Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 11L’homme et Dieu

Tandis que la scène terrible que nous venons de raconter
s’accomplissait entre Balsamo et les cinq maîtres, rien n’était changé en
apparence dans le reste de la maison ; seulement, le vieillard avait vu
Balsamo rentrer chez lui et emporter le cadavre de Lorenza, et cette nouvelle
démonstration l’avait rappelé au sentiment de tout ce qui se passait autour de
lui.

En voyant Balsamo charger sur ses épaules le corps et
redescendre avec lui dans les étages inférieurs, il crut que c’était le
dernier, l’éternel adieu de cet homme dont il avait brisé le cœur,et la peur
le prit d’un abandon qui, pour lui, pour lui surtout qui avait tout fait pour ne
pas mourir, doublait les horreurs de la mort.

Ne sachant pas dans quel but Balsamo s’éloignait, ne sachant
pas où il était allé, il commença à appeler :

– Acharat ! Acharat !

C’était son nom d’enfant : il espérait que c’était
celui qui aurait conservé le plus d’influence sur l’homme.

Balsamo cependant descendait toujours ; une fois
descendu, il ne songea pas même à faire remonter la trappe et se perdit dans
les profondeurs du corridor.

– Ah ! s’écria Althotas, voilà donc ce que c’est que
l’homme, animal aveugle et ingrat. Reviens, Acharat, reviens !Ah !
tu préfères le ridicule objet qu’on appelle une femme à la perfection de
l’humanité que je représente ! Tu préfères le fragment de la vie à
l’immortalité !

« Mais non ! s’écriait-il après un instant ;
non, le scélérat a trompé son maître, il a joué comme un vil brigand avec ma
confiance ; il craignait de me voir vivre, moi qui le dépasse de si loin
en science ; il a voulu hériter de l’œuvre laborieuse que j’avais presque
menée à fin ; il a tendu un piège à moi, à moi son maître,son
bienfaiteur. Oh ! Acharat !… »

Et peu à peu la colère du vieillard s’allumait, ses joues
reprenaient un coloris fébrile ; dans ses yeux, à peine ouverts, se
ranimait l’éclat sombre de ces lumières phosphorescentes que les enfants sacrilèges
placent dans les orbites d’une tête de mort.

Alors il s’écriait :

– Reviens, Acharat, reviens ! Prends garde à toi :
tu sais que je connais des conjurations qui évoquent le feu, qui suscitent les
esprits surnaturels ; j’ai évoqué Satan, celui que les mages nommaient
Phégor, dans les montagnes de Gad, et Satan, forcé d’abandonner les abîmes
sombres, Satan m’est apparu ; j’ai causé avec les sept anges ministres de
la colère de Dieu, sur cette même montagne où Moïse a reçu les Tables de la Loi ;
j’ai, par le seul acte de ma volonté, allumé le grand trépied à sept flammes
que Trajan a ravi aux Juifs : prends garde, Acharat, prends garde !

Mais rien ne lui répondait.

Et alors, sa tête s’embarrassant de plus en plus :

– Tu ne vois donc pas, malheureux, disait-il d’une voix
étranglée, que la mort va me prendre comme une créature vulgaire : écoute,
tu peux revenir, Acharat ; je ne te ferai pas de mal ;reviens !
Je renonce au feu, tu n’as rien à craindre du mauvais esprit, tu n’as rien à
craindre des sept anges vengeurs ; je renonce à la vengeance,et cependant
je pourrais te frapper d’une telle épouvante, que tu deviendrais idiot et froid
comme le marbre, car je sais arrêter la circulation du sang.Acharat. Reviens
donc, je ne te ferai aucun mal ; mais, au contraire, vois-tu,je puis te
faire tant de bien… Acharat, au lieu de m’abandonner, veille sur ma vie, et
tous mes trésors, tous mes secrets sont à toi ; fais-moi vivre, Acharat,
fais-moi vivre pour te les apprendre ; vois !…vois !…

Et il montrait des yeux et d’un doigt tremblant les millions
d’objets, de papiers et de rouleaux épars dans cette vaste chambre.

Puis il attendait, renaissant, pour écouter ses forces
défaillantes de plus en plus.

– Ah ! tu ne reviens pas, continuait-il ;
ah ! tu crois que je mourrai ainsi ? Tu crois que tout t’appartiendra
par ce meurtre, car c’est toi qui me tues ? Insensé, quand bien même tu
saurais lire les manuscrits que mes yeux seuls ont pu déchiffrer ; quand
même pour une vie, deux fois, trois fois centenaire, l’esprit te donnerait ma
science, l’usage enfin de tous ces matériaux recueillis par moi, eh bien, non,
cent fois non, tu n’hériterais pas encore de moi :arrête-toi,
Acharat ; Acharat, reviens, reviens un moment, ne fût-ce que pour assister
à la ruine de toute cette maison, ne fût-ce que pour contempler ce beau
spectacle que je te prépare. Acharat ! Acharat !Acharat !

Rien ne lui répondait ; car, pendant ce temps, Balsamo
répondait à l’accusation des maîtres en leur montrant le corps de Lorenza
assassinée ; et les cris du vieillard abandonné devenaient de plus en plus
perçants, et le désespoir doublait ses forces, et ses rauques hurlements,
s’engouffrant dans les corridors, allaient porter au loin l’épouvante, comme
font les rugissements du tigre qui a rompu sa chaîne ou faussé les barreaux de
sa cage.

– Ah ! tu ne reviens pas ! hurlait Althotas ;
ah ! tu me méprises ! ah ! tu comptes sur ma faiblesse ! Eh
bien, tu vas voir. Au feu ! au feu ! au feu !

Il articula ces cris avec une telle rage, que Balsamo,
débarrassé de ses visiteurs épouvantés, en fut réveillé au fond de sa
douleur ; il reprit dans ses bras le corps de Lorenza, remonta l’escalier,
déposa le cadavre sur le sofa où, deux heures auparavant, il avait reposé dans
le sommeil, et, se replaçant sur le plancher mobile, il apparut tout à coup aux
yeux d’ Althotas.

– Ah ! enfin, cria le vieillard ivre de joie, tu as
peur ! tu as vu que je pouvais me venger : tu es venu, et tu as bien
fait de venir ; car, un moment plus tard, je mettais le feu à cette
chambre.

Balsamo le regarda en haussant les épaules, mais sans
daigner répondre un seul mot.

– J’ai soif, cria Althotas ; j’ai soif ! donne-moi
à boire, Acharat.

Balsamo ne répondit point, ne bougea point ; il
regardait le moribond comme s’il n’eût voulu rien perdre de son agonie.

– M’entends-tu ? hurlait Althotas, m’entends-tu ?

Même silence, même immobilité de la part du morne
spectateur.

– M’entends-tu, Acharat ? vociféra le vieillard en
déchirant son gosier pour faire passage à cette dernière irruption de sa colère.
Mon eau, donne-moi mon eau !

La figure d’ Althotas se décomposait rapidement.

Plus de feu dans son regard, des lueurs sinistres et
infernales seulement ; plus de sang sous sa peau, plus de geste, presque
plus de souffle. Ses longs bras si nerveux, dans lesquels il avait emporté
Lorenza comme un enfant, ses longs bras se soulevaient, mais inertes et
flottants comme les membranes du polype ; la colère avait usé le peu de
forces ressuscitées un instant en lui par le désespoir.

– Ah ! dit-il, ah ! tu trouves que je ne meurs pas
assez vite ; ah ! tu veux me faire mourir de soif !ah ! tu
couves des yeux mes manuscrits, mes trésors ! ah ! tu crois déjà les
tenir ! eh bien, attends ! attends !

Et Althotas, faisant un suprême effort, prit sous les
coussins de son fauteuil un flacon qu’il déboucha. Au contact de l’air, une
flamme liquide jaillit du récipient de verre et Althotas, pareil à une créature
magique, secoua cette flamme autour de lui.

À l’instant même, ces manuscrits empilés autour du fauteuil
du vieillard, ces livres épars dans la chambre, ces rouleaux de papier arrachés
avec tant de peine aux pyramides de Chéops et aux premières fouilles
d’Herculanum, prirent feu avec la rapidité de la poudre ; une nappe de
flamme s’étendit sur le plancher de marbre, et présenta aux yeux de Balsamo
quelque chose de pareil à un de ces cercles flamboyants de l’enfer dont parle
Dante.

Althotas s’attendait sans doute à ce que Balsamo allait se
précipiter au milieu de la flamme pour sauver ce premier héritage,que le
vieillard anéantissait avec lui ; mais il se trompait :Balsamo
demeura calme, il s’isola sur le plancher mobile, de manière que la flamme ne
pût l’atteindre.

Cette flamme enveloppait Althotas ; mais, au lieu de
l’épouvanter, on eût dit que le vieillard se retrouvait dans son élément, et
que la flamme, comme elle fait sur la salamandre sculptée au fronton de nos
vieux châteaux, le caressait au lieu de le brûler.

Balsamo le regardait toujours ; la flamme gagnait les
boiseries, enveloppait complètement le vieillard ; elle rampait au pied du
fauteuil de chêne massif sur lequel il était assis, et, chose étrange,
quoiqu’elle dévorât déjà le bas de son corps, il semblait ne pas la sentir.

Au contraire, au contact de ce feu qui semblait épurateur,
les muscles du moribond se détendirent graduellement, et une sérénité inconnue
envahit comme un masque tous les traits de son visage. Isolé du corps à cette
dernière heure, le vieux prophète, sur son char de feu, semblait prêt à monter
au ciel. Tout-puissant à cette dernière heure, l’esprit oubliait la matière,
et, sûr de n’avoir rien à attendre, il se porta énergiquement vers les sphères
supérieures où le feu semblait l’enlever.

Dès ce moment, les yeux d’ Althotas, qui semblaient retrouver
leur vie au premier reflet de la flamme, prirent un point de vue vague, perdu,
qui n’était ni le ciel ni la terre, mais qui semblait vouloir percer l’horizon.
Calme et résigné, analysant toute sensation, écoutant toute douleur, comme une
dernière voix de la terre, le vieux mage laissa échapper sourdement ses adieux
à la puissance, à la vie, à l’espoir.

– Allons, allons, dit-il, je meurs sans regret ; j’ai
tout possédé sur la terre ; j’ai tout connu ; j’ai pu tout ce qu’il
est donné à la créature de pouvoir ; j’allais atteindre à l’immortalité.

Balsamo fit entendre un sombre rire dont le sinistre éclat
rappela l’attention du vieillard.

Alors Althotas, lui lançant à travers les flammes qui lui
faisaient comme un voile un regard empreint d’une majesté farouche :

– Oui, tu as raison, dit-il, il y a une chose que je n’avais
pas prévue : je n’avais pas prévu Dieu.

Et, comme si ce mot puissant eût déraciné toute son âme,
Althotas se renversa sur son fauteuil ; il avait rendu à Dieu ce dernier
soupir qu’il avait espéré soustraire à Dieu.

Balsamo poussa un soupir ; et, sans essayer de rien
soustraire au bûcher précieux sur lequel cet autre Zoroastre s’était couché
pour mourir, il redescendit près de Lorenza et lâcha le ressort de la trappe,
qui alla se rajuster au plafond, dérobant à ses yeux l’immense fournaise qui
bouillonnait, pareille au cratère d’un volcan.

Pendant toute la nuit, la flamme gronda au-dessus de la tête
de Balsamo comme un ouragan, sans que Balsamo fit rien pour l’éteindre ou pour
la fuir, insensible qu’il était à tout danger près du corps insensible de
Lorenza ; mais, contre son attente, après avoir tout dévoré,après avoir
mis à nu la voûte de brique dont il avait anéanti les précieux ornements, le
feu s’éteignit, et Balsamo entendit ses derniers rugissements, qui,pareils à
ceux d’ Althotas, dégénéraient en plaintes et mouraient en soupirs.

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