Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 30Où Gilbert voit qu’un crime est plus facile à commettre qu’un préjugé à vaincre

À mesure que diminuait la sensation douloureuse qui s’était
emparée de Gilbert, ses idées devenaient plus nettes et plus précises.

Sur ces entrefaites, l’ombre qui s’épaississait l’empêcha de
rien distinguer ; alors, un invincible désir lui prit de voir les arbres,
la maison, les allées que l’obscurité venait de confondre dans une seule masse,
sur laquelle l’air flottait égaré comme sur un abîme.

Il se souvint qu’un soir, en des temps plus heureux, il
avait voulu se procurer des nouvelles d’Andrée, la voir, l’entendre parler
même, et qu’au péril de sa vie, souffrant encore de la maladie qui avait suivi
le 31 mai, il s’était laissé glisser le long de la gouttière, du premier étage
jusqu’en bas, c’est-à-dire jusqu’à ce bienheureux sol du jardin.

En ce temps-là, il y avait un grand danger à pénétrer dans
cette maison, que le baron habitait, où Andrée était si bien gardée, et
cependant, malgré ce danger, Gilbert se rappelait combien la situation était
douce, et comment son cœur avait joyeusement battu quand il avait entendu le
bruit de sa voix.

– Voyons, si je recommençais, si une dernière fois j’allais
chercher à genoux, sur le sable des allées, la trace adorée qu’ont dû y laisser
les pas de ma maîtresse ?

Ce mot, ce mot effrayant s’il eût été entendu, Gilbert
l’articula presque haut, prenant à le prononcer un étrange plaisir.

Gilbert interrompit son monologue pour fixer un regard
profond sur la place où il devinait que le pavillon devait être.

Puis, après un instant de silence et d’investigation :

– Rien n’annonce, ajouta-t-il, que le pavillon soit habité
par d’autres locataires : ni lumière, ni bruit, ni portes ouvertes ;
allons !

Gilbert avait un mérite : c’était, une fois sa
résolution prise, la rapidité d’action avec laquelle il l’exécutait. Il ouvrit
la porte de sa mansarde, descendit à tâtons comme un sylphe devant la porte de
Rousseau ; puis, arrivé au premier étage, il enjamba courageusement le plomb
et se laissa couler jusqu’au bas, au risque de faire une vieille culotte de
cette culotte si fraîche encore le matin.

Arrivé au bas de l’espalier, il repassa par toutes les
émotions de sa première visite au pavillon, fit crier sous ses pas le sable, et
reconnut la petite porte par laquelle Nicole avait introduit M. de Beausire.

Enfin, il alla vers le perron pour appliquer ses lèvres sur
le bouton de cuivre de la persienne, se disant que, sans nul doute,la main
d’Andrée avait pressé ce bouton. Le crime de Gilbert lui avait fait de son
amour quelque chose comme une religion.

Tout à coup, un bruit venu de l’intérieur fit tressaillir le
jeune homme, bruit faible et sourd comme celui d’un pas léger sur le parquet.

Gilbert recula.

Sa tête était livide et, en même temps, si bourrelée depuis
huit ou dix jours, qu’en apercevant une lueur qui filtrait à travers la porte,
il crut que la superstition, cette fille de l’ignorance et du remords, allumait
dans ses yeux un de ses sinistres flambeaux, et que c’était ce flambeau qui
transparaissait sur les lames des persiennes. Il crut que son âme chargée de
terreurs évoquait une autre âme, et que l’heure était venue d’une de ces
hallucinations comme en ont les fous ou les extravagants passionnés.

Et cependant le pas et la lumière approchaient toujours,
Gilbert voyait et entendait sans croire ; mais, la persienne s’ouvrant
soudain au moment où le jeune homme s’approchait pour regarder à travers les
lames, il fut rejeté par le choc sur le côté du mur, poussa un grand cri, et tomba
sur les deux genoux.

Ce qui le prosternait ainsi, c’était moins le choc que la
vue : dans cette maison qu’il croyait déserte, à la porte de laquelle il
avait frappé sans qu’on lui ouvrît, il venait de voir apparaître Andrée.

La jeune fille, car c’était bien elle et non pas une ombre,
poussa un cri comme Gilbert ; puis, moins effarée, car sans doute elle
attendait quelqu’un :

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. Qui êtes-vous ?
Que désirez-vous ?

– Oh ! pardon, pardon, mademoiselle ! murmura
Gilbert, la face humblement tournée vers le sol.

– Gilbert, Gilbert ici ! s’écria Andrée avec une
surprise exempte de peur et de colère ; Gilbert dans ce jardin ! Que
venez-vous y faire, mon ami ?

Cette dernière appellation vibra douloureusement jusqu’au
fond du cœur du jeune homme.

– Oh ! dit-il d’une voix émue, ne m’accablez pas,
mademoiselle, soyez miséricordieuse ; j’ai tant souffert !

Andrée regarda Gilbert avec étonnement, et comme une femme
qui ne comprenait rien à cette humilité :

– Et d’abord, dit-elle, relevez-vous, et expliquez-moi
comment vous êtes ici.

– Oh ! mademoiselle, s’écria Gilbert, je ne me
relèverai point que vous ne m’ayez pardonné !

– Qu’avez-vous donc fait contre moi, pour que je vous
pardonne ? Dites, expliquez-vous. En tout cas, continua-t-elle avec un
sourire mélancolique, comme l’offense ne peut être grande, le pardon sera
facile. C’est Philippe qui vous a remis la clef ?

– La clef ?

– Sans doute, il était convenu que je n’ouvrirais à personne
en son absence et, pour que vous soyez entré, il faut bien que ce soit lui qui
vous en ait facilité les moyens, à moins que vous n’ayez passé par-dessus les
murs.

– Votre frère, M. Philippe ?… balbutia Gilbert. Non,
non, ce n’est pas lui ; mais ce n’est point de votre frère qu’il s’agit,
mademoiselle ; vous n’êtes donc point partie ? Vous n’avez donc pas
quitté la France ? O bonheur ! bonheur inespéré !

Gilbert s’était relevé sur un genou et, les bras ouverts,
remerciait le ciel avec une étrange bonne foi.

Andrée se pencha vers lui et, le regardant avec inquiétude :

– Vous parlez comme un fou, monsieur Gilbert, dit-elle, et
vous allez déchirer ma robe ; lâchez donc ma robe ;lâchez donc ma
robe, je vous prie, et mettez fin à cette comédie.

Gilbert se releva.

– Vous voilà en colère, dit-il ; mais je n’ai point à
me plaindre, car je l’ai bien mérité ; je sais que ce n’est point ainsi
que j’eusse dû me présenter ; mais que voulez-vous !j’ignorais que
vous habitassiez ce pavillon ; je le croyais vide,solitaire ; ce que
j’y venais chercher, c’était votre souvenir : voilà tout. Le hasard seul…
En vérité, je ne sais plus ce que je dis ; excusez-moi ;je voulais
d’abord m’adresser à monsieur votre père, mais lui même avait disparu.

Andrée fit un mouvement.

– À mon père, dit-elle ; et pourquoi à mon père ?

Gilbert se trompa à cette réponse.

– Oh ! parce que je vous crains trop, dit-il, et
cependant, je le sais bien, mieux vaut que tout se passe entre vous et
moi ; c’est le moyen le plus sûr que tout soit réparé.

– Réparé ! qu’est-ce que cela ? demanda Andrée, et
quelle chose doit être réparée ? Dites.

Gilbert la regarda avec des yeux pleins d’amour et
d’humilité.

– Oh ! ne vous courroucez pas, dit-il ; certes,
c’est une grande témérité à moi, je le sais ; à moi qui suis si peu de
chose ; c’est une grande témérité, dis je, que de lever les yeux si
haut ; mais le malheur est accompli.

Andrée fit un mouvement.

– Le crime, si vous voulez, continua Gilbert ; oui, le
crime, car réellement c’était un grand crime. Eh bien, de ce crime,accusez la
fatalité, mademoiselle, mais jamais mon cœur…

– Votre cœur ! votre crime ! la fatalité !…
Vous êtes insensé, monsieur Gilbert, et vous me faites peur.

– Oh ! c’est impossible qu’avec tant de respect, tant
de remords ; qu’avec le front baissé, les mains jointes, je vous inspire
un autre sentiment que la pitié. Mademoiselle, écoutez ce que je vais vous
dire, et c’est un engagement sacré que je prends en face de Dieu et des
hommes : je veux que toute ma vie soit consacrée à expier l’erreur d’un
moment, je veux que votre bonheur à venir soit si grand, qu’il efface toutes
les douleurs passées. Mademoiselle…

Gilbert hésita.

– Mademoiselle, consentez à un mariage qui sanctifiera une
criminelle union.

Andrée fit un pas en arrière.

– Non, non, dit Gilbert, je ne suis point un insensé ;
n’essayez pas de fuir, ne m’arrachez point vos mains que j’embrasse ; par
grâce, par pitié… consentez à être ma femme.

– Votre femme ? exclama Andrée croyant que c’était
elle-même qui devenait folle.

– Oh ! continua Gilbert avec des sanglots
dévorants ; oh ! dites que vous me pardonnez cette nuit
horrible ; dites que mon attentat vous a fait horreur, mais dites aussi
que vous pardonnez à mon repentir ; dites que mon amour, si longtemps
comprimé, justifiait mon crime.

– Misérable ! s’écria Andrée avec une sauvage fureur,
c’était donc toi ? Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

Et Andrée saisit sa tête, qu’elle comprima entre ses deux
mains, comme pour empêcher de fuir sa pensée révoltée.

Gilbert recula, muet et pétrifié, devant cette belle et pâle
tête de Méduse, qui peignait à la fois l’épouvante et l’étonnement.

– Est-ce que ce malheur m’était réservé, mon Dieu !
continua la jeune fille, en proie à une exaltation croissante, devoir mon nom
doublement déshonoré : déshonoré par le crime, déshonoré parle
criminel ? Réponds, lâche ! réponds, misérable !C’était donc
toi ?

– Elle l’ignorait ! murmura Gilbert anéanti.

– Au secours ! au secours ! cria Andrée en
rentrant dans son appartement. Philippe ! Philippe ! à moi,
Philippe !

Gilbert, qui l’avait suivie, sombre et désespéré, chercha
des yeux autour de lui, soit une place pour tomber noblement sous les coups
qu’il attendait, soit une arme pour se défendre.

Mais personne ne vint à l’appel d’Andrée, Andrée était seule
dans l’appartement.

– Seule ! oh ! seule ! s’écria la jeune fille
avec une crispation de rage ! Hors d’ici, misérable ! ne tente pas la
colère de Dieu !

Gilbert releva doucement la tête.

– Votre colère, murmura-t-il, est pour moi la plus
redoutable de toutes les colères ; ne m’accablez donc pas,mademoiselle,
par pitié !

Et il joignit les mains en suppliant.

– Assassin ! assassin ! assassin ! vociféra
la jeune femme.

– Mais vous ne voulez donc pas m’entendre ? s’écria
Gilbert. Entendez-moi donc d’abord, au moins, et faites-moi tuer ensuite si
vous voulez.

– T’entendre, t’entendre, encore ce supplice ! Et que
diras-tu ? Voyons.

– Ce que je disais tout à l’heure : c’est que j’ai
commis un crime, crime bien excusable pour quiconque lira dans mon cœur, et que
j’apporte la réparation de ce crime.

– Ah ! s’écria Andrée, voilà donc le sens de ce mot qui
me faisait horreur avant même que je le comprisse ; un mariage !… Je
crois que vous avez prononcé ce mot ?

– Mademoiselle ! balbutia Gilbert.

– Un mariage, continua la fière jeune fille s’exaltant de
plus en plus. Oh ! ce n’est pas de la colère que je ressens pour vous,
c’est du mépris, c’est de la haine ; avec ce mépris, c’est un sentiment si
bas et si terrible à la fois, que je ne comprends pas qu’on en puisse subir
vivant l’expression telle que je vous la jette au visage.

Gilbert pâlit, deux larmes de rage brillèrent aux franges de
ses paupières ; ses lèvres s’amincirent, pâlissantes, comme deux filets de
nacre.

– Mademoiselle, dit-il tout frémissant, je ne suis pas si
peu, en vérité, que je ne puisse servir à réparer la perte de votre honneur.

Andrée se redressa.

– S’il s’agissait d’honneur perdu, monsieur, dit-elle
fièrement, ce serait de votre honneur à vous, et non du mien. Telle que je
suis, mon honneur à moi est intact, et ce serait en vous épousant que je me
déshonorerais !

– Je ne croyais pas, répondit Gilbert d’un ton froid et
incisif, qu’une femme, lorsqu’elle est devenue mère, dût considérer autre chose
au monde que l’avenir de son enfant.

– Et moi, je ne suppose point que vous osiez vous occuper de
cela, monsieur ! repartit Andrée, dont les yeux étincelèrent.

– Je m’en occupe, au contraire, mademoiselle, répondit
Gilbert commençant à se relever sous le pied acharné qui le foulait. Je m’en
occupe, car je ne veux pas que cet enfant meure de faim, comme cela arrive
souvent dans les maisons des nobles, où les filles entendent l’honneur à leur
manière. Les hommes se valent entre eux ; des hommes qui valaient
eux-mêmes mieux que les autres ont proclamé cette maxime. Que vous ne m’aimiez
pas, je le conçois, car vous ne voyez pas mon cœur ; que vous me
méprisiez, je le conçois encore, vous ne savez pas ce que je pense ; mais
que vous me refusiez le droit de m’occuper de mon enfant, jamais je ne le
comprendrai. Hélas ! en cherchant à vous épouser, je ne contentais pas un
désir, une passion, une ambition ; j’accomplissais un devoir,je me
condamnais à être votre esclave, je vous donnais ma vie. Eh !mon Dieu,
vous n’eussiez jamais porté mon nom ; si vous eussiez voulu,vous eussiez
continué de me traiter comme le jardinier Gilbert, c’était juste ; mais,
votre enfant, vous ne deviez pas le sacrifier. Voici trois cent mille livres
qu’un protecteur généreux, qui m’a jugé autrement que vous, m’a données pour
dot. Si je vous épouse, cet argent m’appartient ; or, pour moi,
mademoiselle, je n’ai besoin de rien que d’un peu d’air pour respirer, si je
vis, et d’une fosse dans la terre pour y cacher mon corps, si je meurs. Ce que
j’ai en plus, je le donne à mon enfant ; tenez, voilà les trois cent mille
livres.

Et il déposa sur la table la masse de billets, presque sous
la main d’Andrée.

– Monsieur, dit celle-ci, vous faites une grave
erreur ; vous n’avez pas d’enfant.

– Moi !

– De quel enfant parlez-vous donc ? demanda Andrée.

– Mais de celui dont vous êtes mère. N’avez-vous pas avoué
devant deux personnes : devant votre frère Philippe, devant lecomte de
Balsamo ; n’avez-vous pas avoué que vous étiez enceinte, et que c’était
moi, moi, malheureux !…

– Ah ! vous avez entendu cela ? s’écria Andrée. Eh
bien ! tant mieux, tant mieux ; alors, monsieur, voici ce que je vous
répondrai : Vous m’avez lâchement fait violence ; vous m’avez
possédée pendant mon sommeil ; vous m’avez possédée par un crime ; je
suis mère, c’est vrai ; mais mon enfant n’a qu’une mère,
entendez-vous ? Vous m’avez violée, c’est vrai ; mais vous n’êtes pas
le père de mon enfant !

Et, saisissant les billets, elle les jeta dédaigneusement
hors de la chambre, de telle façon qu’ils effleurèrent, en volant,le visage
blêmissant du malheureux Gilbert.

Alors il ressentit un mouvement de fureur tellement sombre,
que le bon ange d’Andrée dut trembler encore une fois pour elle.

Mais cette fureur se contint par sa violence même, et le
jeune homme passa devant Andrée sans même lui adresser un regard.

Il n’eut pas plus tôt dépassé le seuil de la porte, qu’elle
s’élança derrière lui, ferma portes, persiennes, fenêtres et volets, comme si,
par cette action violente, elle mettait l’univers entre le présent et le
passé !

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