre :

– Ne rentrez pas tout de suite, mademoiselle, promenez-vous
un peu dans les parterres, ce soleil vous fera du bien.

– Oh ! mon Dieu, madame, que de grâces ! murmura
Andrée.

– Et puis faites-moi le plaisir de me renvoyer l’abbé, qui
fait là-bas son cours de botanique dans un carré de tulipes de Hollande.

Andrée, pour aller joindre l’abbé, fut contrainte de faire
un détour ; elle traversa le parterre.

Elle allait tête baissée, un peu lourde encore du poids des
étourdissements étranges qui la faisaient souffrir depuis le matin ; elle
ne donnait aucune attention aux oiseaux qui se poursuivaient effarouchés sur
les haies et les charmilles en fleurs, ni aux abeilles bourdonnant sur le thym
et le lilas.

Elle ne remarquait pas même, à vingt pas d’elle, deux hommes
qui causaient ensemble, et dont l’un la suivait d’un regard troublé et inquiet.

C’étaient Gilbert et M. de Jussieu.

Le premier, appuyé sur sa bêche, écoutait le savant
professeur, qui lui expliquait la manière d’arroser les plantes légères, de
façon à ce que l’eau passât seulement par les terres sans y séjourner.

Gilbert semblait écouter la démonstration avec avidité, et
M. de Jussieu ne trouvait rien que de naturel dans cette ardeur pour la
science, car la démonstration était de celles qui soulèvent les
applaudissements sur les bancs des écoliers, dans un cours public ; or,
pour un pauvre garçon jardinier, n’était-ce point une bonne fortune
inappréciable que la leçon d’un si grand maître donnée en présence même de la
nature ?

– Vous avez, voyez-vous, mon enfant, vous avez ici quatre
sortes de terrains, disait M. de Jussieu, et, si je voulais, j’en découvrirais
dix autres mêlés à ces quatre principaux. Mais, pour l’apprenti jardinier, la
distinction serait un peu subtile. Toujours est-il que le fleuriste doit goûter
la terre, comme le jardinier doit goûter les fruits. Vous m’entendez bien,
n’est-ce pas, Gilbert ?

– Oui, monsieur, répondit Gilbert, les yeux fixes, la bouche
entrouverte, car il avait vu Andrée et, placé comme il l’était, il pouvait
continuer à la regarder sans laisser au professeur le soupçon que sa démonstration
n’était pas religieusement écoutée et comprise.

– Pour goûter la terre, dit M. de Jussieu, toujours abusé
par l’hiatus de Gilbert, renfermez-en une poignée dans un clayon,versez
quelques gouttes d’eau doucement par-dessus et goûtez cette eau lorsqu’elle
sortira filtrée par la terre même en dessous du clayon. Les saveurs salines, ou
âcres, ou fades, ou parfumées de certaines essences naturelles s’approprieront
à merveille aux sucs des plantes que vous voulez y faire pousser ; car,
dans la nature, dit M. Rousseau, votre ancien patron, tout n’est qu’analogie,
assimilation, tendance à l’homogénéité.

– Oh ! mon Dieu ! s’écria Gilbert en étendant les
bras devant lui.

– Qu’y a-t-il donc ?

– Elle s’évanouit, monsieur, elle s’évanouit !

– Qui cela ? Êtes-vous fou ?

– Elle, elle !

– Elle ?

– Oui, reprit vivement Gilbert, une dame.

Et son épouvante et sa pâleur l’eussent trahi aussi bien que
le mot elle, si M. de Jussieu n’eût pas détourné les yeux de dessus lui
pour suivre la direction de sa main.

En suivant cette direction, M. de Jussieu vit, en effet,
Andrée qui s’était traînée derrière une charmille et qui, arrivée là, était
tombée sur un banc et qui, là, demeurait immobile et près de perdre le dernier
souffle de sentiment qui lui restât.

C’était l’heure à laquelle le roi avait l’habitude de faire
sa visite à madame la dauphine et débouchait par le verger, passant du grand au
petit Trianon.

Sa Majesté déboucha donc tout à coup.

Elle tenait une pêche vermeille, miracle de précocité, et se
demandait, en vrai roi égoïste, s’il ne vaudrait pas beaucoup mieux, pour le
bonheur de la France, que cette pêche fût savourée par lui que par madame la
dauphine.

L’empressement de M. de Jussieu à courir vers Andrée, que le
roi, avec sa vue faible, distinguait à peine et ne reconnaissait pas du
tout ; les cris étouffés de Gilbert qui indiquaient la terreur la plus
profonde, accélérèrent la marche de Sa Majesté.

– Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? demanda Louis XV en
s’approchant de la charmille, dont il n’était plus séparé que parla largeur
d’une allée.

– Le roi ! s’écria M. de Jussieu soutenant dans ses
bras la jeune fille.

– Le roi ! murmura Andrée en s’évanouissant tout à
fait.

– Mais qui donc est là ? répéta Louis XV ; une
femme ? Que lui arrive-t-il, à cette femme ?

– Sire, un évanouissement.

– Ah ! voyons, dit Louis XV.

– Elle est sans connaissance, sire, ajouta M. de Jussieu en
montrant la jeune fille étendue raide et immobile sur le banc où il venait de
la déposer.

Le roi s’approcha, reconnut Andrée et s’écria en
frissonnant :

– Encore !… Oh ! mais c’est épouvantable,
cela ; quand on a de pareilles maladies, on reste chez soi ; ce n’est
pas propre de mourir comme cela toute la journée devant le monde !

Et Louis XV rebroussa chemin pour gagner le pavillon du
petit Trianon, en grommelant mille choses désagréables pour la pauvre Andrée.

M. de Jussieu, qui ignorait les antécédents, demeura un
instant stupéfait ; puis, se retournant et voyant Gilbert à dix pas dans
l’attitude de la crainte et de l’anxiété :

– Arrive ici, Gilbert, cria-t-il ; tu es fort ; tu
vas emporter mademoiselle de Taverney jusque chez elle.

– Moi ! s’écria Gilbert frémissant, moi, l’emporter, la
toucher ? Non, non, elle ne me le pardonnerait pas ;non,
jamais !

Et il s’enfuit éperdu en appelant au secours.

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