Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 27Le père et le fils

Lorsque Philippe revint près de sa sœur, il la trouva bien
agitée, bien inquiète.

– Ami, lui dit-elle, j’ai pensé en votre absence à tout ce
qui m’est arrivé depuis quelque temps. C’est un abîme où va s’engloutir tout ce
qui me reste de raison. Voyons, vous avez vu le docteur Louis ?

– J’arrive de chez lui, Andrée.

– Cet homme a porté contre moi une accusation
terrible : est-elle juste ?

– Il ne s’était pas trompé, ma sœur.

Andrée pâlit, et un accès nerveux crispa ses doigts si
effilés, si blancs.

– Le nom, dit-elle alors, le nom du lâche qui m’a
perdue ?

– Ma sœur, vous devez l’ignorer éternellement.

– Oh ! Philippe, vous ne dites pas la vérité ;
Philippe, vous mentez à votre propre conscience… Ce nom, il faut que je le
sache, afin que, toute faible que je suis et n’ayant pour moi que la prière, je
puisse, en priant, armer contre le criminel toute la colère de Dieu… Le nom de
cet homme, Philippe.

– Ma sœur, ne parlons jamais de cela.

Andrée lui saisit la main et le regarda en face.

– Oh ! dit-elle, voilà ce que vous me répondez, vous
qui avez une épée au côté ?

Philippe pâlit de ce mouvement de rage, et aussitôt,
réprimant sa propre fureur :

– Andrée, dit-il, je ne puis vous apprendre ce que je ne
sais pas moi-même. Le secret m’est commandé par le destin qui nous
accable ; ce secret, qu’un éclat compromettrait avec l’honneur de notre
famille, une dernière faveur de Dieu le rend inviolable pour tous.

– Excepté pour un homme, Philippe… pour un homme qui rit,
pour un homme qui nous brave !… O mon Dieu ! pour un homme qui rit
infernalement de nous, peut-être, dans sa retraite ténébreuse.

Philippe serra les poings, regarda le ciel et ne répondit
pas un mot.

– Cet homme, s’écria Andrée en redoublant de colère et
d’indignation, je le connais peut-être, moi, cet homme… Enfin,Philippe,
permettez-moi de vous le représenter, j’ai déjà indiqué ses étranges influences
sur moi ; je croyais vous avoir envoyé à lui…

– Cet homme est innocent, je l’ai vu, j’ai la preuve… Ainsi,
ne cherchez plus, Andrée, ne cherchez plus…

– Philippe, remontons ensemble plus haut que cet homme,
voulez-vous ?… Allons, jusqu’aux premiers rangs des hommes puissants de ce
royaume… Allons jusqu’au roi !

Philippe entoura de ses bras cette pauvre enfant, sublime
dans son ignorance et dans son indignation :

– Va, dit-il, tous ceux que tu nommes éveillée, tu les as
nommés endormie ; tous ceux que tu accuses avec la férocité de la vertu,
tu les as justifiés lorsque tu voyais le crime pour ainsi dire se commettre.

– Alors, j’ai nommé le coupable ? dit-elle les yeux
flamboyants.

– Non, répliqua Philippe, non. Ne m’interroge plus ;
imite-moi, subis la destinée, le malheur est irréparable ; ils e double
pour toi de toute l’impunité du criminel. Mais espère, espère… Dieu est
au-dessus de tout, Dieu réserve aux malheureux opprimés une triste joie qu’on
appelle la vengeance.

– La vengeance !… murmura-t-elle effrayée elle-même de
l’accentuation terrible que Philippe avait mise sur ce mot.

– En attendant, repose-toi, ma sœur, de tous les chagrins,
de toutes les hontes que ma folle curiosité t’a causés. Si j’avais su !
oh ! si j’avais su !…

Et il cacha sa tête dans ses mains avec un désespoir
affreux. Puis, se relevant soudain :

– De quoi me plaindrais-je ? dit-il avec un sourire. Ma
sœur est pure, elle m’aime ! jamais elle n’a trahi la confiance ni
l’amitié. Ma sœur est jeune comme moi, bonne comme moi ; nous vivrons
ensemble, nous vieillirons ensemble… À deux, nous serons plus forts que le
monde tout entier !…

À mesure que le jeune homme parlait de consolation, Andrée
s’assombrissait ; elle penchait vers la terre un front plus pâle, elle
prenait l’attitude et le regard fixe du morne désespoir que Philippe venait de
secouer si courageusement.

– Vous ne parlez jamais que de nous deux ! dit-elle en
attachant son œil bleu si pénétrant sur la physionomie mobile de son frère.

– De qui voulez-vous que je parle, Andrée ? dit le
jeune homme soutenant le regard.

– Mais… nous avons un père… Comment traitera-t-il sa
fille ?

– Je vous ai dit hier, répondit froidement Philippe,
d’oublier tout chagrin, toute crainte, de chasser, comme le vent chasse une
vapeur matinale, tout souvenir et toute affection qui ne seraient pas mon
affection et mon souvenir… En effet, ma chère Andrée, vous n’êtes aimée de
personne en ce monde, si ce n’est de moi ; je ne suis aimé de personne que
de vous. Pauvres orphelins abandonnés, pourquoi subirions-nous un joug de
reconnaissance ou de parenté ? Avons-nous reçu des bienfaits,avons-nous
senti la protection d’un père ?… Oh ! ajouta-t-il avec un amer
sourire, vous savez à fond ma pensée, vous connaissez l’état de mon cœur… S’il
fallait aimer celui dont vous parlez, je vous dirais :
« Aimez-le ! » Je me tais, Andrée : abstenez vous.

– Alors, mon frère… il faut donc que je croie… ?

– Ma sœur, dans les grandes infortunes, l’homme entend
involontairement retentir ces mots peu compris de son enfance :
« Crains Dieu !… » Oh ! oui, Dieu s’est cruellement rappelé
à notre souvenir !… « Respecte ton père… » O ma sœur, la plus
forte preuve de respect que vous puissiez donner au vôtre, c’est de l’effacer
de votre souvenir.

– C’est vrai…, murmura Andrée d’un air sombre en retombant
sur son fauteuil.

– Mon amie, ne perdons pas le temps en paroles
inutiles ; rassemblez tous les effets qui vous appartiennent ; le
docteur Louis va trouver madame la dauphine et la prévenir de votre départ. Les
raisons qu’il aura alléguées, vous le savez… c’est le besoin d’un changement
d’air, souffrance inexplicable… Apprêtez, dis-je, toutes choses pour le départ.

Andrée se leva.

– Les meubles ? dit-elle.

– Oh ! non : linge, habits, bijoux.

Andrée obéit.

Elle rangea tout d’abord les coffres des armoires, les
habits de la garde-robe où s’était caché Gilbert ; ensuite elle prit
quelques écrins qu’elle s’apprêtait à mettre dans le coffre principal.

– Qu’est cela ?… dit Philippe.

– C’est l’écrin de la parure que Sa Majesté voulut bien
m’envoyer lors de ma présentation à Trianon.

Philippe pâlit en voyant la richesse du présent.

– Avec ces bijoux seuls, dit Andrée, nous vivrons partout
honorablement. J’ai ouï dire que les perles seules valent cent mille livres.

Philippe referma l’écrin.

– Elles sont très précieuses, en effet, dit-il.

Et, reprenant l’écrin des mains d’Andrée :

– Ma sœur, il y a encore d’autres pierreries, je
crois ?

– Oh ! cher ami, elles ne sont pas dignes d’être
comparées à celles-ci ; elles ornaient pourtant la toilette de notre bonne
mère, il y a quinze ans… La montre, les bracelets, les pendants d’oreille sont
enrichis de brillants. Il y a aussi le portrait. Mon père voulait vendre le
tout, parce que, disait-il, rien n’était plus de mode.

– Voilà pourtant tout ce qui nous reste, dit Philippe, notre
seule ressource. Ma sœur, nous ferons fondre les objets d’or, nous vendrons les
pierreries du portrait ; nous aurons de cela vingt mille livres qui font
une somme suffisante pour des malheureux.

– Mais… cet écrin de perles est bien à moi ! dit
Andrée.

– Ne touchez jamais à ces perles, Andrée ; elles vous
brûleraient. Chacune de ces perles est d’une nature étrange, ma sœur… elles
font des taches sur les fronts qu’elles touchent…

Andrée frissonna.

– Je garde cet écrin, ma sœur, pour le rendre à qui de
droit. Je vous le dis, ce n’est pas notre bien ; non, et nous n’avons pas
envie d’y rien prétendre, n’est-ce pas ?

– Comme il vous plaira, mon frère, répliqua Andrée toute
frissonnante de honte.

– Chère sœur, habillez-vous une dernière fois pour votre
visite à madame la dauphine ; soyez bien calme, bien respectueuse, bien
touchée de vous éloigner d’une aussi noble protectrice.

– Oh ! oui, bien touchée, murmura Andrée avec
émotion ; c’est une grande douleur dans mon malheur.

– Moi, je vais à Paris, ma sœur, et je reviendrai vers ce
soir ; aussitôt arrivé, je vous emmènerai : payez ici tout ce qu’il
vous reste devoir.

– Rien, rien ; j’avais Nicole, elle s’est enfuie…
Ah ! j’oubliais le petit Gilbert.

Philippe tressaillit ; ses yeux s’allumèrent.

– Vous devez à Gilbert ? s’écria-t-il.

– Oui, dit naturellement Andrée, il m’a fourni des fleurs depuis
le commencement de la saison. Or, comme vous me l’avez dit vous-même, parfois
je fus injuste et dure envers ce garçon, qui était poli après tout…Je le
récompenserai autrement.

– Ne cherchez pas Gilbert, murmura Philippe.

– Pourquoi ?… Il doit être dans les jardins : je
le ferai mander, d’ailleurs.

– Non ! non ! vous perdriez un temps précieux…
Moi, au contraire, en traversant les allées, je le rencontrerai… je lui
parlerai… je le paierai…

– Alors, c’est bien, s’il en est ainsi.

– Oui, adieu ; à ce soir.

Philippe baisa la main de la jeune fille, qui se jeta dans
ses bras. Il comprima jusqu’aux battements de son cœur dans cette molle
étreinte, et, sans tarder, il partit pour Paris, où le carrosse le déposa
devant la porte du petit hôtel de la rue Coq-Héron.

Philippe savait bien rencontrer là son père. Le vieillard,
depuis sa rupture étrange avec Richelieu, n’avait plus trouvé la vie
supportable à Versailles, et il cherchait, comme tous les esprits surabondants
d’activité, à tromper les torpeurs du moral par les agitations du déplacement.

Or, le baron, quand Philippe sonna au guichet de la porte
cochère, arpentait avec d’effroyables jurons le petit jardin de l’hôtel et la
cour attenant à ce jardin.

Il tressaillit au bruit de la sonnette et vint ouvrir
lui-même.

Comme il n’attendait personne, cette visite imprévue lui
apportait une espérance : le malheureux, dans sa chute, se rattrapait à
toutes branches.

Il reçut donc Philippe avec le sentiment d’un dépit et d’une
curiosité insaisissables.

Mais il n’eut pas plus tôt regardé le visage de son
interlocuteur, que cette sombre pâleur, cette raideur des lignes et la
crispation de la bouche glacèrent la source de questions qu’il s’apprêtait à
ouvrir.

– Vous ! dit-il seulement, et par quel hasard ?

– J’aurai honneur de vous expliquer cela, monsieur, dit
Philippe.

– Bon ! c’est grave ?

– Assez grave, oui, monsieur.

– Ce garçon a toujours des façons cérémonieuses qui
inquiètent… Est-ce un malheur, voyons, ou un bonheur que vous apportez ?

– C’est un malheur, dit gravement Philippe.

Le baron chancela.

– Nous sommes bien seuls ? demanda Philippe.

– Mais oui.

– Voulez-vous que nous entrions dans la maison,
monsieur ?

– Pourquoi pas en plein air, sous ces arbres… ?

– Parce qu’il est de certaines choses qui ne se disent pas à
la lumière des cieux.

Le baron regarda son fils, obéit à son geste muet, et, tout
en affectant l’impassibilité, le sourire même, il le suivit dans la salle
basse, dont déjà Philippe avait ouvert la porte.

Lorsque les portes furent soigneusement fermées, Philippe
attendit un geste de son père pour commencer la conversation, et,le baron
s’étant assis commodément dans le meilleur fauteuil du salon :

– Monsieur, dit Philippe, ma sœur et moi, nous allons
prendre congé de vous.

– Comment cela ? fit le baron très surpris. Vous… vous
absentez !… Et le service ?

– Il n’y a plus de service pour moi : vous savez que
les promesses faites par le roi n’ont pas été réalisées…heureusement.

– Voilà un heureusement que je ne comprends pas.

– Monsieur…

– Expliquez-le-moi : comment pouvez-vous être heureux
de n’être pas colonel d’un beau régiment ? Vous pousseriez loin la
philosophie.

– Je la pousse assez loin pour ne pas préférer le déshonneur
à la fortune, voilà tout. Mais n’entrons pas, s’il vous plaît,monsieur, dans
des considérations de cet ordre…

– Entrons-y, pardieu !

– Je vous en supplie…, répliqua Philippe avec une fermeté
qui signifiait : « Je ne veux pas ! »

Le baron fronça le sourcil.

– Et votre sœur ?… Oublie-t-elle ses devoirs
aussi ? son service près de madame… ?

– Ce sont là des devoirs qu’elle doit subordonner à
d’autres, monsieur.

– De quelle nature, s’il vous plaît ?

– De la plus impérieuse nécessité.

Le baron se leva.

– C’est une sotte espèce, grommela-t-il, que l’espèce des
faiseurs d’énigmes.

– Est-ce bien une énigme pour vous, tout ce que je dis
là ?

– Absolument, répondit le baron avec un aplomb qui étonna
Philippe.

– Je m’expliquerai donc : ma sœur s’en va parce qu’elle
aussi est forcée de fuir pour éviter un déshonneur.

Le baron éclata de rire.

– Tudieu ! les enfants modèles que j’ai là !
s’écria-t-il. Le fils abandonne l’espoir d’un régiment parce qu’il craint le
déshonneur, la fille abandonne un tabouret tout acquis parce qu’elle a peur du
déshonneur. En vérité, me voilà revenu au temps de Brutus et de Lucrèce !
De mon temps, mauvais temps sans doute, et il ne vaut pas les beaux jours de la
philosophie, quand un homme voyait venir de loin un déshonneur, et qu’il portait,
comme vous, une épée au côté, et quand, comme vous, il avait pris des leçons de
deux maîtres et de trois prévôts, il embrochait le premier déshonneur à la
pointe de son épée.

Philippe haussa les épaules.

– Oui, c’est assez pauvre, ce que je dis là, pour un
philanthrope qui n’aime pas à voir couler le sang. Mais, enfin, les officiers
ne sont pas précisément nés pour être philanthropes.

– Monsieur, j’ai autant que vous la conscience des
nécessités qu’impose le point d’honneur ; mais ce n’est pas le sang versé
qui rachète…

– Phrases !… phrases de… de philosophe ! s’écria
le vieillard irrité au point de devenir majestueux. Je crois que j’allais dire
de poltron.

– Vous avez bien fait de ne pas le dire, répliqua Philippe
pâle et frémissant.

Le baron soutint fièrement le regard implacable et menaçant
de son fils.

– Je disais, reprit-il, et ma logique n’est pas mauvaise
autant qu’on voudrait me le faire accroire ; je disais que tout déshonneur
en ce monde vient, non pas d’une action, mais d’un propos.Ah ! c’est ainsi !…
Soyez criminel devant des sourds et devant des aveugles ou des muets,
serez-vous déshonoré ? Vous allez me répondre par ce vers stupide :

Le
crime fait la honte et non pas l’échafaud.

C’est bon à dire à des enfants ou à des femmes ; mais à
un homme, mordieu ! l’on parle un autre langage… Or, je me figurais, moi,
avoir créé un homme… Maintenant que l’aveugle voie, que le sourdait pu
entendre, que le muet parle, et vous frappez sur la garde de votre épée, et
vous crevez les yeux à l’un, le tympan à l’autre, vous coupez la langue au
dernier ; voilà comment répond à l’attaque du déshonneur un gentilhomme du
nom de Taverney-Maison-Rouge !

– Un gentilhomme de ce nom, monsieur, sait toujours, entre
les choses qu’il a à faire, que la première, c’est de ne pas commettre une
action déshonorante : voilà pourquoi je ne répondrai pas à vos arguments.
Seulement, il arrive parfois que l’opprobre est né d’un malheur
inévitable ; c’est le cas où nous nous trouvons, ma sœur et moi.

– Je passe à votre sœur. Si, d’après mon système, l’homme ne
doit jamais fuir une chose qu’il peut combattre et vaincre, la femme aussi doit
attendre de pied ferme. À quoi sert la vertu, monsieur le philosophe, sinon à
repousser les attaques du vice ? Où est le triomphe de cette même vertu,
sinon dans la défaite du vice ?

Et Taverney se remit à rire.

– Mademoiselle de Taverney a eu bien peur… n’est-ce
pas ?… Elle se sent donc faible… Alors…

Philippe, se rapprochant tout à coup :

– Monsieur, dit-il, mademoiselle de Taverney n’a pas été faible,
elle est vaincue ! Elle a succombé, elle est tombée dans un piège.

– Dans un piège ?…

– Oui. Gardez, je vous prie, un peu de cette chaleur qui
vous animait tout à l’heure pour flétrir ces misérables qui ont comploté
lâchement la ruine de cet honneur sans tache.

– Je ne comprends pas…

– Vous allez comprendre… Un lâche, vous dis-je, a introduit
quelqu’un dans la chambre de mademoiselle de Taverney…

Le baron pâlit.

– Un lâche, continua Philippe, a voulu que le nom de
Taverney… le mien… le vôtre, monsieur, fût souillé d’une tache indélébile…
Voyons ! où est votre épée de jeune homme pour répandre un peu de
sang ? La chose en vaut-elle la peine ?

– Monsieur Philippe…

– Ah ! ne craignez rien ; je n’accuse personne,
moi ; je ne connais personne… Le crime s’est tramé dans l’ombre, exécuté
dans l’ombre… le résultat disparaîtra dans l’ombre aussi, je le veux ! moi
qui entends à ma mode la gloire de ma maison.

– Mais comment savez-vous ?… s’écria le baron revenu de
sa stupeur par l’appât d’une infâme ambition, d’un ignoble espoir ; à quel
signe reconnaissez-vous ?…

– C’est ce que ne demandera personne de ceux qui pourraient
entrevoir ma sœur, votre fille, dans quelques mois, monsieur lebaron !

– Mais alors, Philippe, s’écria le vieillard avec des yeux
pleins de joie, alors la fortune et la gloire de la maison ne sont pas
évanouies ; alors nous triomphons !

– Alors… vous êtes bien réellement l’homme que je pensais,
dit Philippe avec un suprême dégoût ; vous vous êtes trahi vous-même, et
vous venez de manquer d’esprit devant un juge, après avoir manqué de cœur
devant votre fils.

– Insolent !

– Assez ! répliqua Philippe. Craignez d’éveiller, en
parlant si haut, l’ombre, hélas ! trop insensible de ma mère,qui, si elle
vivait, eût veillé sur sa fille.

Le baron baissa les paupières devant l’éblouissante clarté
qui jaillissait des yeux de son fils.

– Ma fille, reprit-il après un moment, ne me quittera pas
sans ma volonté.

– Ma sœur, dit Philippe, ne vous reverra jamais, mon père.

– Est-ce elle qui dit cela ?

– C’est elle qui m’envoie vous le déclarer.

Le baron essuya d’une main tremblante ses lèvres blanches et
humides.

– Soit ! dit-il.

Puis, haussant les épaules :

– J’ai eu du malheur en enfants, s’écria-t-il : un sot
et une brute.

Philippe ne répliqua rien.

– Bon, bon, continua Taverney ; je n’ai plus besoin de
vous ; allez… si la thèse est récitée.

– J’avais encore deux choses à vous dire, monsieur.

– Dites.

– La première est celle-ci : le roi a donné, à vous, un
écrin de perles…

– À votre sœur, monsieur…

– À vous, monsieur… D’ailleurs, peu importe… Ma sœur ne
porte point de joyaux pareils… Ce n’est pas une prostituée que mademoiselle de
Taverney ; elle vous prie de remettre l’écrin à qui l’adonné ; ou,
comme vous craindriez de désobliger Sa Majesté, qui a tant fait pour notre
famille, de garder l’écrin chez vous.

Philippe tendit l’écrin à son père. Celui-ci le prit,
l’ouvrit, regarda les perles et le jeta sur un chiffonnier.

– Après ? dit-il.

– Ensuite, monsieur, comme nous ne sommes pas riches,
puisque vous avez engagé ou dépensé jusqu’au bien de notre mère, ce dont je ne
vous fais pas reproche, à Dieu ne plaise…

– Il vaudrait mieux, dit le baron en grinçant les dents.

– Mais, enfin, comme nous n’avons que Taverney qui vienne de
cette succession modique, nous vous prions de choisir entre Taverney et ce
petit hôtel où nous sommes. Habitez l’un, nous nous retirerons dans l’autre.

Le baron froissa son jabot de dentelles avec une fureur qui
ne se trahit que par l’agitation de ses doigts, la moiteur de son front, le
frémissement de ses lèvres ; Philippe même ne les remarqua pas. Il avait
détourné la tête.

– J’aime mieux Taverney, répliqua le baron.

– Alors, nous garderons l’hôtel.

– Comme vous voudrez.

– Quand partirez-vous ?

– Ce soir même… Non, tout de suite.

Philippe s’inclina.

– À Taverney, continua le baron, on paraît roi avec trois
mille livres de rente… Je serai deux fois roi.

Il étendit la main vers le chiffonnier pour prendre l’écrin,
qu’il serra dans sa poche.

Puis il se dirigea vers la porte.

Tout à coup, revenant sur ses pas, avec un atroce
sourire :

– Philippe, dit-il, je vous permets de signer de notre nom
le premier traité de philosophie que vous publierez. Quant à Andrée… pour son
premier ouvrage… conseillez-lui de l’appeler Louis ou Louise :c’est un
nom qui porte bonheur.

Et il sortit en ricanant. Philippe, l’œil sanglant, le front
en feu, serra de sa main la garde de son épée, en murmurant :

– Mon Dieu ! donnez-moi la patience, accordez-moi
l’oubli !

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