Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 39Le dernier adieu de Gilbert

Philippe avait passé une nuit terrible. Ces pas sur la neige
lui démontraient jusqu’à l’évidence que quelqu’un s’était introduit dans la
maison pour enlever l’enfant ; mais qui accuser ? Nul autre indice ne
précisait ses soupçons.

Philippe connaissait si bien son père, qu’il ne douta pas de
sa complicité dans cette affaire. M. de Taverney croyait Louis XV père de cet
enfant ; il devait attacher un grand prix à la conservation de ce
témoignage vivant d’une infidélité faite par le roi à madame du Barry. Le baron
devait croire également que tôt ou tard Andrée recourrait à la faveur et qu’elle
rachèterait fort cher alors le principal moyen de sa fortune à venir.

Ces réflexions, basées sur une révélation toute fraîche
encore du caractère paternel, consolèrent un peu Philippe, qui crut possible de
reconquérir cet enfant puisqu’il connaissait les ravisseurs.

Il guetta donc, à huit heures, l’entrée du docteur Louis,
auquel, dans la rue, en se promenant de long en large, il conta l’affreux
événement de la nuit.

Le docteur était homme de bon conseil ; il examina les
traces du jardin, et, après réflexion, conclut en faveur des suppositions de
Philippe.

– Le baron m’est assez connu, dit-il, pour que je le crois
capable de cette mauvaise action. Toutefois, ne se peut-il pas qu’un autre
intérêt, plus immédiat, ait déterminé l’enlèvement de cet enfant ?

– Quel intérêt, docteur ?

– Celui du véritable père.

– Oh ! s’écria Philippe, j’avais eu un moment cette
pensée ; mais le malheureux n’a pas seulement de pain pour lui ;
c’est un fou, un exalté, fugitif à l’heure qu’il est, et qui doit avoir peur
même de mon ombre… Ne nous trompons pas, docteur, le misérable a commis ce
crime par occasion ; mais, à présent que je suis plus éloigné de la
colère, bien que je le haïsse, ce criminel, je crois que j’éviterais sa
rencontre, afin de ne pas le tuer. Je crois qu’il doit éprouver des remords qui
le punissent ; je crois que la faim et le vagabondage me vengeront de lui
aussi efficacement que mon épée.

– N’en parlons plus, dit le docteur.

– Veuillez seulement, cher et excellent ami, consentir à un
dernier mensonge : car il faut, avant tout, rassurer Andrée ; vous
lui direz que vous étiez hier inquiet de la santé de cet enfant,que vous
l’êtes revenu prendre la nuit pour le porter chez sa nourrice.C’est la
première fable qui me soit venue à l’idée, et que j’aie improvisée pour Andrée.

– Je dirai cela ; cependant, vous chercherez cet
enfant ?

– J’ai un moyen de le retrouver. Je suis décidé à quitter la
France ; Andrée entrera au monastère de Saint-Denis ;alors j’irai
trouver M. de Taverney : je lui dirai que je sais tout ;je le forcerai
à me découvrir la retraite de l’enfant. Ses résistances, je les vaincrai par la
menace d’une révélation publique, par la menace d’une intervention de madame la
dauphine.

– Et l’enfant, qu’en ferez-vous, votre sœur étant au
couvent ?

– Je le mettrai en nourrice chez une femme que vous me
recommanderez… puis au collège, et, quand il sera grand, je le prendrai avec
moi, si je vis.

– Et vous croyez que la mère consentira, soit à vous
quitter, soit à quitter son enfant ?

– Andrée consentira désormais à tout ce que je voudrai. Elle
sait que j’ai fait une démarche auprès de madame la dauphine, dont j’ai la
parole ; elle ne m’exposera pas à manquer de respect à notre protectrice.

– Je vous prie, rentrons chez la pauvre mère, dit le
docteur.

Et il rentra en effet chez Andrée, qui sommeillait
doucement, consolée par les soins de Philippe.

Son premier mot fut une question au docteur, qui avait déjà
répondu par une mine riante.

Andrée entra dès lors dans un calme parfait qui accéléra si bien
sa convalescence, que, dix jours après, elle se levait et pouvait marcher dans
la serre, à l’heure où le soleil descendait sur les vitraux.

Le jour même de cette promenade, Philippe, qui s’était
absenté pendant quelques jours, revint à la maison de la rue Coq-Héron avec un
visage tellement sombre, que le docteur, en lui ouvrant la porte,pressentit un
grand malheur.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-il ; est-ce que le
père refuse de rendre l’enfant ?

– Le père, dit Philippe, a été saisi d’un accès de fièvre
qui l’a cloué sur son lit trois jours après son départ de Paris, et le père
était à l’extrémité quand je suis arrivé ; j’ai pris toute cette maladie
pour une ruse, pour une feinte, pour une preuve même de sa participation à
l’enlèvement. J’ai insisté, j’ai menacé. M. de Taverney m’a juré sur le Christ
qu’il ne comprenait rien à ce que je voulais lui dire.

– En sorte que vous revenez sans nouvelles ?

– Oui, docteur.

– Et convaincu de la véracité du baron ?

– Presque convaincu.

– Plus rusé que vous, il n’a pas livré son secret.

– J’ai menacé de faire intervenir madame la dauphine, et le
baron a pâli. « Perdez-moi si vous voulez, a-t-il dit ;déshonorez
votre père et vous-même, ce sera une folie furieuse qui n’amènera aucun
résultat. Je ne sais ce que vous voulez me dire. »

– En sorte que ?…

– En sorte que je reviens au désespoir.

À ce moment, Philippe entendit la voix de sa sœur qui
criait :

– N’est-ce pas Philippe qui est entré ?

– Grand Dieu ! la voici… Que lui dirai-je ?
murmura Philippe.

– Silence ! fit le docteur.

Andrée entra dans la chambre et vint embrasser son frère
avec une tendresse joyeuse qui glaça le cœur du jeune homme.

– Eh bien, dit-elle, d’où viens-tu ?

– Je viens de chez mon père d’abord, ainsi que je t’en avais
prévenue.

– M. le baron est-il bien ?

– Bien, oui, Andrée ; mais ce n’est pas la seule visite
que j’aie faite… J’ai vu aussi plusieurs personnes pour ton entrée à
Saint-Denis. Dieu merci, maintenant tout est préparé ; te voilà sauvée, tu
peux t’occuper de ton avenir avec intelligence et fermeté.

Andrée s’approcha de son frère, et, avec un tendre
sourire :

– Cher ami, lui dit-elle, mon avenir à moi ne m’occupe
plus : il ne faut plus même que mon avenir occupe personne…L’avenir de
mon enfant est tout pour moi, et je me consacrerai uniquement au fils que Dieu
m’a donné. Telle est ma résolution, prise irrévocablement de puisque, mes
forces étant revenues, je n’ai plus douté de la solidité de mon esprit. Vivre
pour mon fils, vivre de privations, travailler même, s’il est nécessaire, mais
ne le quitter ni jour ni nuit, tel est l’avenir que je me suis tracé. Plus de
couvent, plus d’égoïsme ; j’appartiens à quelqu’un ; Dieu ne veut
plus de moi !

Le docteur regarda Philippe comme pour lui dire :
« Eh bien, qu’avais-je prédit ? »

– Ma sœur, s’écria le jeune homme, ma sœur, que
dis-tu ?

– Ne m’accuse pas, Philippe, ce n’est pas là un caprice de
femme faible et vaine ; je ne te gênerai pas, je ne t’imposerai rien.

– Mais… mais, Andrée, moi, je ne puis rester en France, moi,
je veux quitter tout : je n’ai plus de fortune, moi ;point d’avenir
non plus : je pourrai consentir à t’abandonner au pied d’un autel, mais
dans le monde, dans le travail… Andrée, prends garde !

– J’ai tout prévu… Je t’aime sincèrement, Philippe ;
mais, si tu me quittes, je dévorerai mes larmes et j’irai me réfugier près du
berceau de mon fils.

Le docteur s’approcha.

– Voilà de l’exagération, de la démence, dit-il.

– Ah ! docteur, que voulez-vous !… Être mère,
c’est un état de démence ! mais cette démence, Dieu me l’a envoyée. Tant
que cet enfant aura besoin de moi, je persisterai dans ma résolution.

Philippe et le docteur échangèrent soudain un regard.

– Mon enfant, dit le docteur le premier, je ne suis pas un
prédicateur bien éloquent ; mais je crois me souvenir que Dieu défend les
attachements trop vifs à la créature.

– Oui, ma sœur, ajouta Philippe.

– Dieu ne défend pas à une mère d’aimer vivement son fils,
je crois, docteur ?

– Pardonnez-moi, ma fille, le philosophe, le praticien va
essayer de mesurer l’abîme que creuse le théologien pour les passions humaines.
À toute prescription qui vient de Dieu, cherchez la cause, non seulement
morale, c’est quelquefois une subtilité de perfection, cherchez la raison
matérielle. Dieu défend à une mère d’aimer excessivement son enfant, parce que
l’enfant est une plante frêle, délicate, accessible à tous les maux, à toutes
les souffrances, et qu’aimer vivement une créature éphémère, c’est s’exposer au
désespoir.

– Docteur, murmura Andrée, pourquoi me dites-vous
cela ? Et vous, Philippe, pourquoi me considérez-vous avec cette
compassion… cette pâleur ?

– Chère Andrée, interrompit le jeune homme, suivez mon
conseil d’ami tendre ; votre santé est rétablie, entrez le plus tôt
possible au couvent de Saint-Denis.

– Moi !… Je vous ai dit que je ne quitterai pas mon
fils.

– Tant qu’il aura besoin de vous, dit doucement le docteur.

– Mon Dieu ! s’écria Andrée, qu’y a-t-il ? Parlez.
Quelque chose de triste… de cruel ?

– Prenez garde, murmura le docteur à l’oreille de
Philippe ; elle est bien faible encore pour supporter un coup décisif.

– Mon frère, tu ne réponds pas ; explique-toi.

– Chère sœur, tu sais que j’ai passé, en revenant par le
Point-du-Jour, où ton fils est en nourrice.

– Oui… Eh bien ?

– Eh bien, l’enfant est un peu malade.

– Malade… ce cher enfant ! Vite, Marguerite…
Marguerite… une voiture ! je veux aller voir mon enfant !

– Impossible ! s’écria le docteur ; vous n’êtes
pas en état de sortir ni de supporter une voiture.

– Vous m’avez dit encore ce matin que cela était
possible ; vous m’avez dit que, demain, au retour de Philippe,j’irais
voir le pauvre petit.

– J’augurais mieux de vous.

– Vous me trompiez ?

Le docteur garda le silence.

– Marguerite ! répéta Andrée, qu’on m’obéisse… une
voiture !

– Mais tu peux en mourir, interrompit Philippe.

– Eh bien, j’en mourrai !… je ne tiens pas tant à la
vie !…

Marguerite attendait, regardant tour à tour sa maîtresse,
son maître et le docteur.

– Çà ! quand je commande !… s’écria Andrée, dont
les joues se couvrirent d’une rougeur subite.

– Chère sœur !

– Je n’écoute plus rien et, si l’on me refuse une voiture,
j’irai à pied.

– Andrée, dit tout à coup Philippe en la prenant dans ses
bras, tu n’iras pas, non, tu n’as pas besoin d’y aller.

– Mon enfant est mort ! articula froidement la jeune
fille en laissant tomber ses bras le long du fauteuil où Philippe et le docteur
venaient de l’asseoir.

Philippe ne répondit qu’en baisant une de ses mains froides
et inertes… Peu à peu, le cou d’Andrée perdit sa rigidité ;elle laissa
tomber sa tête sur son sein et versa d’abondantes larmes.

– Dieu a voulu, dit Philippe, que nous subissions ce nouveau
malheur ; Dieu, qui est si grand, si juste ; Dieu, qui avait sur toi
d’autres desseins peut-être ; Dieu, enfin, qui jugeait, sans doute, que la
présence de cet enfant à tes côtés était un châtiment immérité.

– Mais enfin…, soupira la pauvre mère, pourquoi Dieu a-t-il
fait souffrir cette innocente créature ?

– Dieu ne l’a pas fait souffrir, mon enfant, dit le
docteur ; la nuit même de sa naissance, il mourut… Ne lui donnez pas plus
de regrets qu’à l’ombre qui passe et s’évanouit.

– Ses cris que j’entendais ?…

– Furent son adieu à la vie.

Andrée cacha son visage dans ses mains, tandis que les deux
hommes, confondant leur pensée dans un éloquent regard,s’applaudissaient de
leur pieux mensonge.

Soudain Marguerite rentra tenant une lettre… Cette lettre
était adressée à Andrée… La suscription portait :

« Mademoiselle Andrée de Taverney, Paris, rue
Coq-Héron, 9, la première porte cochère en partant de la rue Plâtrière. »

Philippe la montra au docteur par-dessus la tête d’Andrée,
qui ne pleurait plus, mais s’absorbait dans ses douleurs.

« Qui peut lui écrire ici ? pensait Philippe. Nul
ne connaissait son adresse, et l’écriture n’est pas de notre père. »

– Tiens, Andrée, dit Philippe, une lettre pour toi.

Sans réfléchir, sans résister, sans s’étonner, Andrée
déchira l’enveloppe, et, essuyant ses yeux, déplia le papier pour lire ;
mais à peine eut-elle parcouru les trois lignes qui composaient cette lettre,
qu’elle poussa un grand cri, se leva comme une folle et, roidissant ses bras et
ses pieds dans une contraction terrible, tomba, lourde comme une statue, dans
les bras de Marguerite qui s’approchait.

Philippe ramassa la lettre et lut :

« En mer, ce 13
décembre 17…

Je pars, chassé par vous, et vous ne me reverrez plus ;
mais j’emporte mon enfant, qui jamais ne vous appellera sa mère !

Gilbert. »

Philippe froissa le papier avec un rugissement de rage.

– Oh ! dit-il en grinçant des dents, j’avais presque
pardonné le crime du hasard ; mais ce crime de la volonté sera puni… Sur
ta tête inanimée, Andrée, je jure de tuer le misérable la première fois qu’il
se présentera devant moi. Dieu voudra que je le rencontre, car il a comblé la
mesure… Docteur, Andrée en reviendra-t-elle ?

– Oui, oui !

– Docteur, il faut que demain Andrée entre au monastère de
Saint-Denis ; il faut qu’après-demain je sois au plus prochain port de
mer… Le lâche s’est enfui… Je le suivrai… Il me faut cet enfant,d’ailleurs…
Docteur, quel est le plus prochain port de mer ?

– Le Havre.

– Je serai au Havre dans trente-six heures, répondit
Philippe.

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