Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 40À bord

Dès ce moment, la maison d’Andrée fut silencieuse et morne
comme un tombeau.

La nouvelle de la mort de son fils eût tué Andrée peut-être.
C’eut été une de ces douleurs sourdes, lentes, qui minent perpétuellement. La
lettre de Gilbert fut un coup si violent, qu’il surexcita dans l’âme généreuse
d’Andrée tout ce qu’il y restait de forces et de sentiments offensifs.

Revenue à elle, elle chercha des yeux son frère et la colère
qu’elle lut dans ses yeux fut une nouvelle source de courage pour elle-même.

Elle attendit que ses forces fussent revenues assez
complètes pour que sa voix ne tremblât plus ; et alors,prenant la main de
Philippe :

– Mon ami, dit-elle, vous me parliez ce matin du monastère
de Saint Denis, où madame la dauphine m’a fait accorder une cellule ?

– Oui, Andrée.

– Vous m’y conduirez aujourd’hui même, s’il vous plaît.

– Merci, ma sœur.

– Vous, docteur, reprit Andrée, pour tant de bontés, de
dévouement, de charité, un remerciement serait une stérile récompense. Votre
récompense, à vous, docteur, ne peut se trouver sur la terre.

Elle vint à lui et l’embrassa.

– Ce petit médaillon, dit-elle, renferme mon portrait, que
ma mère fit faire quand j’avais deux ans ; il doit ressembler à mon
fils : gardez-le, docteur, pour qu’il vous parle quelquefois de l’enfant
que vous avez mis au jour et de la mère que vous avez sauvée par vos soins.

Cela dit, sans s’attendrir elle-même, Andrée acheva ses
préparatifs de voyage et, le soir, à six heures, elle franchissait,sans oser
lever la tête, le guichet du parloir de Saint-Denis, aux grilles duquel
Philippe, incapable de maîtriser son émotion, disait lui-même un adieu
peut-être éternel.

Tout à coup la force abandonna la pauvre Andrée ; elle
revint à son frère en courant, les bras ouverts ; lui aussi tendait ses
mains vers elle. Ils se rencontrèrent, malgré le froid obstacle de la grille,
et sur leurs joues brûlantes leurs larmes se confondirent.

– Adieu ! adieu ! murmura Andrée, dont la douleur
éclata en sanglots.

– Adieu ! répondit Philippe étouffant son désespoir.

– Si tu retrouves jamais mon fils, dit Andrée tout bas, ne
permet pas que je meure sans l’avoir embrassé.

– Sois tranquille. Adieu ! adieu !

Andrée s’arracha des bras de son frère et, soutenue par une
sœur converse, elle s’avança, le regardant toujours dans l’ombre profonde du
monastère.

Tant qu’il put la voir, il lui fit signe de la tête, puis
avec son mouchoir qu’il agitait. Enfin, il recueillit un dernier adieu qu’elle
lui lança du fond de la route obscure. Alors une porte de fer tomba entre eux
avec un bruit lugubre et ce fut tout.

Philippe prit la poste à Saint-Denis même ; son portemanteau
en croupe, il courut toute la nuit, tout le jour suivant, et arriva au Havre à
la nuit de ce lendemain. Il coucha dans la première hôtellerie qui se trouva
sur son passage et, le lendemain, au point du jour, il s’informait sur le port
des départs les plus prochains pour l’Amérique.

Il lui fut répondu que le brick l’Adonis appareillait
le jour même pour New-York. Philippe alla trouver le capitaine, qui terminait
ses derniers préparatifs, se fit admettre comme passager en payant le prix de
la traversée ; puis, ayant écrit une dernière fois à madame la dauphine
pour lui témoigner de son dévouement respectueux et de sa reconnaissance, il
envoya ses bagages dans sa chambre à bord et s’embarqua lui-même à l’heure de
la marée.

Quatre heures sonnaient à la tour de François Ier quand l’Adonis
sortit du chenal avec ses huniers et sa misaine. La mer était d’un bleu sombre,
le ciel rouge à l’horizon. Philippe, accoudé sur le bastingage,après avoir
salué les rares passagers ses compagnons de voyage, regardait les côtes de
France qui s’embrumaient de fumées violettes, à mesure que, prenant plus de
toile, le brick cinglait plus rapidement à droite, dépassant La Hève et gagnant
la pleine mer.

Bientôt, côtes de France, passagers, océan, Philippe ne vit
plus rien. La nuit sombre avait tout enseveli dans ses grandes ailes.

Philippe s’alla enfermer dans le petit lit de sa chambre
pour relire la copie de la lettre qu’il avait envoyée à la dauphine, et qui
pouvait passer pour une prière adressée au Créateur aussi bien que pour un
adieu adressé aux créatures.

« Madame, avait-il écrit, un homme sans espoir et sans
soutien s’éloigne de vous avec le regret d’avoir si peu fait pour Votre Majesté
future. Cet homme s’en va dans les tempêtes et les orages de lamer, tandis que
vous restez dans les périls et les tourments du gouvernement.Jeune, belle,
adorée, entourée d’amis respectueux et de serviteurs idolâtres,vous oublierez
celui que votre royale main avait daigné soulever au-dessus de la foule ;
moi je ne vous oublierai jamais ; moi, je vais aller dans un nouveau monde
étudier les moyens de vous servir plus efficacement sur votre trône. Je vous
lègue ma sœur, pauvre fleur abandonnée, qui n’aura plus d’autre soleil que
votre regard. Daignez parfois l’abaisser jusqu’à elle, et, au sein de votre
joie, de votre toute-puissance, dans le concert des vœux unanimes,comptez, je
vous en conjure, la bénédiction d’un exilé que vous n’entendrez pas, et qui,
peut être, ne vous verra plus. »

À la fin de cette lecture, le cœur de Philippe se
serra : le bruit mélancolique du vaisseau gémissant, l’éclat des vagues
qui venaient se briser en jaillissant contre le hublot, composaient un ensemble
qui eût attristé des imaginations plus riantes.

La nuit se passa longue et douloureuse pour le jeune homme.
Une visite que lui rendit au matin le capitaine ne le remit pas dans une
situation d’esprit plus satisfaisante. Cet officier lui déclara que la plupart
des passagers craignaient la mer et demeuraient dans leur chambre,que la
traversée promettait d’être courte mais pénible, à cause de la violence du
vent.

Philippe prit dès lors l’habitude de dîner avec le
capitaine, de se faire servir à déjeuner dans sa chambre, et, ne se sentant pas
lui-même très endurci contre les incommodités de la mer, il prit l’habitude de
passer quelques heures sur le tillac, couché dans son grand manteau d’officier.
Le reste du temps, il l’employait à se faire un plan de conduite pour l’avenir
et à soutenir son esprit par de solides lectures. Quelquefois il rencontrait
les passagers ses compagnons. C’étaient deux dames qui allaient recueillir un
héritage dans le nord de l’Amérique, et quatre hommes, dont l’un,déjà vieux,
avait deux fils avec lui. Tels étaient les passagers des premières chambres. De
l’autre côté, Philippe aperçut une fois quelques hommes de tournure et de mise
plus communes ; il ne trouva rien là qui occupât son attention.

À mesure que l’habitude diminuait les souffrances, Philippe
reprenait de la sérénité comme le ciel. Quelques beaux jours, purs et exempts
d’orages, annoncèrent aux passagers l’approche des latitudes tempérées. Alors
on demeura plus longtemps sur le pont ; alors, même pendant la nuit,
Philippe, qui s’était fait une loi de ne communiquer avec personne,et qui
avait caché, même au capitaine, son nom, pour n’avoir de conversation sur aucun
sujet qu’il redoutait d’aborder, Philippe entendait, de sa chambre,des pas
au-dessus de sa tête ; il entendait même la voix du capitaine se promenant
sans doute avec quelque passager. C’était une raison pour lui de ne pas monter.
Il ouvrait alors son hublot pour aspirer un peu de fraîcheur, et attendait le
lendemain.

Une seule fois, la nuit, n’entendant ni colloques ni
promenades, il monta sur le pont. La nuit était tiède, le ciel couvert, et
derrière le vaisseau, dans le sillage, on voyait sourdre, du milieu des
tourbillons, des milliers de grains phosphorescents. Cette nuit avait paru,
sans doute, trop noire et trop orageuse aux passagers, car Philippe n’en vit
aucun sur la dunette. Seulement, à l’avant, sur la proue, penché sur le mât de
beaupré, dormait ou rêvait une figure noire, que Philippe distingua péniblement
dans l’ombre, quelque passager de la seconde chambre, sans doute,quelque
pauvre exilé qui regardait en avant, désirant le port de l’Amérique, tandis que
Philippe regrettait le port de France.

Philippe regarda longtemps ce voyageur immobile dans sa
contemplation ; puis le froid du matin le saisit ; il se préparait à
rentrer dans sa cabine… Cependant, le passager de l’avant observait aussi le ciel
qui commençait à blanchir. Philippe entendit le capitaine s’approcher, il se
retourna.

– Vous prenez le frais, capitaine ? dit-il.

– Monsieur, je me lève.

– Vous avez été devancé par vos passagers, comme vous voyez.

– Par vous ; mais les officiers sont matineux comme les
marins.

– Oh ! non seulement par moi…, dit Philippe. Voyez,
là-bas, cet homme qui rêve si profondément ; c’est un de vos passagers
aussi, n’est-ce pas ?

Le capitaine regarda et parut surpris.

– Qui est cet homme ? demanda Philippe.

– Un… marchand, dit le capitaine avec embarras.

– Qui court après la fortune ? murmura Philippe. Ce
brick va trop lentement pour lui.

Le capitaine, au lieu de répondre, alla tout à l’avant
trouver ce passager, auquel il dit quelques mots, et Philippe le vit disparaître
dans l’entrepont.

– Vous avez troublé son rêve, dit Philippe au capitaine
quand ce dernier l’eut rejoint ; il ne me gênait pas,pourtant.

– Non, monsieur, je l’ai averti que le froid du matin est
dangereux dans ces parages : les passagers de seconde classe n’ont pas,
comme vous, de bons manteaux.

– Où sommes-nous, capitaine ?

– Monsieur, nous verrons demain les Açores, à l’une
desquelles nous ferons un peu d’eau fraîche, car il fait bien chaud.

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