Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 26Le petit jardin du docteur Louis

Le docteur Louis, à la porte duquel nous avons laissé
Philippe, se promenait dans un petit jardin enterré entre quatre grands murs et
qui faisait partie des dépendances d’un vieux couvent d’ursulines,transformé
en un magasin de fourrage pour MM. les dragons de la maison du roi.

Le docteur Louis lisait, en marchant, les épreuves d’un
nouvel ouvrage qu’il était en train de faire imprimer, et se baissait de temps
en temps pour arracher de l’allée dans laquelle il se promenait, ou des
plates-bandes qui s’allongeaient a sa droite et à sa gauche, les mauvaises
herbes qui choquaient son instinct de symétrie et d’ordre.

Une seule servante un peu bourrue, comme tout domestique
d’un homme de travail qui ne veut pas être dérangé, tenait toute la maison du
docteur.

Au bruit que fit le marteau de bronze raisonnant sous la
main de Philippe, elle s’approcha de la porte et l’entrebâilla.

Mais le jeune homme, au lieu de parlementer avec la
servante, poussa la porte et entra. Une fois maître de l’allée, il aperçut le
jardin, et dans le jardin le docteur.

Alors, sans faire attention aux allocutions et aux cris de
la vigilante gardienne, il s’élança dans le jardin.

Au bruit de ses pas, le docteur leva la tête.

– Ah ! ah ! dit-il, c’est vous ?

– Pardonnez-moi, docteur, d’avoir ainsi forcé votre porte et
troublé votre solitude, mais le moment que vous avez prévu est arrivé ;
j’ai besoin de vous et je viens réclamer votre assistance.

– Je vous l’ai promise, monsieur, dit le docteur, et je vous
la promets.

Philippe s’inclina, trop ému pour entamer de lui-même la
conversation.

Le docteur Louis comprit son hésitation.

– Comment se porte la malade ? demanda-t-il inquiet de
cette pâleur de Philippe, et craignant quelque catastrophe à l’issue de ce
drame.

– Fort bien, Dieu merci, docteur, et ma sœur est une si
digne et si honnête jeune fille, qu’en vérité Dieu ne serait pas juste s’il lui
envoyait la souffrance et le danger.

Le docteur regarda Philippe, comme pour l’interroger :
ses paroles lui semblaient une suite des dénégations de la veille.

– Alors, dit-il, elle a donc été victime de quelque surprise
ou de quelque piège ?

– Oui, docteur, victime d’une surprise inouïe, victime d’un
piège infâme.

Le praticien joignit les mains et leva les yeux au ciel.

– Hélas ! dit-il, nous vivons, sous ce rapport dans un
horrible temps et je crois qu’il est urgent que viennent à leur tour les
médecins des nations, comme sont venus depuis longtemps ceux des individus.

– Oui, dit Philippe, oui, qu’ils viennent ; nul ne les
verra venir d’un air plus joyeux que moi ; mais, en attendant…

Et Philippe fit un geste de sombre menace.

– Ah ! dit le docteur, vous êtes, je le vois, monsieur,
de ceux qui font consister la réparation du crime dans la violence et le
meurtre.

– Oui, docteur, répondit tranquillement Philippe, oui, je
suis de ceux-là.

– Un duel, soupira le docteur ; un duel qui ne rendra
pas l’honneur à votre sœur, au cas où vous tuerez le coupable, et qui la
plongera dans le désespoir si vous êtes tué. Ah ! monsieur, je vous croyais
un esprit droit, je vous croyais un cœur intelligent ! Il me semblait vous
avoir entendu exprimer le désir que sur toute cette affaire le secret fût
gardé ?

Philippe posa sa main sur le bras du docteur.

– Monsieur, lui dit-il, vous vous trompez étrangement sur
moi ; j’ai un raisonnement assez ferme, qui naît d’une conviction profonde
et d’une conscience immaculée ; je veux, non pas me faire justice, mais
faire justice ; je veux, non pas exposer ma sœur à l’abandon et à la mort
en me faisant tuer, mais la venger en tuant le misérable.

– Vous le tuerez, vous, gentilhomme ? Vous commettrez
un assassinat ?

– Monsieur, si je l’eusse vu, dix minutes avant le crime, se
glisser comme un larron dans cette chambre, où sa misérable condition ne lui
donnait pas le droit de mettre le pied, et que je l’eusse tué alors, chacun eut
dit que j’avais bien fait : pourquoi donc l’épargnerais-je
maintenant ? Le crime l’a-t-il fait sacré ?

– Ainsi, ce projet sanglant est résolu dans votre esprit,
arrêté dans votre cœur ?

– Arrêté, résolu ! Je le trouverai certainement un
jour, bien qu’il se cache, et ce jour, je vous le dis, monsieur,sans pitié,
sans remords, je le tuerai, comme un chien !

– Alors, fit le docteur Louis, alors vous commettrez un
crime égal à celui qui fut commis, un crime plus odieux peut-être : car
sait-on jamais où un mot imprudent, où un geste de coquette rieéchappé à une
femme, peuvent jeter le désir et le penchant de l’homme.Assassiner !
quand vous avez d’autres réparations possibles, quand un mariage…

Philippe releva la tête.

– Ignorez-vous, monsieur, que les Taverney-Maison-Rouge
datent des croisades, et que ma sœur est noble comme une infante ou une
archiduchesse ?

– Oui, je comprends, et le coupable ne l’est pas, lui ;
c’est un manant, un vilain, comme vous dites vous autres gens de race. Oui,
oui, continua-t-il avec un sourire amer, oui, c’est vrai, Dieu a fait des
hommes d’une certaine argile inférieure, pour être tués par d’autres hommes
d’une argile plus délicate. Oh ! oui, vous avez raison, tuez,monsieur,
tuez.

Et le docteur tourna le dos à Philippe, et se remit à
arracher çà et là les mauvaises herbes de son jardin.

Philippe croisa les bras.

– Docteur, écoutez-moi, dit-il, il ne s’agit point ici d’un
séducteur à qui une coquette a donné plus ou moins d’encouragements ; il
ne s’agit point d’un homme enfin provoqué, comme vous disiez ;il s’agit
d’un misérable élevé chez nous, et qui, après avoir mangé le pain de la pitié,
la nuit, abusant d’un sommeil factice, d’un évanouissement, d’une mort, pour
ainsi dire, a souillé traîtreusement, lâchement, la plus sainte et la plus pure
des femmes, que pendant la lumière du jour il n’osait regarder en face. Devant
un tribunal, ce coupable serait certainement condamné à mort ;eh bien, je
le jugerai, moi, aussi impartialement qu’un tribunal, et je le tuerai.
Maintenant, docteur, allez-vous, vous que j’ai cru si généreux et si grand,
allez-vous me faire acheter ce service ou m’imposer une condition,en me le
rendant ? Ferez-vous comme ceux qui cherchent à s’obliger et à se
satisfaire en obligeant autrui ? S’il en est ainsi, docteur,vous n’êtes
point ce sage que j’ai admiré, vous n’êtes qu’un homme ordinaire  et, malgré le
dédain que vous me témoigniez tout à l’heure, je suis supérieur à vous, moi
qui, sans arrière pensée, vous ai confié mon secret tout entier.

– Vous dites, répliqua le docteur pensif, vous dites que le
coupable a fui ?

– Oui, docteur ; sans doute il avait deviné que
l’éclaircissement allait avoir lieu ; il a entendu qu’on l’accusait, et
aussitôt il a pris la fuite.

– Bien. Maintenant, que désirez-vous, monsieur ?
demanda le docteur.

– Votre assistance pour retirer ma sœur de Versailles, pour
ensevelir dans une ombre encore plus épaisse et plus muette le secret terrible
qui nous déshonore, s’il éclate.

– Je ne vous poserai qu’une seule question.

Philippe se révolta.

– Écoutez, continua le docteur avec un geste qui commandait
le calme, écoutez-moi. Un philosophe chrétien dont vous venez de faire un
confesseur est obligé de vous imposer, non pas la condition en faveur du
service rendu, mais en vertu du droit de conscience. L’humanité est une
fonction, monsieur, elle n’est pas une vertu ; vous me parlez de tuer un
homme ; moi, je dois vous en empêcher comme j’eusse empêché par tout moyen
en mon pouvoir, par la violence même, l’exécution du crime commis sur votre
sœur. Donc, monsieur, je vous adjure de me faire un serment.

– Oh ! jamais ! jamais !

– Vous le ferez, s’écria le docteur Louis avec véhémence,
vous le ferez, homme de sang ; reconnaissez partout la main de Dieu et
n’en faussez jamais le coup ni la portée. Le coupable, dites-vous,était sous
votre main ?

– Oui docteur ; en ouvrant une porte, si j’eusse pu
deviner qu’il était là, je me fusse trouvé face à face avec lui.

– Eh bien, il a fui, il tremble, son supplice commence.
Ah ! vous souriez, ce que fait Dieu vous paraît faible !le remords
vous semble insuffisant ! attendez ! attendez donc !Vous
resterez près de votre sœur, et vous me promettrez de ne jamais poursuivre le
coupable. Si vous le rencontrez, c’est-à-dire si Dieu vous le livre, eh bien,
je suis homme aussi, moi ! alors vous verrez !

– Dérision, monsieur ; ne me fuira-t-il point
toujours ?

– Qui sait ? eh mon Dieu ! l’assassin fuit,
l’assassin cherche une retraite, l’assassin redoute l’échafaud, et pourtant,
comme s’il était aimanté, le fer de la justice attire ce coupable,qui vient se
courber fatalement sous la main du bourreau. D’ailleurs, s’agit-il,à présent,
de défaire ce que vous avez entrepris de faire si péniblement ? C’est pour
le monde où vous vivez et à qui vous ne pouvez expliquer l’innocence de votre
sœur, c’est pour tous ces curieux oisifs que vous tuerez l’homme,et vous
repaîtrez deux fois leur curiosité, par l’aveu de l’attentat d’abord, puis par
le scandale du châtiment. Non, non, croyez-moi, gardez le silence,ensevelissez
ce malheur.

– Oh ! qui saura, quand j’aurai tué ce misérable, si
c’est pour ma sœur que je l’aurai tué ?

– Il faudra bien trouver une cause à ce meurtre.

– Eh bien, soit, docteur, j’obéirai, je ne poursuivrai pas
le coupable, mais Dieu sera juste ; oh ! oui, Dieu emploie l’impunité
comme amorce, Dieu me renverra le criminel.

– Alors, c’est que Dieu l’aura condamne. Donnez-moi votre
main, monsieur.

– La voilà.

– Que faut-il faire pour mademoiselle de Taverney ?
Dites.

– Il faudrait, cher docteur, lui trouver, près de madame la
dauphine, un prétexte de l’éloigner pour quelque temps : le regret du
pays, l’air, le régime…

– C’est facile.

– Oui, cela vous regarde, et je m’en rapporte à vous. Alors
j’emmènerai ma sœur en un coin quelconque de la France, à Taverney,par
exemple, loin de tous les yeux, loin de tous les soupçons.

– Non, non, monsieur, ce serait impossible ; la pauvre
enfant a besoin de soins permanents, de consolations assidues ; elle aura
besoin de tous les secours de la science. Laissez-moi donc lui trouver près
d’ici, dans un canton que je connais, une retraite cent fois plus cachée, cent
fois plus sûre que ne le serait le pays sauvage où vous la conduiriez.

– Oh ! docteur, vous croirez ?

– Oui, je crois, et avec raison. Le soupçon tend toujours à
s’éloigner des centres, comme font ces cercles grandissant causés par la pierre
qui tombe dans l’eau ; la pierre cependant ne s’éloigne pas,elle, et,
quand les ondulations se sont effacées, nul regard n’en trouve la cause,
ensevelie qu’elle est sous la profondeur de l’eau.

– Alors, docteur, mettez-vous à l’œuvre.

– Dès aujourd’hui, monsieur.

– Prévenez madame la dauphine.

– Ce matin même.

– Et pour le reste ?…

– Dans vingt-quatre heures, vous aurez ma réponse.

– Oh ! merci, docteur, vous êtes un dieu pour
moi !

– Eh bien, jeune homme, maintenant que tout est convenu
entre nous, accomplissez votre mission, retournez vers votre sœur,consolez-la,
protégez-la.

– Adieu, docteur, adieu !

Et le docteur, après avoir suivi Philippe des yeux jusqu’à
ce que le jeune homme eût disparu, reprit sa promenade, ses épreuves et
l’épuration de son petit jardin.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer