Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 13La mémoire des rois

Richelieu, comme il l’avait promis, s’était allé poster
bravement sous le regard de Sa Majesté au moment où M. de Condé lui tendait sa
chemise.

Le roi, en apercevant le maréchal, fit un si brusque mouvement
pour se détourner, que la chemise faillit tomber à terre, et que le prince,
tout surpris, se recula.

– Pardon, mon cousin, dit Louis XV, afin de bien prouver au
prince qu’il n’y avait rien de personnel pour lui dans ce brusque mouvement.

Aussi Richelieu comprit-il parfaitement que la colère était
pour lui.

Mais, comme il était venu décidé à provoquer toute cette
colère, si besoin était, afin d’avoir une explication sérieuse, il changea de
face comme à Fontenoy, et s’ alla poster à l’endroit où le roi devait passer
pour entrer dans son cabinet.

Le roi, ne voyant plus le maréchal, se remit à parler
librement et gracieusement ; il s’habilla, projeta une chasse à Marly, et
consulta longuement son cousin ; car MM. de Condé ont toujours eu la réputation
d’être grands chasseurs.

Mais, au moment de passer dans son cabinet, alors que tout
le monde était déjà parti, il aperçut Richelieu posant avec toutes ses grâces
pour la plus charmante révérence qu’on eût faite depuis Lauzun,qui, on se le
rappelle, saluait si bien.

Louis XV s’arrêta presque décontenancé.

– Encore ici, monsieur de Richelieu ? dit-il.

– Aux ordres de Sa Majesté ; oui, sire.

– Mais vous ne quittez donc pas Versailles ?

– Depuis quarante ans, sire, il est bien rare que je m’en
sois éloigné pour autre chose que pour le service de Votre Majesté.

Le roi s’arrêta en face du maréchal.

– Voyons, dit-il, vous me voulez quelque chose, n’est-ce
pas ?

– Moi, sire ? fit Richelieu souriant ; eh !
quoi donc ?

– Mais vous me poursuivez, duc, morbleu ! Je m’en
aperçois bien, ce me semble.

– Oui ! sire, de mon amour et de mon respect ;
merci, sire.

– Oh ! vous faites semblant de ne pas m’entendre ;
mais vous me comprenez à merveille. Eh bien, moi, sachez-le,monsieur le
maréchal, je n’ai rien à vous dire.

– Rien, sire ?

– Absolument rien.

Richelieu s’arma d’une profonde indifférence.

– Sire, dit-il, j’ai toujours eu le bonheur de me dire, en
mon âme et conscience, que mon assiduité près du roi était désintéressée :
un grand point, sire, depuis ces quarante ans dont je parlais à Votre
Majesté ; aussi, les envieux ne diront pas que jamais le roi m’ait accordé
quelque chose. Là dessus, heureusement, ma réputation est faite.

– Eh ! duc, demandez pour vous si vous avez besoin de
quelque chose, mais demandez vite.

– Sire, je n’ai absolument besoin de rien et, pour le
présent, je me borne à supplier Votre Majesté…

– De quoi ?

– De vouloir bien admettre à la remercier…

– Qui cela ?

– Sire, quelqu’un qui a une bien grande obligation au roi.

– Mais enfin ?

– Quelqu’un, sire, à qui Votre Majesté a fait l’honneur
insigne… Ah ! c’est que, quand on a eu l’honneur de s’asseoir à la table
de Votre Majesté, lorsqu’on a goûté de cette conversation si délicate, de cette
gaieté si charmante, qui fait de Votre Majesté le plus divin convive, c’est
qu’alors, sire, on n’oublie jamais, et qu’on prend vite une si douce habitude.

– Vous êtes une langue dorée, monsieur de Richelieu.

– Oh ! sire…

– En somme, de qui voulez-vous parler ?

– De mon ami Taverney.

– De votre ami ? s’écria le roi.

– Pardon, sire.

– Taverney ! reprit le roi avec une espèce d’épouvante
qui étonna fort le duc.

– Que voulez-vous, sire ! un vieux camarade…

Il s’arrêta un instant.

– Un homme qui a servi sous Villars avec moi.

Il s’arrêta encore.

– Vous le savez, sire, on appelle ami, en ce monde, tout ce
qu’on connaît, tout ce qui n’est pas ennemi ; c’est un mot poli qui ne
couvre souvent pas grand-chose.

– C’est un mot compromettant, duc, reprit le roi avec
aigreur ; c’est un mot dont il convient d’user avec réserve.

– Les conseils de Votre Majesté sont des préceptes de
sagesse. M. de Taverney, donc…

– M. de Taverney est un homme immoral.

– Eh bien, sire, dit Richelieu, foi de gentilhomme, je m’en
étais douté.

– Un homme sans délicatesse, monsieur le maréchal.

– Quant à sa délicatesse, sire, je n’en parlerai pas devant
Sa Majesté ; je ne garantis que ce que je connais.

– Comment ! vous ne garantissez pas la délicatesse de
votre ami, d’un vieux serviteur, d’un homme qui a servi avec vous sous Villars,
d’un homme que vous m’avez présenté, enfin ? Vous le connaissez,
cependant, lui !

– Lui, certainement, sire ; mais sa délicatesse, non.
Sully disait à votre aïeul Henri IV qu’il avait vu sortir sa fièvre habillée
d’une robe verte ; moi, j’avoue bien humblement, sire, que je n’ai jamais
su comment s’habillait la délicatesse de Taverney.

– Enfin, maréchal, c’est moi qui vous le dis, c’est un
vilain homme, et qui a joué un vilain rôle.

– Oh ! si c’est Votre Majesté qui me le dit…

– Oui, monsieur, c’est moi !

– Eh bien, répondit Richelieu, Votre Majesté me met tout à
fait à mon aise en parlant de la sorte. Non, je l’avoue, Taverney n’est pas une
fleur de délicatesse, et je m’en suis bien aperçu ; mais,enfin, sire,
tant que Votre Majesté n’a pas daigné me faire connaître son opinion…

– La voici, monsieur : je le déteste.

– Ah ! l’arrêt est prononcé, sire ; heureusement
pour cet infortuné, continua Richelieu, qu’une intercession puissante plaide
pour lui près de Votre Majesté.

– Que voulez-vous dire ?

– Si le père a eu le malheur de déplaire au roi…

– Et très fort.

– Je ne dis pas non, sire.

– Que dites-vous alors ?

– Je dis que certain ange aux yeux bleus et aux cheveux
blonds…

– Je ne vous comprends pas, duc.

– Cela se conçoit, sire.

– Cependant, je désirerais vous comprendre, je l’avoue.

– Un profane tel que moi, sire, tremble à l’idée de lever un
coin du voile sous lequel s’abritent tant de mystères amoureux et
charmants ; mais, je le répète, combien Taverney ne doit-il pas d’actions
de grâces à celle qui adoucit en sa faveur l’indignation royale !
Oh ! oui, mademoiselle Andrée doit être un ange !

– Mademoiselle Andrée est un petit monstre au physique comme
son père l’est au moral ! s’écria le roi.

– Bah ! fit Richelieu au comble de la stupeur, nous
nous trompions tous, et cette belle apparence… ?

– Ne me parlez jamais de cette fille, duc ; le frisson
me gagne rien que d’y penser.

Richelieu joignit hypocritement les deux mains.

– Oh ! mon Dieu ! dit-il, les dehors devenus… Si
Votre Majesté, le premier appréciateur du royaume, si Votre Majesté,
l’infaillibilité en personne, ne m’assurait cela, comment pourrais-je le
croire ?… Quoi ! sire, contrefaite à ce point ?

– Plus que cela, monsieur : atteinte d’une maladie…
affreuse… un guet-apens, duc. Mais, pour Dieu, plus un mot surelle, vous me
feriez mourir.

– O ciel ! s’écria Richelieu, je n’en ouvrirai plus la
bouche, sire. Faire mourir Votre Majesté ! oh ! quelle
tristesse ! Quelle famille ! doit-il être malheureux, ce pauvre
garçon !

– Mais de qui donc me parlez-vous encore ?

– Oh ! cette fois, d’un fidèle, d’un sincère, d’un
dévoué serviteur de Votre Majesté. Oh ! par exemple, sire,voilà un
modèle, et vous l’avez bien jugé, celui-là. Pour cette fois, j’en réponds, vos
faveurs ne sont point tombées à faux.

– Mais de qui donc est-il question, duc ? Achevez, j’ai
hâte.

– Je veux parler, répondit moelleusement Richelieu, du fils
de l’un, sire, et du frère de l’autre. Je veux parler de Philippe de Taverney,
de ce brave jeune homme à qui Votre Majesté a donné un régiment.

– Moi ! j’ai donné un régiment à quelqu’un ?

– Oui, sire, un régiment que Philippe de Taverney attend
toujours, c’est vrai, mais que vous avez donné, enfin.

– Moi ?

– Dame ! je le crois, sire.

– Vous êtes fou !

– Bah !

– Je n’ai rien donné du tout, maréchal.

– Vraiment ?

– Mais de quoi diable vous mêlez-vous ?

– Mais, sire…

– Est-ce que cela vous regarde ?

– Moi, pas le moins du monde.

– Vous avez donc juré alors de me brûler à petit feu avec ce
fagot d’épines ?

– Que voulez-vous, sire ! il me semblait – je vois bien
que je me trompe maintenant – il me semblait que Votre Majesté avait promis…

– Mais ce n’est pas mon affaire, duc. Mais j’ai un ministre
de la Guerre. Je ne donne pas de régiment, moi… Un régiment !la belle
bourde qu’on vous a contée là. Ah ! vous êtes l’avocat de cette
nichée ? Quand je vous disais que vous aviez tort de me parler ;
voilà que vous m’avez mis tout le sang à l’envers.

– Oh ! sire.

– Oui, à l’envers. Le diable soit de l’avocat, je ne digérerai
pas de toute la journée.

Et, là-dessus, le roi tourna le dos au duc et se réfugia
tout furieux dans son cabinet, laissant Richelieu plus malheureux qu’on ne
saurait dire.

– Ah ! pour cette fois, murmura le vieux maréchal, on
sait à quoi s’en tenir.

Et, s’époussetant avec son mouchoir, car dans la chaleur du
choc il s’était tout empoudré, Richelieu se dirigea vers la galerie à l’angle
de laquelle son ami l’attendait avec une impatience dévorante.

À peine le maréchal parut-il que, semblable à l’araignée qui
fond sur sa proie, le baron courut sur les nouvelles fraîches.

L’œil éveillé, la bouche en cœur, les bras en guirlande, il
se présenta.

– Eh bien, quoi de nouveau ? demanda-t-il.

– Il y a de nouveau, monsieur, répondit Richelieu en se
redressant avec une bouche dédaigneuse et une méprisante attaque à son jabot,
il y a que je vous prie de ne plus m’adresser la parole.

Taverney regarda le duc avec des yeux ébahis.

– Oui, vous avez fort déplu au roi, continua Richelieu, et
qui déplaît au roi m’offense.

Taverney, comme si ses pieds eussent pris racine dans le
marbre, resta cloué dans sa stupéfaction.

Cependant Richelieu continua son chemin.

Puis, arrivé à la porte de la galerie des Glaces où
l’attendait son valet de pied :

– À Luciennes ! cria-t-il.

Et il disparut.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer