Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 35L’enlèvement

Dans les intervalles de ce sommeil réparateur qui suit les grandes
fatigues, l’esprit semble avoir conquis une double puissance :la faculté
d’apprécier le bien-être de la situation, et la faculté de veiller sur le
corps, dont la prostration est semblable à la mort.

Andrée, revenue au sentiment de la vie, ouvrit les yeux et
vit à ses côtés la servante qui dormait. Elle entendit le pétillement joyeux de
l’âtre, et admira ce silence ouaté de la chambre, où tout reposait comme elle…

Cette intelligence n’était pas toute la veille ; ce
n’était pas non plus tout le sommeil. Andrée prenait plaisir à prolonger cet
état d’indécision, de molle somnolence ; elle laissait les idées renaître
les unes après les autres dans son cerveau fatigué, comme si elle eût craint
l’invasion subite de sa raison tout entière.

Soudain un vagissement lointain, faible, perceptible à
peine, arriva jusqu’à son oreille à travers l’épaisseur de la cloison.

Ce bruit rendit à Andrée les tressaillements qui l’avaient
tant fait souffrir. Il lui rendit ce mouvement haineux qui, depuis quelques
mois, troublait son innocence et sa bonté, comme le choc trouble un breuvage
dans les vases où sommeille la lie.

De ce moment, il n’y eut plus pour Andrée de sommeil ni de
repos, elle se souvenait, elle haïssait.

Mais la force des sensations est, d’ordinaire, en raison des
forces corporelles. Andrée ne trouva plus cette vigueur qu’elle avait
manifestée dans sa scène du soir avec Philippe.

Le cri de l’enfant lui frappa le cerveau comme une douleur
d’abord, puis comme une gêne… Elle en vint à se demander si Philippe, en éloignant
cet enfant avec sa délicatesse accoutumée, n’avait pas été l’exécuteur d’une
volonté un peu cruelle.

La pensée du mal qu’on souhaite à une créature ne répugne
jamais autant que le spectacle de ce mal. Andrée, qui exécrait cet enfant
invisible, cette idéalité, Andrée, qui désirait sa mort, fut blessée d’entendre
crier le malheureux.

– Il souffre, pensa-t-elle.

Et aussitôt elle se répondit :

– Pourquoi m’intéresserais-je à ses souffrances… moi… la
plus infortunée des créatures vivantes ?

L’enfant poussa un nouveau cri plus articulé, plus
douloureux.

Alors Andrée s’aperçut que cette voix semblait éveiller en
elle une voix inquiète, et sentit son cœur tiré comme par un lien invisible
vers l’être abandonné qui gémissait.

Ce qu’avait pressenti la jeune fille se réalisait. La nature
avait accompli l’une de ses préparations ; la douleur physique, cette
puissante attache, venait de souder le cœur de la mère au moindre mouvement de
son enfant.

– Il ne faut pas, pensa Andrée, que ce pauvre orphelin crie
en ce moment, crie vengeance contre moi vers le ciel. Dieu a mis dans ces
petites créatures, à peine écloses, la plus éloquente des voix… On peut les
tuer, c’est-à-dire les exempter de la souffrance, on n’a pas le droit de leur
infliger une torture… Si l’on en avait le droit, Dieu ne leur aurait pas permis
de se plaindre ainsi.

Andrée souleva la tête et voulut appeler sa servante ;
mais sa faible voix ne put réveiller la robuste paysanne :déjà l’enfant
ne gémissait plus.

– Sans doute, pensa Andrée, la nourrice est arrivée, car
j’entends le bruit de la première porte… Oui, l’on marche dans la chambre
voisine… et la petite créature ne se plaint plus… une protection étrangère
s’étend déjà sur elle, et rassure son informe intelligence.Oh ! celle-là
est donc la mère, qui prend soin de l’enfant ?… Pour quelques écus…
l’enfant sorti de mes entrailles trouvera une mère ; et, plus tard,
passant près de moi qui ai tant souffert, près de moi dont la vie lui causa la
vie, cet enfant ne me regardera pas, et dira : « Ma mère ! »
à une mercenaire plus généreuse en son amour intéressé, que moi dans mon juste
ressentiment… Cela ne sera pas… J’ai souffert, j’ai acheté le droit de regarder
cette créature en face… j’ai le droit de la forcer à m’aimer pour mes soins, à
me respecter pour mon sacrifice et mes douleurs !

Elle fit un mouvement plus prononcé, rassembla ses forces et
appela :

– Marguerite ! Marguerite !

La servante s’éveilla lourdement et sans bouger de son
fauteuil, où la clouait un engourdissement presque léthargique.

– M’entendez-vous ? dit Andrée.

– Oui, madame, oui ! dit Marguerite, qui venait de
comprendre.

Et elle s’approcha du lit.

– Madame veut boire ?

– Non…

– Madame veut savoir l’heure, peut-être ?

– Non… non.

Et ses yeux ne quittaient point la porte de la chambre
voisine.

– Ah ! je comprends… Madame veut savoir si monsieur son
frère est revenu ?

On voyait Andrée lutter contre son désir avec toute la
faiblesse d’une âme orgueilleuse, avec toute l’énergie d’un cœur chaud et
généreux.

Je veux, articula-t-elle enfin, je veux… Ouvrez donc cette
porte, Marguerite.

– Oui, madame… Ah ! comme il fait froid par là !…
Le vent, madame !… quel vent !…

Le vent s’engouffra en effet dans la chambre même d’Andrée
et secoua la flamme des bougies et de la veilleuse.

– C’est la nourrice qui aura laissé une porte ou une fenêtre
ouverte. Voyez, Marguerite, voyez… Cet… enfant doit avoir froid…

Marguerite se dirigea vers la chambre voisine.

– Je vais le couvrir, madame, dit-elle.

– Non… non ! murmura Andrée d’une voix brève et
saccadée ; apportez-le moi.

Marguerite s’arrêta au milieu de la chambre.

– Madame, dit-elle doucement, M. Philippe avait bien
recommandé qu’on laissât l’enfant là-bas… de peur, sans doute,d’incommoder
madame ou de lui causer une émotion.

– Apportez-moi mon enfant ! s’écria la jeune mère avec
une explosion qui dut briser son cœur, car de ses yeux, restés secs au milieu
même des souffrances, jaillirent deux larmes auxquelles durent sourire dans le
ciel les bons anges protecteurs des petits enfants.

Marguerite s’élança dans la chambre. Andrée, sur son séant,
cachait son visage dans ses mains.

La servante rentra aussitôt, la stupéfaction sur le visage.

– Eh bien ? dit Andrée.

– Eh bien !… madame… il est donc venu quelqu’un ?

– Comment, quelqu’un ?… qui ?

– Madame, l’enfant n’est plus là !

– J’ai entendu, en effet, du bruit tout à l’heure, dit
Andrée, des pas… La nourrice sera venue pendant que vous dormiez…elle n’aura
pas voulu vous réveiller… Mais mon frère, où est-il ? Voyez dans sa
chambre.

Marguerite courut à la chambre de Philippe. Personne !

– C’est étrange ! dit Andrée avec un battement de
cœur ; mon frère serait-il déjà ressorti sans me voir ?…

– Ah ! madame, s’écria tout à coup la servante.

– Qu’y a-t-il ?

– La porte de la rue vient de s’ouvrir !

– Voyez ! voyez !

– C’est M. Philippe qui revient… Entrez, monsieur,
entrez !

Philippe arrivait en effet. Derrière lui, une paysanne,
enveloppée d’une grossière mante de laine rayée faisait à la maison ce sourire
bienveillant dont le mercenaire salue tout nouveau patronage.

– Ma sœur, ma sœur, me voici, dit Philippe en pénétrant dans
la chambre.

– Bon frère !… que de peines, que de chagrins je te
cause ! Ah ! voici la nourrice… Je craignais tant qu’elle ne fût
partie…

– Partie ?… Elle arrive.

– Elle revient, veux-tu dire ? Non… je l’ai bien
entendue tout à l’heure, si doucement qu’elle marchât…

– Je ne sais ce que tu veux dire, ma sœur ; personne…

– Oh ! je te remercie, Philippe, dit Andrée en
l’attirant près d’elle, et en accentuant chacune de ses paroles, je te remercie
d’avoir si bien auguré de moi que tu n’aies pas voulu emporter cet enfant sans
que je l’eusse vu… embrassé !… Philippe, tu connaissais bien mon cœur…
Oui, oui, sois tranquille, j’aimerai mon enfant.

Philippe saisit et couvrit de baisers la main d’Andrée.

– Dis à la nourrice de me le rendre…, ajouta la jeune mère.

– Mais, monsieur, dit la servante, vous savez bien que cet
enfant n’est plus là.

– Quoi ? que dites-vous ? répliqua Philippe.

Andrée regarda son frère avec des yeux effarés.

Le jeune homme courut vers le lit de la servante ; il
chercha, et, ne trouvant rien, poussa un cri terrible.

Andrée suivait ses mouvements dans la glace ; elle le
vit revenir pâle, les bras inertes ; elle comprit une partie de la vérité,
et, répondant comme un écho, par un soupir, au cri de son frère,elle se laissa
tomber sans connaissance sur l’oreiller. Philippe ne s’attendait ni à ce
malheur nouveau, ni à cette douleur immense. Il rassembla toute son énergie,
et, à force de caresses, de consolations, de larmes, il rappela Andrée à la
vie.

– Mon enfant ? murmurait Andrée, mon enfant !

– Sauvons la mère, se dit Philippe. Ma sœur, ma bonne sœur,
nous sommes tous fous, à ce qu’il paraît ; nous oublions que ce bon
docteur a emporté l’enfant avec lui.

– Le docteur ! cria Andrée avec la souffrance du doute,
avec la joie de l’espoir.

– Mais oui ; mais oui… Ah ! mais on perd la tête
ici…

– Philippe, tu me jures ?…

– Chère sœur, tu n’es pas plus raisonnable que moi… Comment
veux-tu que cet enfant… ait pu disparaître ?

Et il affecta un rire qui gagna nourrice et servante.

Andrée se ranima.

– Cependant, j’ai entendu…, dit-elle.

– Quoi ?

– Des pas…

Philippe frissonna.

– Impossible ! tu dormais.

– Non ! non ! j’étais bien éveillée ; j’ai entendu !…
j’ai entendu !…

– Eh bien, tu as entendu ce bon docteur, qui, revenu
derrière moi parce qu’il craignait pour la santé de cet enfant,aura voulu
l’emporter… Il m’en avait parlé, d’ailleurs.

– Tu me rassures.

– Comment ne te rassurerais-je pas ?… C’est si simple.

– Mais alors, moi, objecta la nourrice, moi, que fais-je
ici ?

– C’est juste… Le docteur vous attend chez vous…

– Oh !

– Chez lui, alors. Voilà… cette Marguerite dormait si fort
qu’elle n’aura rien entendu de ce que le docteur disait… ou que ledocteur
n’aura rien voulu dire.

Andrée retomba plus calme après cette terrible secousse.

Philippe congédia la nourrice et consigna la servante.

Puis, prenant une lampe, il examina soigneusement la porte
voisine, trouva une porte du jardin ouverte, vit des empreintes de pas sur la
neige… et suivit ces empreintes jusqu’à la porte du jardin, où elles
aboutissaient.

– Des pas d’homme !… s’écria-t-il. L’enfant a été
enlevé… Malheur ! malheur !

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