Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 37La famille Pitou

Pendant la route, tout effrayait Gilbert. Le bruit des
voitures qui suivaient ou dépassaient la sienne, les plaintes du vent dans les
arbres desséchés lui semblaient être une poursuite organisée, ou des cris
poussés par ceux à qui l’enfant avait été pris.

Cependant, rien ne menaçait. Le postillon fit bravement son
devoir et les deux chevaux arrivèrent fumants à Dammartin à l’heure que Gilbert
avait fixée, c’est-à-dire avant les premières clartés du jour.

Gilbert donna son demi-louis, changea de chevaux et de
postillon, et la course recommença.

Pendant toute la première partie de la route, l’enfant,
soigneusement abrité par la couverture et garanti par Gilbert lui-même, n’avait
pas senti les atteintes du froid et n’avait point poussé un seul cri. Sitôt que
le jour parut, apercevant au loin la campagne, Gilbert se sentit plus
courageux, et, pour couvrir les plaintes que l’enfant commençait à faire
entendre, il entama une de ces éternelles chansons comme il enchantait à
Taverney au retour de ses chasses.

Le cri de l’essieu, des soupentes, le bruit de ferraille de
toute la voiture, les grelots des chevaux, lui firent un accompagnement
diabolique dont le postillon augmenta lui-même l’intensité en mêlant au refrain
de Gilbert les éclats d’une Bourbonnaise tant soit peu séditieuse.

Il en résulta que ce dernier conducteur ne soupçonna même
pas que Gilbert emportait un enfant dans le cabriolet. Il arrêta ses chevaux en
avant de Villers-Cotterêts, reçut, comme on en était convenu, le prix du
voyage, plus un écu de six livres, et Gilbert reprenant son fardeau
soigneusement enfermé par les plis de la couverture, entonnant le plus
sérieusement possible sa chanson, s’éloigna subitement, enjamba un fossé et
disparut dans un sentier jonché de feuilles, qui descendait, en tournoyant à
gauche de la route, vers le village d’ Haramont.

Le temps s’était mis au froid. Plus de neige depuis quelques
heures ; un terrain ferme et hérissé de broussailles aux longs filaments,
aux touffes épineuses. Au-dessus se dessinaient, sans feuilles et attristés,
les arbres de la forêt, par les branchages desquels brillait l’azur pâle d’un
ciel encore embrumé.

L’air si vif, les parfums des essences de chêne, les perles
de glace suspendues aux extrémités des branches, toute cette liberté, toute
cette poésie frappèrent vivement l’imagination du jeune homme.

Il marcha d’un pas rapide et fier par la petite ravine, sans
broncher, sans chercher ; car il interrogeait, au milieu des bouquets
d’arbres, le clocher du hameau et la fumée bleue des cheminées qui filtrait
parmi les treillis grisâtres des branchages. Au bout d’une petite demi-heure,
il franchissait un ruisseau bordé de lierre et de cresson jaunis,et demandait,
à la première cabane, aux enfants d’un laboureur, de le conduire chez Madeleine
Pitou.

Muets et attentifs, sans être hébétés ni immobiles comme
d’autres paysans, les enfants se levèrent, et regardant l’étranger dans les
yeux, ils le conduisirent, se tenant par la main, jusqu’à une chaumière assez
grande, d’assez bonne apparence, et située sur le bord du ruisseau qui longeait
la plupart des maisons du village.

Ce ruisseau roulait ses eaux limpides et un peu grossies par
les premières fontes de neige. Un pont de bois, c’est-à-dire une grosse
planche, joignait la route aux degrés de terre qui conduisaient à la maison.

L’un des enfants, ses guides, montra de la tête à Gilbert
que là demeurait Madeleine Pitou.

– Là ? répéta Gilbert.

L’enfant baissa le menton sans articuler un mot.

– Madeleine Pitou ? demanda encore une fois Gilbert à
l’enfant.

Et celui-ci ayant réitéré sa muette affirmation, Gilbert
franchit le petit pont et vint pousser la porte de la chaumière,tandis que les
enfants, qui s’étaient repris la main, regardaient de toutes leurs forces ce
que venait faire chez Madeleine ce beau monsieur en habit brun,avec des
souliers à boucles.

Du reste, Gilbert n’avait encore aperçu dans le village
d’autres créatures vivantes que ces enfants. Haramont était bien réellement le
désert tant souhaité.

Aussitôt que la porte eut été ouverte, un spectacle plein de
charme pour tout le monde en général, et pour un apprenti philosophe en
particulier, frappa les regards de Gilbert.

Une robuste paysanne allaitait un bel enfant de quelques mois,
tandis que, agenouillé devant elle, un autre enfant, vigoureux gars de quatre à
cinq ans, faisait à haute voix une prière.

Dans un coin de la cheminée, près d’une fenêtre, ou plutôt
d’un trou percé dans la muraille et fermé par une vitre, une autre paysanne de
trente-cinq à trente-six ans filait du lin, son rouet à droite d’elle, un
tabouret de bois sous ses pieds, un bon gros chien caniche sur ce tabouret.

Le chien, apercevant Gilbert, aboya d’une façon assez
hospitalière et civile, tout juste ce qu’il fallait pour témoigner de sa
vigilance. L’enfant en prières se retourna, coupant la phrase du Pater,
et les deux femmes poussèrent une sorte d’exclamation qui tenait le milieu
entre la surprise et la joie.

Gilbert commença par sourire à la nourrice.

– Bonne dame Madeleine, dit-il, je vous salue.

La paysanne fit un bond.

– Monsieur sait mon nom ? dit-elle.

– Comme vous voyez ; mais ne vous interrompez pas, je
vous prie. En effet, au lieu d’un nourrisson que vous avez, vous allez en avoir
deux.

Et il déposa sur le berceau grossier de l’enfant campagnard
le petit enfant citadin qu’il avait apporté.

– Oh ! qu’il est mignon ! s’écria la paysanne qui
filait.

– Oui, sœur Angélique, bien mignon, dit Madeleine.

– Madame est votre sœur ? demanda Gilbert en désignant
la fileuse.

– Ma sœur, oui, monsieur, répliqua Madeleine ; la sœur
de mon homme.

– Oui, ma tante, ma tante Gélique, murmura d’une voix de
basse-taille le marmot, qui se mêlait à la conversation sans s’être relevé.

– Tais-toi, Ange, tais-toi, dit la mère ; tu interromps
monsieur.

– Ce que j’ai à vous proposer est bien simple, bonne dame.
L’enfant que voici est fils d’un fermier de mon maître… un fermier ruiné… Mon
maître, parrain de cet enfant, veut qu’il soit élevé à la campagne,et qu’il
devienne un bon laboureur… bonne santé… bonnes mœurs… Voulez-vous vous charger
de cet enfant ?

– Mais, monsieur…

– Il est né hier, et n’a pas encore eu de nourrice,
interrompit Gilbert. D’ailleurs, c’est le nourrisson dont a dû vous parler
maître Niquet, tabellion à Villers-Cotterêts.

Madeleine saisit aussitôt l’enfant et lui donna le sein avec
une impétuosité généreuse qui attendrit profondément Gilbert.

– On ne m’avait pas trompé, dit-il ; vous êtes une
brave femme. Je vous confie donc cet enfant au nom de mon maître.Je vois qu’il
sera heureux ici, et je veux qu’il apporte en cette chaumière un rêve de
bonheur en échange de celui qu’il y trouvera. Combien avez-vous pris par mois
aux enfants de maître Niquet, de Villers-Cotterêts ?

– Douze livres, monsieur ; mais M. Niquet est riche, et
il ajoutait bien par ci par-là quelques livres pour le sucre et l’entretien.

– Mère Madeleine, dit Gilbert avec fierté, l’enfant que
voici vous payera vingt livres par mois, ce qui fait deux cent quarante livres
par an.

– Jésus ! s’écria Madeleine ; merci, monsieur.

– Voici la première année, dit Gilbert en étalant sur la
table dix beaux louis qui firent ouvrir de grands yeux aux deux femmes, et sur
lesquels le petit Ange Pitou allongea sa main dévastatrice.

– Mais monsieur, si l’enfant ne vivait pas ? objecta
timidement la nourrice.

– Ce serait un grand malheur, un malheur qui n’arrivera
point, dit Gilbert. Voilà donc les mois de nourrice réglés, vous êtes
satisfaite ?

– Oh ! oui, monsieur.

– Passons aux payements d’une pension pour les autres
années.

– L’enfant nous resterait ?

– Probablement.

– En ce cas, monsieur, c’est nous qui serions ses père et
mère ?

Gilbert pâlit.

– Oui, dit-il d’une voix étouffée.

– Alors, monsieur, il est donc abandonné, ce pauvre
petit ?

Gilbert ne s’attendait pas à cette émotion, à ces questions.
Il se remit pourtant.

– Je ne vous ai pas tout dit, ajouta-t-il ; le pauvre
père est mort de douleur.

Les deux bonnes femmes joignirent les mains avec expression.

– Et la mère ? demanda Angélique.

– Oh ! la mère… la mère, répliqua Gilbert en respirant
péniblement… jamais son enfant, né ou à naître, ne devait compter sur elle.

Ils en étaient là quand le père Pitou rentra des champs,
l’air calme et joyeux. C’était une de ces natures épaisses et honnêtes, bourrées
de douceur et de santé, comme les a peintes Greuze dans ses bons tableaux.

Quelques mots le mirent au courant. Il comprenait d’ailleurs
par amour propre les choses, surtout celles qu’il ne comprenait pas…

Gilbert expliqua que la pension de l’enfant devait être
payée jusqu’à ce qu’il fût devenu un homme, et capable de vivre seul avec
l’aide de sa raison et de ses bras.

– Soit, dit Pitou ; je crois que nous aimerons cet
enfant, car il est mignon.

– Lui aussi ! dirent Angélique et Madeleine, il le trouve
comme nous !

– Venez donc avec moi, je vous prie, chez maître
Niquet ; je déposerai chez lui l’argent nécessaire, afin que vous soyez
contents et que l’enfant puisse être heureux.

– Tout de suite, monsieur, répliqua Pitou père.

Et il se leva.

Alors Gilbert prit congé des bonnes femmes et s’approcha du
berceau dans lequel on avait déjà placé le nouveau venu au détriment de
l’enfant de la maison.

Il se pencha sur le berceau d’un air sombre, et, pour la
première fois, regardant le visage de son fils, il s’aperçut qu’il ressemblait
à Andrée.

Cette vue lui brisa le cœur ; il fut obligé de
s’enfoncer les ongles dans la chair, pour comprimer une larme qui montait de ce
cœur blessé à sa paupière.

Il déposa un baiser timide, tremblant même, sur la joue
fraîche du nouveau né et recula en chancelant.

Le père Pitou était déjà sur le seuil, un bâton ferré en
main, sa belle veste sur le dos, en sautoir.

Gilbert donna un demi-louis au gros Ange Pitou, qui rôdait
entre ses jambes, et les deux femmes lui demandèrent l’honneur de l’embrasser,
avec la touchante familiarité des campagnes.

Tant d’émotions avaient accablé ce père de dix-huit ans,
qu’un peu plus il y succombait. Pâle, nerveux, il commençait à perdre la tête.

– Partons, dit-il à Pitou.

– À vos souhaits, monsieur, répliqua le paysan en ouvrant la
marche.

Et ils partirent en effet.

Tout à coup, Madeleine se mit à crier du seuil :

– Monsieur ! monsieur !

– Qu’y a-t-il ? dit Gilbert.

– Son nom ! son nom ! Comment voulez-vous qu’on le
nomme ?

– Il s’appelle Gilbert ! répliqua le jeune homme avec
un mâle orgueil.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer