Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 15Le docteur Louis

À quelques pas de l’endroit où Andrée s’était évanouie,
travaillaient deux aides jardiniers, qui accoururent aux cris de Gilbert et,
s’étant mis aux ordres de M. de Jussieu, transportèrent Andrée dans sa chambre,
tandis que Gilbert suivait de loin, et la tête baissée, ce corps inerte, morne,
comme l’assassin qui marche derrière le corps de sa victime.

M. de Jussieu, arrivé au perron des communs, débarrassa les
jardiniers de leur fardeau ; Andrée venait d’ouvrir les yeux.

Le bruit des voix et cet empressement significatif qui a
lieu autour de tout accident attira M. de Taverney hors de la chambre : il
vit sa fille, chancelante encore, essayer de se redresser pour monter les degrés
avec l’appui de M. de Jussieu.

Il accourut en demandant, comme le roi :

– Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ?

– Rien, mon père, répliqua faiblement Andrée, un malaise,
une migraine.

– Mademoiselle est votre fille, monsieur ? dit M. de
Jussieu en saluant le baron.

– Oui, monsieur.

– Je ne puis donc la laisser en de meilleures mains ;
mais, au nom du Ciel, consultez un médecin.

– Oh ! ce n’est rien, dit Andrée.

Et Taverney répéta :

– Certainement, ce n’est rien.

– Je le souhaite, dit M. de Jussieu ; mais, en vérité,
mademoiselle était bien pâle.

Et, là-dessus, après avoir donné la main à Andrée jusqu’au
haut du perron, M. de Jussieu prit congé.

Le père et la fille demeurèrent seuls.

Taverney, qui, pendant l’absence d’Andrée, avait mis
certainement le temps à profit pour de bonnes réflexions, vint prendre la main
d’Andrée, restée debout, la conduisit à un sofa, la fit asseoir et s’assit près
d’elle.

– Pardon, monsieur, dit Andrée ; mais soyez assez bon
pour ouvrir la fenêtre ; je manque d’air.

– C’est que je voulais causer un peu sérieusement avec vous,
Andrée, et, dans cette cage que l’on vous a donnée pour demeure, un souffle
s’entend de tous les côtés ; mais il n’importe, je parlerai bas.

Et il ouvrit la fenêtre.

Puis, revenant s’asseoir en secouant la tête près de sa
fille :

– Il faut avouer, dit-il, que le roi, qui nous avait d’abord
témoigné tant d’intérêt, ne fait pas preuve de galanterie en vous laissant
habiter un pareil taudis.

– Mon père, répondit Andrée, il n’y a pas de logement à
Trianon ; vous savez que c’est le grand défaut de cette résidence.

– Qu’il n’y ait pas de logement pour d’autres, dit Taverney
avec un sourire insinuant, je le concevrais à la rigueur, ma fille ; mais,
pour vous, en vérité, je ne le conçois pas.

– Vous avez trop bonne opinion de moi, monsieur, répliqua
Andrée en souriant, et, malheureusement, tout le monde n’est pas comme vous.

– Tous ceux qui vous connaissent, ma fille, sont, au
contraire, comme moi.

Andrée s’inclina comme elle eût fait pour remercier un
étranger ; car ces compliments, de la part de son père,commençaient à lui
donner quelque inquiétude.

– Et, continua Taverney avec son même ton doucereux, et… le
roi vous connaît, je suppose ?

Et, tout en parlant, il dardait sur la jeune fille un regard
dont l’inquisition était insupportable.

– Mais le roi me connaît à peine, répliqua Andrée le plus
naturellement du monde, et je suis peu de chose pour lui, à ce que je présume.

Ces mots firent bondir le baron.

– Peu de chose ! s’écria-t-il ; mais, en vérité,
je ne conçois rien à vos paroles, mademoiselle ; peu de chose ! par
exemple, vous mettez un bien bas prix à votre personne !

Andrée regarda son père avec étonnement.

– Oui, oui, continua le baron, je le dis et je le répète,
vous êtes d’une modestie qui va jusqu’à l’oubli de la dignité personnelle.

– Oh ! monsieur, vous exagérez tout : le roi s’est
intéressé aux malheurs de notre famille, c’est vrai ; le roi a daigné
faire quelque chose pour nous ; mais il y a tant d’infortunes autour du
trône de Sa Majesté, il s’échappe tant de largesses de sa main royale, que
l’oubli devait nécessairement nous envelopper après le bienfait.

Taverney regarda fixement sa fille, et non sans une certaine
admiration de sa réserve et de sa discrétion impénétrable.

– Voyons, lui dit-il en se rapprochant d’elle, voyons, ma
chère Andrée, votre père sera le premier solliciteur qui s’adresse à vous et, à
ce titre, j’espère que vous ne le repousserez pas.

Andrée, à son tour, regarda son père en femme qui demande
une explication.

– Voyons, continua-t-il, nous vous en prions tous,
intercédez pour nous, faites quelque chose pour votre famille…

– Mais à quel propos me dites-vous cela ? Mais que
voulez-vous donc que je fasse ? s’écria Andrée, stupéfaite du ton et du
sens des paroles.

– Êtes-vous disposée, oui ou non, à demander quelque chose
pour moi et pour votre frère ? Dites.

– Monsieur, répondit Andrée, je ferai tout ce que vous
m’ordonnerez de faire ; mais, en vérité, ne craignez-vous pas que nous ne
paraissions trop avides ? Déjà le roi m’a fait don d’une parure qui vaut,
dites-vous, plus de cent mille livres. Sa Majesté a, en outre,promis un
régiment à mon frère ; nous absorbons ainsi une part considérable des
bienfaits de la cour.

Taverney ne put retenir un éclat de rire strident et
dédaigneux.

– Ainsi, dit-il, vous trouvez que c’est assez payé,
mademoiselle ?

– Je sais, monsieur, que vos services valent beaucoup,
répondit Andrée.

– Eh ! s’écria Taverney impatienté, qui diable vous
parle de mes services ?

– Mais de quoi me parlez-vous donc, alors ?

– En vérité, vous jouez avec moi un jeu de dissimulation
absurde !

– Qu’ai-je donc à dissimuler, mon Dieu ? demanda
Andrée.

– Mais je sais tout, ma fille !

– Vous savez ?…

– Tout, vous dis-je.

– Tout, quoi, monsieur ?

Et le visage d’Andrée se couvrit d’une rougeur instinctive
née de cette attaque grossière à la plus pudique des consciences.

Le respect du père envers l’enfant arrêta Taverney sur la
pente devenue si rapide de ses interrogations.

– Allons ! soit, tant qu’il vous plaira, dit-il ;
vous voulez faire la réservée, à ce qu’il paraît, la mystérieuse ! soit.
Vous laissez croupir votre père et votre frère dans l’obscurité de l’oubli,
c’est bien ; mais rappelez-vous mes paroles : quand ce n’est pas dès
le début qu’on prend de l’empire, on s’expose à n’avoir de l’empire jamais.

Et Taverney fit une pirouette sur le talon.

– Je ne vous comprends pas, monsieur, dit Andrée.

– Très bien ; mais je me comprends, moi, répondit
Taverney.

– Cela ne suffit point, lorsqu’on parle à deux.

– Eh bien, je serai plus clair : employez toute la
diplomatie dont vous êtes pourvue naturellement, et qui est une vertu de la
famille, à faire, pendant que l’occasion s’en présente, la fortune de votre
famille et la vôtre ; et, la première fois que vous verrez le roi, dites-lui
que votre frère attend son brevet, et que vous vous étiolez dans un logement
sans air et sans vue ; en un mot, ne soyez pas assez ridicule pour avoir
trop d’amour ou trop de désintéressement.

– Mais, monsieur…

– Dites cela au roi, dès ce soir.

– Mais où voulez-vous que je voie le roi ?

– Et ajoutez qu’il n’est pas même convenable pour Sa Majesté
de venir…

Au moment où Taverney allait sans doute, par des paroles
plus explicites, soulever la tempête qui s’amassait sourdement dans la poitrine
d’Andrée et provoquer l’explication qui eut éclairci le mystère, on entendit
des pas dans l’escalier.

Le baron s’interrompit aussitôt et courut à la rampe pour
voir qui venait chez sa fille.

Andrée vit avec étonnement son père se ranger contre la
muraille.

Presque au même moment, la dauphine, suivie d’un homme vêtu
de noir et appuyé sur une longue canne, entra dans le petit appartement.

– Votre Altesse ! s’écria Andrée en réunissant toutes
ses forces pour aller au-devant de la dauphine.

– Oui, petite malade, répondit la princesse, je vous amène
la consolation et le médecin. Venez, docteur. Ah ! monsieur de Taverney,
continua la princesse en reconnaissant le baron, votre fille est souffrante, et
vous n’avez guère soin de cette enfant.

– Madame…, balbutia Taverney.

– Venez, docteur, dit la dauphine avec cette bonté charmante
qui n’appartenait qu’à elle ; venez, tâtez ce pouls,interrogez ces yeux
battus, et dites-moi la maladie de ma protégée.

– Oh ! madame, madame, que de bonté !… murmura la
jeune fille. Comment osé-je recevoir Votre Altesse royale… ?

– Dans ce taudis, voulez-vous dire, chère enfant ; tant
pis pour moi, pour moi qui vous loge si mal ; j’aviserai à cela. Voyons,
mon enfant, donnez votre main à M. Louis, mon chirurgien, et prenez
garde : c’est un philosophe qui devine, en même temps que c’est un savant
qui voit.

Andrée, souriante, tendit sa main au docteur.

Celui-ci, homme jeune encore et dont la physionomie
intelligente tenait tout ce que la dauphine avait promis pour lui,n’avait
point cessé, depuis son entrée dans la chambre, de considérer la malade
d’abord, puis la localité, puis cette étrange figure de père qui n’annonçait
que la gêne et pas du tout l’inquiétude.

Le savant allait voir, le philosophe avait peut-être déjà
deviné.

Le docteur Louis étudia longtemps le pouls de la jeune
fille, et l’interrogea sur ce qu’elle ressentait.

– Un profond dégoût pour toute nourriture, répondit
Andrée ; des tiraillements subits, des chaleurs qui montent tout à coup à
la tête, des spasmes, des palpitations, des défaillances.

À mesure qu’Andrée parlait, le docteur s’assombrissait de
plus en plus.

Il finit par abandonner la main de la jeune fille et par
détourner les yeux.

– Eh bien, docteur, dit la princesse au médecin,quid ?
comme disent les consultants. L’enfant est-elle menacée, et la condamnez-vous à
mort ?

Le docteur reporta ses yeux sur Andrée, et l’examina une
fois encore en silence.

– Madame, dit-il, la maladie de mademoiselle est des plus
naturelles.

– Et dangereuse ?

– Non, pas ordinairement, répondit le docteur en souriant.

– Ah ! fort bien, dit la princesse en respirant plus
librement ; ne la tourmentez pas trop.

– Oh ! je ne la tourmenterai pas du tout, madame.

– Comment ! vous n’ordonnez aucune prescription ?

– Il n’y a absolument rien à faire à la maladie de
mademoiselle.

– Vrai ?

– Non, madame.

– Rien ?

– Rien.

Et le docteur, comme pour éviter une plus longue
explication, prit congé de la princesse sous prétexte que ses malades le
réclamaient.

– Docteur, docteur, dit la dauphine, si ce que vous dites n’est
pas seulement pour me rassurer, je suis bien plus malade alors que mademoiselle
de Taverney ; apportez-moi donc sans faute, à votre visite de ce soir, les
dragées que vous m’avez promises pour me faire dormir.

– Madame, je les préparerai moi-même en rentrant chez moi.

Et il partit.

La dauphine resta près de sa lectrice.

– Rassurez-vous donc, ma chère Andrée, dit-elle avec un
bienveillant sourire. votre maladie n’offre rien de bien inquiétant, car je
docteur Louis s’en va sans vous rien prescrire.

– Tant mieux, madame, répliqua Andrée ; car alors rien
n’interrompra mon service auprès de Votre Altesse royale, et c’est cette
interruption que je craignais par-dessus toute chose ;cependant, n’en
déplaise au savant docteur, je souffre bien, madame, je vous jure.

– Ce ne doit cependant pas être une grande souffrance qu’un
mal dont rit le médecin. Dormez donc, mon enfant ; je vais vous envoyer
quelqu’un pour vous servir, car je remarque que vous êtes seule.Veuillez
m’accompagner, monsieur de Taverney.

Elle tendit la main à Andrée et partit après l’avoir
consolée, ainsi qu’elle l’avait promis.

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