Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 9L’homme et Dieu

Les heures, ces étranges sœurs qui se tiennent par la main,
qui passent d’un vol si lent pour l’infortuné, si rapide pour l’homme
heureux ; les heures s’abattirent silencieusement en repliant leurs ailes
pesantes sur cette chambre pleine de soupirs et de sanglots.

D’un côté, la mort ; de l’autre, l’agonie.

Au milieu, le désespoir, douloureux comme l’agonie, profond
comme la mort.

Balsamo n’avait plus proféré une seule parole depuis le cri
qui avait déchiré sa gorge.

Depuis cette foudroyante révélation qui avait abattu la
féroce joie d’ Althotas, Balsamo n’avait pas fait un mouvement.

Quant au hideux vieillard, rejeté violemment dans la vie
telle que Dieu l’a faite aux hommes, il semblait aussi dépaysé dans cet élément
nouveau pour lui que l’est l’oiseau atteint d’un grain de plomb et tombé du
haut d’un nuage dans un lac, à la surface duquel il se débat, sans parvenir à
enfler ses ailes.

La stupéfaction de cette figure livide et bouleversée
révélait l’incommensurable étendue de son désappointement.

En effet, Althotas ne prenait plus même la peine de penser,
depuis que ses pensées avaient vu le but vers lequel elles se dirigeaient et
auquel elles croyaient la solidité du roc, s’évanouir comme une fumée.

Son désespoir morne et silencieux avait quelque chose de
l’hébétement. Pour un esprit peu accoutumé à mesurer le sien, ce silence eût
peut-être été un indice de recherche ; pour Balsamo qui, du reste, ne le
regardait même pas, c’était l’agonie de la puissance, de la raison,de la vie.

Althotas ne quittait pas du regard cette fiole brisée, image
du néant de ses espérances ; on eût dit qu’il comptait ces mille débris
qui avaient, en s’éparpillant, diminué sa vie d’autant de jours ; on eût
dit qu’il eût voulu pomper du regard cette liqueur précieuse répandue sur le
parquet et qu’un instant il avait crue l’immortalité.

Parfois aussi, lorsque la douleur de cette désillusion était
trop vive, le vieillard levait son œil terni sur Balsamo ;puis, de
Balsamo, son regard passait au cadavre de Lorenza.

Il ressemblait alors à ces brutes, surprises au piège, que
le chasseur trouve le matin, arrêtées par la jambe, et qu’il tourmente
longtemps du pied sans leur faire tourner la tête, et qui, s’il les pique de
son couteau de chasse ou de la baïonnette de son fusil, lèvent obliquement leur
œil sanglant tout chargé de haine, de vengeance, de reproche et de surprise.

– Est-il possible, disait ce regard encore si expressif dans
son atonie, est-il croyable que tant de malheurs, que tant d’échecs viennent à
moi, de la part d’un être aussi infime que cet homme que je vois là agenouillé
à quatre pas de moi, aux pieds d’un objet aussi vulgaire que cette femme
morte ? N’est-ce pas un bouleversement de la nature, un bouleversement de
la science, un cataclysme de la raison, que l’élève si grossier ait abusé le
maître si sublime ? N’est-ce pas monstrueux, enfin, que le grain de
poussière ait arrêté court la roue du char superbe et rapide dans son
tout-puissant, dans son immortel essor ?

Quant à Balsamo, à Balsamo brisé, anéanti, sans voix, sans
mouvement, presque sans vie, nulle pensée humaine ne s’était encore fait jour à
travers les sanglantes vapeurs de son cerveau.

Lorenza, sa Lorenza ! Lorenza, sa femme, son idole,
cette créature doublement précieuse à titre d’ange et d’amante,Lorenza,
c’est-à-dire le plaisir et la gloire, le présent et l’avenir, la force et la
foi ; Lorenza, c’est-à-dire tout ce qu’il aimait, tout ce qu’il désirait,
tout ce qu’il ambitionnait au monde. Lorenza était perdue pour lui à
jamais !

Il ne pleurait pas, il ne criait pas, il ne soupirait même
pas.

À peine avait-il le temps de s’étonner qu’un si épouvantable
malheur eût fondu sur sa tête. Il ressemblait à ces infortunés que l’inondation
saisit dans leur lit, au milieu des ténèbres, qui rêvent que l’eau les a
gagnés, qui s’éveillent, qui ouvrent les yeux et qui, voyant sur leur tête une
vague mugissante, n’ont pas même le temps de pousser un grand cri en passant de
la vie à la mort.

Balsamo, pendant trois heures, se crut englouti dans les
plus profonds abîmes du tombeau ; à travers son immense douleur, il
prenait ce qui lui arrivait pour un de ces sinistres songes qui visitent les
trépassés dans la nuit éternelle et silencieuse du sépulcre.

Pour lui, plus d’ Althotas, c’est-à-dire plus de haine, plus
de vengeance.

Pour lui, plus de Lorenza, c’est-à-dire plus de vie, plus
d’amour.

Le sommeil, la nuit, le néant !

Voilà comment le temps s’écoula, lugubre, silencieux, infini,
dans cette chambre où le sang refroidissait après avoir envoyé sa part de
fécondité aux atomes qui la réclament.

Tout à coup, au milieu du silence et de la nuit, une
sonnette sonna trois fois.

Sans doute, Fritz savait que son maître était chez Althotas,
car une sonnette tinta dans la chambre même.

Mais elle eut beau retentir trois fois avec un bruit
insolemment étrange, le son s’évanouit dans l’espace.

Balsamo ne leva point la tête.

Au bout de quelques minutes, le même tintement, plus sonore,
retentit une seconde fois, mais sans plus que la première arracher Balsamo à sa
torpeur.

Puis, à un intervalle mesuré, mais moins éloigné que celui
qui avait séparé le premier tintement du second, la sonnette irritée fit une
troisième fois jaillir dans la chambre un éclat multiple de sons criards et
impatients.

Balsamo, sans tressaillir, souleva lentement son front et
interrogea l’espace avec la froide solennité d’un mort qui sort de son tombeau.

Ainsi dut regarder Lazare quand la voix du Christ l’appela
trois fois.

La sonnette ne cessait point de tinter.

Son énergie, toujours croissante, éveilla enfin
l’intelligence chez l’amant de Lorenza.

Il détacha sa main de la main du cadavre.

Toute la chaleur avait quitté son corps, sans passer dans
celui de Lorenza.

– Une grande nouvelle ou un grand danger, se dit Balsamo.
Pourvu que ce soit un grand danger !

Et il se leva tout à fait.

– Mais pourquoi répondrais-je à cet appel ?
continua-t-il sans s’apercevoir du lugubre effet de ses paroles sous cette
voûte sombre, dans cette chambre funèbre ; est-ce que désormais quelque
chose peut m’intéresser ou m’effrayer en ce monde ?

La sonnette alors, comme pour lui répondre, heurta si
brutalement ses flancs de bronze avec son battant d’airain, que le battant se
détacha et tomba sur une cornue de verre qui, brisée avec un bruit métallique,
alla joncher le parquet de ses débris.

Balsamo ne résista plus ; il était, d’ailleurs,
important que nul, pas même Fritz, ne le vînt relancer où il était.

Il marcha d’un pas tranquille vers le ressort, le poussa et
alla se placer sur la trappe, qui descendit lentement et le déposa au milieu de
la chambre aux fourrures.

En passant près du sofa, il effleura la mante qui était
tombée des épaules de Lorenza lorsque l’impitoyable vieillard,impassible comme
la mort, l’avait enlevée entre ses deux bras.

Le contact, plus vivant que Lorenza elle-même, imprima un
frisson douloureux à Balsamo.

Il prit l’écharpe et la baisa en étouffant ses cris avec
l’écharpe même.

Puis il alla ouvrir la porte de l’escalier.

Sur les plus hautes marches, Fritz, tout pâle, tout
haletant, Fritz tenant un flambeau d’une main et de l’autre le cordon de
sonnette que, dans sa terreur et son impatience, il continuait d’agiter convulsivement,
Fritz l’attendait.

À la vue de son maître, il poussa un cri de satisfaction
d’abord, puis un second cri de surprise et d’épouvante.

Mais Balsamo, ignorant la cause de ce doublé cri, ne
répondit que par une muette interrogation.

Fritz ne dit rien ; mais il se hasarda, lui si
respectueux d’ordinaire, à prendre son maître par la main et à le conduire
devant le grand miroir de Venise qui garnissait le dessus de la cheminée par
laquelle on passait dans la chambre de Lorenza.

– Oh ! voyez, Excellence, dit-il en lui indiquant sa
propre image dans le cristal.

Balsamo frémit.

Puis un sourire, un de ces sourires qui sont fils d’une
douleur infinie et inguérissable, un sourire mortel passa sur ses lèvres.

En effet, il avait compris l’épouvante de Fritz.

Balsamo avait vieilli de vingt ans en une heure ; plus
d’éclat dans les yeux, plus de sang sous la peau, une expression de stupeur et
d’inintelligence répandue sur tous ses traits, une écume sanglante frangeant
ses lèvres, une large tache de sang sur la batiste si blanche de sa chemise.

Balsamo se regarda lui-même un instant sans pouvoir se
reconnaître ; puis il plongea résolument ses yeux dans les yeux du
personnage étrange que reflétait le miroir.

– Oui, Fritz, oui, dit-il, tu as raison.

Puis, remarquant l’air inquiet du fidèle serviteur :

– Mais pourquoi m’appelais-tu donc ? lui demanda-t-il.

– Oh ! maître, pour eux.

– Eux ?

– Oui.

– Eux, qui cela ?

– Excellence, murmura Fritz en approchant sa bouche de
l’oreille de Balsamo, eux, les cinq maîtres.

Balsamo tressaillit.

– Tous ? demanda-t-il.

– Oui, tous.

– Et ils sont là ?

– Là.

– Seuls ?

– Non ; avec chacun un serviteur armé qui attend dans
la cour.

– Ils sont venus ensemble ?

– Ensemble, oui, maître ; et ils s’impatientent ;
voilà pourquoi j’ai sonné tant de fois et si fort.

Balsamo, sans même cacher sous un pli de son jabot de
dentelles la tache de sang, sans chercher à réparer le désordre de sa toilette,
Balsamo se mit en marche et commença de descendre l’escalier après avoir
demandé à Fritz si ses hôtes étaient installés dans le salon ou dans le grand
cabinet.

– Dans le salon, Excellence, répondit Fritz en suivant son
maître.

Puis, au bas de l’escalier, se hasardant à arrêter
Balsamo :

– Votre Excellence a-t-elle des ordres à me donner ?
dit-il.

– Aucun ordre, Fritz.

– Votre Excellence…, continua Fritz en balbutiant.

– Et bien ? demanda Balsamo avec une douceur infinie.

– Votre Excellence se rend-elle près d’eux sans armes ?

– Sans armes, oui.

– Même sans votre épée ?

– Et pourquoi prendrais-je mon épée, Fritz ?

– Mais je ne sais, dit le fidèle serviteur en baissant les
yeux ; je pensais, je croyais, j’avais peur…

– C’est bien, retirez-vous, Fritz.

Fritz fit quelques pas pour obéir et revint.

– N’avez-vous pas entendu ? demanda Balsamo.

– Excellence, je voulais vous dire que vos pistolets à deux
coups sont dans le coffret d’ébène, sur le guéridon doré.

– Allez, vous dis-je, répondit Balsamo.

Et il entra dans le salon.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer