Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 36Le village d’ Haramont

Ces pas imprimés sur la neige étaient ceux de Gilbert, qui,
depuis sa dernière entrevue avec Balsamo, accomplissait sa tâche de surveillant
et préparait sa vengeance.

Rien ne lui avait coûté. Il avait réussi, à force de douces
paroles et de petites complaisances, à se faire accepter, chérir même, par la
femme de Rousseau. Le moyen était simple : sur les trente sous par jour
que Rousseau allouait à son copiste, le sobre Gilbert prélevait trois fois la
semaine une livre, qu’il employait à l’achat d’un petit présent destiné à Thérèse.

C’était quelquefois un ruban pour ses bonnets, quelquefois
une friandise, ou une bouteille de vin de liqueur. La bonne dame,sensible à
tout ce qui flattait ses goûts ou son petit orgueil, se fût au besoin contentée
des exclamations que poussait Gilbert à table pour louer le talent culinaire de
la maîtresse de la maison.

Car le philosophe genevois avait réussi à faire admettre le
jeune protégé à la table ; et, depuis les deux derniers mois,Gilbert,
ainsi favorisé, s’était amassé deux louis à son trésor à lui, qui dormait sous
la paillasse, à côté des vingt mille livres de Balsamo.

Mais quelle existence ! quelle fixité dans la tenue de
conduite et dans la volonté ! Levé au jour, Gilbert commençait par
examiner de son œil infaillible la position d’Andrée, pour reconnaître le
moindre changement qui pourrait s’être introduit dans l’existence si sombre et
si régulière de la recluse.

Rien alors n’échappait à ce regard : ni le sable du
jardin sur lequel sa vue perçante mesurait les empreintes du pied d’Andrée, ni
le pli des rideaux plus ou moins hermétiquement fermés, et dont
l’entrebâillement était pour Gilbert un indice certain de l’humeur de la
maîtresse ; car, en ses jours de marasme, Andrée se refusait même la vue
de la lumière du ciel…

De cette façon, Gilbert savait ce qui se passait dans l’âme
et ce qui se passait dans la maison.

Il avait également trouvé moyen d’interpréter toutes les
démarches de Philippe, et, calculant comme il savait le faire, il ne se
trompait ni sur l’intention au départ, ni sur le résultat au retour.

Il poussa même la minutie jusqu’à suivre Philippe, un soir
qu’il allait à Versailles trouver le docteur Louis… Cette visite à Versailles
avait bien un peu troublé les idées du surveillant ; mais,quand il vit, à
deux jours de là, le docteur se glisser furtivement dans le jardin par la rue
Coq-Héron, il comprit ce qui avait été un mystère l’avant-veille.

Gilbert savait les dates et n’ignorait pas que le moment
approchait de réaliser toutes ses espérances. Il avait pris autant de
précautions qu’il en faut pour assurer le succès d’une entreprise hérissée de
difficultés. Voici comment son plan fut combiné :

Les deux louis lui servirent à louer dans le faubourg
Saint-Denis un cabriolet avec deux chevaux. Cette voiture devait être à ses
ordres le jour où on la requerrait.

Gilbert avait, en outre, exploré les environs de Paris dans
un congé de trois ou quatre jours qu’il avait pris. Pendant ce congé, il
s’était rendu dans une petite ville du Soissonnais, située à dix-huit lieues de
Paris et entourée d’une immense forêt.

Cette petite ville se nommait Villers-Cotterêts. Une fois
arrivé dans cette petite ville, il s’était rendu tout droit chez l’unique
tabellion de l’endroit, lequel s’appelait maître Niquet.

Gilbert s’était présenté audit tabellion comme le fils de
l’intendant d’un grand seigneur. Ce grand seigneur, voulant du bien à l’enfant
d’une de ses paysannes, avait chargé Gilbert de trouver une nourrice à cet
enfant.

Selon toute probabilité, la munificence du grand seigneur ne
se bornerait point aux mois de nourrice, et il déposerait, en outre, entre les
mains de maître Niquet, une certaine somme pour l’enfant.

Alors maître Niquet, qui était possesseur de trois beaux
garçons, lui avait indiqué, dans un petit village nommé Haramont et situé à une
lieue de Villers-Cotterêts, la fille de la nourrice de ses trois fils,
laquelle, après s’être mariée légitimement en son étude, continuait le métier
de madame sa mère.

Cette brave femme s’appelait Madeleine Pitou, jouissait d’un
fils de quatre ans, lequel présentait tous les symptômes d’une bonne
santé ; elle venait, en outre, d’accoucher à nouveau, et, par conséquent,
se trouvait à la disposition de Gilbert le jour où il lui plairait d’apporter
ou d’envoyer son nourrisson.

Toutes ces dispositions prises, Gilbert, toujours exact,
était revenu à Paris deux heures avant l’expiration du congé demandé.
Maintenant, on nous demandera pourquoi Gilbert avait choisi la petite ville de
Villers-Cotterêts préférablement à toute autre.

En cette circonstance, comme en beaucoup d’autres, Gilbert
avait subi l’influence de Rousseau.

Rousseau avait, un jour, nommé la forêt de Villers-Cotterêts
comme une des plus riches en végétation qui existassent, et, dans cette forêt,
il avait cité trois ou quatre villages cachés comme des nids au plus profond de
la feuillée.

Or, il était impossible qu’on allât découvrir l’enfant de
Gilbert dans un de ces villages.

Haramont surtout avait frappé Rousseau, si bien que Rousseau
le misanthrope, Rousseau le solitaire, Rousseau l’ermite, répétait à chaque
instant :

– Haramont est le bout du monde ; Haramont, c’est le
désert : on peut vivre et mourir la comme l’oiseau, sur la branche quand
il vit, sous la feuille quand il meurt.

Gilbert avait encore entendu le philosophe raconter les
détails d’un intérieur de chaumière, et rendre, avec ces traits de feu dont il
animait la nature, depuis le sourire de la nourrice jusqu’au bêlement de la
chèvre ; depuis l’odeur appétissante de la grossière soupe aux choux
jusqu’aux parfums des mûriers sauvages et des bruyères violacées.

– J’irai là, s’était dit Gilbert ; mon enfant grandira
sous les ombrages où le maître a exhalé des souhaits et des soupirs.

Pour Gilbert, une fantaisie était une règle invariable, surtout
quand cette fantaisie se présentait avec ces apparences de nécessité morale.

Sa joie fut donc grande quand maître Niquet, allant
au-devant de ses désirs, lui nomma Haramont comme un village qui convenait
parfaitement à ses intentions.

De retour à Paris, Gilbert s’était préoccupé du cabriolet.

Le cabriolet n’était pas beau, mais il était solide :
c’était tout ce qu’il fallait. Les chevaux étaient des percherons trapus, le
postillon un lourdaud d’écurie ; mais ce qui importait à Gilbert, c’était
d’arriver au but et surtout de n’éveiller aucune curiosité.

Sa fable n’avait, d’ailleurs, inspiré aucune défiance à
maître Niquet ; il était d’assez bonne mine avec ses habits neufs, pour
ressembler à un fils d’intendant de bonne maison ou à un valet de chambre, déguisé,
de duc et pair.

Son ouverture n’en inspira pas davantage au
conducteur ; c’était le temps des confidences de peuple à
gentilhomme ; on recevait, dans ce temps-là, l’argent avec une certaine
reconnaissance et sans prendre d’informations.

D’ailleurs, deux louis en valaient quatre à cette époque, et
quatre louis, de nos jours, sont toujours bons à gagner.

Le voiturier s’engagea donc, pourvu qu’il fût prévenu deux
heures à l’avance, à mettre sa voiture à la disposition de Gilbert.

Cette entreprise avait pour le jeune homme tous les attraits
que l’imagination des poètes et l’imagination des philosophes, deux fées vêtues
bien différemment, prêtent aux belles choses et aux bonnes résolutions.
Soustraire l’enfant à une mère cruelle, c’est-à-dire semer la honte et le deuil
dans le camp des ennemis ; puis, changeant de visage, entrer dans une
chaumière, chez des villageois vertueux comme les peint Rousseau,et déposer
sur un berceau d’enfant une grosse somme ; être regardé comme un dieu
tutélaire par ces pauvres gens ; passer pour un grand personnage :
voilà plus qu’il n’en fallait pour satisfaire l’orgueil, le ressentiment,
l’amour pour le prochain, la haine pour les ennemis.

Le jour fatal arriva enfin. Il suivait dix autres jours que
Gilbert avait passés dans les angoisses, dix nuits qu’il avait passées dans
l’insomnie. Malgré la rigueur du froid, il couchait la fenêtre ouverte, et
chaque mouvement d’Andrée ou de Philippe correspondait à son oreille, comme à
la sonnette la main qui tire le fil.

Il vit ce jour-là Philippe et Andrée causer ensemble près de
la cheminée ; il avait vu la servante partir précipitamment pour
Versailles, en oubliant de fermer les persiennes. Il courut aussitôt prévenir
son voiturier, resta devant l’écurie pendant tout le temps qu’on attela, se
mordant les poings et crispant ses pieds sur le pavé pour comprimer son
impatience. Enfin, le postillon monta sur son cheval et Gilbert dans le
cabriolet, qu’il fit arrêter au coin d’une petite rue déserte, aux environs de
la Halle.

Puis il revint chez Rousseau, écrivit une lettre d’adieu au
bon philosophe, de remerciement à Thérèse, annonçant qu’un petit héritage
l’appelait dans le Midi ; qu’il reviendrait… Le tout sans indications
précises. Puis, son argent dans ses poches, un long couteau dans sa manche, il
allait se glisser le long du tuyau dans le jardin, lorsqu’une idée l’arrêta.

La neige !… Gilbert, absorbé depuis trois jours,
n’avait pas pensé à cela… Sur la neige, on verrait ses traces… Ces traces
aboutissant au mur de la maison de Rousseau, nul doute que Philippe et Andrée
ne fissent faire des recherches et que, la disparition de Gilbert coïncidant
avec l’enlèvement, tout le secret ne se découvrît.

Il fallait donc, de toute nécessité, faire le tour par la
rue Coq-Héron, entrer par la petite porte du jardin, pour laquelle,depuis un
mois, Gilbert s’était muni d’un passe-partout, porte de laquelle partait un
petit sentier battu où ses pieds, par conséquent, ne laisseraient pas de
traces.

Il ne perdit pas un moment, et arriva juste à l’heure où le
fiacre qui amenait le docteur Louis stationnait devant l’entrée principale du
petit hôtel.

Gilbert ouvrit avec précaution la porte, ne vit personne et
s’ alla cacher à l’angle du pavillon, près de la serre.

Ce fut une terrible nuit ; il put entendre tout :
gémissements, cris arrachés par la torture ; il entendit jusqu’aux
premiers vagissements du fils qui lui était né.

Cependant, appuyé sur la pierre nue, il recevait, sans la
sentir, toute la neige qui tombait drue et solide du ciel noir. Son cœur
battait sur le manche de ce couteau qu’il serrait désespérément contre sa
poitrine. Son œil fixe avait la couleur du sang, la lumière du feu.

Enfin le docteur sortit ; enfin Philippe échangea les
derniers mots avec le docteur.

Alors Gilbert s’approcha de la persienne, marquant sa trace
sur le tapis de neige qui craquait sous ses pieds jusqu’à la cheville. Il vit
Andrée endormie dans son lit, Marguerite assoupie dans le fauteuil ; et,
cherchant l’enfant près de la mère, il ne le vit point.

Il comprit aussitôt, se dirigea vers la porte du perron,
l’ouvrit non sans un bruit qui l’épouvanta et, pénétrant jusqu’au lit qui avait
été le lit de Nicole, il posa à tâtons ses doigts glacés sur le visage du
pauvre enfant, à qui la douleur arracha les cris entendus par Andrée.

Puis, roulant le nouveau-né dans une couverture de laine il
l’emporta, laissant la porte entrebâillée, pour ne pas redoubler le bruit si
dangereux.

Une minute après, il avait gagné la rue par le jardin ;
il courait à la rencontre de son cabriolet, en chassait le postillon qui
s’était endormi sous la capote, et, fermant le rideau de cuir,tandis que
l’homme remontait à cheval :

– Un demi-louis pour toi, dit-il, si dans un quart d’heure
nous avons franchi la barrière.

Les chevaux, ferrés à glace, partirent au galop.

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