Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 7Le philtre

Comme l’avait prédit Lorenza, c’était madame du Barry qui
venait de frapper à la porte.

La belle courtisane avait été introduite dans le salon. Elle
attendait Balsamo en feuilletant ce livre curieux de la mort, gravé à Mayence,
et dont les planches, dessinées avec un art merveilleux, montrent la mort
présidant à toutes les actions de la vie de l’homme, l’attendant à la porte du
bal où il vient de serrer la main de la femme qu’il aime,l’attirant au fond de
l’eau dans laquelle il se baigne, ou se cachant dans le canon du fusil qu’il
emporte à la chasse.

Madame du Barry en était à la planche qui représente une
belle femme se fardant et se mirant, lorsque Balsamo poussa la porte et vint la
saluer avec le sourire du bonheur épanoui sur tout son visage.

– Pardonnez-moi, madame, de vous avoir fait attendre, mais
j’avais mal calculé la distance ou je connaissais mal la vitesse de vos
chevaux, je vous croyais encore à la place Louis XV.

– Comment cela ? demanda la comtesse ; vous saviez
donc que j’arrivais ?

– Oui, madame ; il y a deux heures à peu près que je
vous ai vue dans votre boudoir de satin bleu, donnant des ordres pour qu’on mît
les chevaux à la voiture.

– Et vous dites que j’étais dans mon boudoir de satin
bleu ?

– Broché de fleurs aux couleurs naturelles. Oui, comtesse,
couchée sur un sofa. Une bienheureuse idée vous est alors passée par la
tête ; vous vous êtes dit : « Allons voir le comte de
Fœnix. » Vous avez sonné alors.

– Et qui est entré ?

– Votre sœur, comtesse. Est-ce cela ? Vous l’avez priée
de transmettre vos ordres, qui aussitôt ont été exécutés.

– En vérité, comte, vous êtes sorcier ! Est-ce que vous
regardez comme cela dans mon boudoir à tous les instants du jour ? C’est
qu’il faudrait me prévenir, entendez-vous bien !

– Oh ! soyez tranquille, comtesse, je ne regarde que
par les portes ouvertes.

– Et, en regardant par les portes ouvertes, vous avez vu que
je pensais à vous ?

– Certes, et à bonne intention même.

– Oh ! vous avez raison, cher comte ; j’ai pour
vous les meilleures intentions du monde ; mais avouez que vous méritez
plus que des intentions, vous si bon, si utile ; vous qui paraissez
destiné à jouer dans ma vie le rôle de tuteur, c’est-à-dire le rôle le plus
difficile que je connaisse.

– En vérité, madame, vous me rendez bien heureux ; j’ai
donc pu vous être de quelque utilité ?

– Comment !… vous êtes devin, et vous ne devinez
pas ?

– Laissez-moi au moins le mérite d’être modeste.

– Soit, mon cher comte ; je vais, en conséquence, vous
parler d’abord de ce que j’ai fait pour vous.

– Je ne le souffrirai pas, madame ; parlons de vous, au
contraire, je vous en supplie.

– Eh bien, mon cher comte, commencez par me prêter cette
pierre qui rend invisible ; car il m’a semblé reconnaître dans mon voyage,
si rapide qu’il fût, un des grisons de M. de Richelieu.

– Et ce grison, madame ?…

– Suivait ma voiture avec un coureur.

– Que pensez-vous de cette circonstance, et dans quel but le
duc vous faisait-il suivre ?

– Dans le but de me jouer quelque méchant tour de sa façon.
Si modeste que vous soyez, monsieur le comte de Fœnix, croyez que Dieu vous a
doué d’assez d’avantages personnels pour rendre un roi jaloux… de mes visites
chez vous, ou de vos visites chez moi.

– M. de Richelieu, madame, répondit Balsamo, ne peut être
dangereux pour vous en aucune rencontre.

– Mais il l’était, cher comte, il l’était cependant avant
l’événement.

Balsamo comprit qu’il y avait là un secret que Lorenza ne
lui avait point encore révélé. Il ne se hasarda point, en conséquence, sur le
terrain de l’inconnu, et se contenta de répondre par un sourire.

– Il l’était, répéta la comtesse, et j’ai failli être la
victime de la trame la mieux ourdie, dans laquelle vous étiez pour quelque
chose, comte.

– Moi ! dans une trame contre vous ? Jamais,
madame !

– N’était-ce donc pas vous qui aviez donné à M. de Richelieu
le philtre ?

– Quel philtre ?

– Un philtre qui fait aimer éperdument.

– Non, madame ; ces philtres-là, M. de Richelieu les
compose lui-même, car il en connaît dès longtemps la recette ;je ne lui
ai remis, moi, qu’un simple narcotique.

– Ah ! vraiment ?

– Sur l’honneur.

– Et M. le duc, attendez donc, M. le duc est venu vous
demander ce narcotique, quel jour ? Rappelez-vous bien la date, monsieur,
c’est important.

– Madame, ce fut samedi dernier. La veille du jour où j’eus
l’honneur de vous adresser par Fritz ce petit billet qui vous priait de venir
me retrouver chez M. de Sartine.

– La veille de ce jour, s’écria la comtesse, la veille du
jour où le roi fut vu se rendant chez la petite Taverney ?Oh ! tout
m’est expliqué maintenant.

– Alors, si tout vous est expliqué, vous voyez que je n’y
suis que pour le narcotique.

– Oui, c’est le narcotique qui nous a sauvés.

Balsamo attendit cette fois, il ignorait tout.

– Je suis heureux, madame, répondit-il, de vous être bon à
quelque chose, même sans intention.

– Oh ! vous m’êtes excellent toujours. Mais vous pouvez
plus encore pour moi que vous n’avez fait jusqu’à présent.Oh ! docteur,
j’ai été bien malade, politiquement parlant, et, à l’heure qu’il est, c’est à
peine si je crois à ma convalescence.

– Madame, dit Balsamo, le docteur, puisque docteur il y a,
demande toujours des détails sur la maladie qu’il a à traiter.Veuillez me
donner les détails les plus exacts sur ce que vous avez éprouvé,et, s’il est
possible, n’oubliez aucun symptôme.

– Rien de plus simple, cher docteur, ou cher sorcier, comme
vous voudrez. La veille du jour où ce narcotique fut employé, Sa Majesté avait
refusé de m’accompagner à Luciennes. Elle était restée, sous prétexte de
fatigue, à Trianon, cette menteuse Majesté, et cela pour souper, je l’ai su
depuis, entre le duc de Richelieu et le baron de Taverney.

– Ah ! ah !

– Vous comprenez, à votre tour. Ce fut pendant ce souper que
le philtre d’amour fut versé au roi. Il en tenait déjà pour mademoiselle
Andrée ; on savait qu’il ne me verrait pas le lendemain.C’était donc à
l’endroit de cette petite qu’il devait opérer.

– Eh bien ?

– Eh bien, il opéra, voilà tout.

– Qu’est-il arrivé alors ?

– Voilà ce qui est difficile à savoir positivement. Des gens
bien informés ont vu Sa Majesté se dirigeant vers les communs,c’est-à-dire
vers l’appartement de mademoiselle Andrée.

– Je sais où elle demeure ; mais ensuite ?

– Ah ! ensuite, peste ! comme vous y allez,
comte ! On ne suit pas sans danger un roi qui se cache.

– Mais enfin ?

– Enfin, tout ce que je puis vous dire, c’est que Sa
Majesté, par une affreuse nuit d’orage, revint à Trianon, pâle,tremblante, et
avec une fièvre qui tenait du délire.

– Et vous croyez, demanda Balsamo en souriant, que ce
n’était pas de l’orage seulement que le roi avait eu peur ?

– Non ; car le valet de chambre l’entendit s’écrier
plusieurs fois : « Morte ! morte !morte ! »

– Oh ! fit Balsamo.

– C’était le narcotique, continua madame du Barry ;
rien ne fait peur au roi comme les morts, et, après les morts,comme l’image de
la mort. Il a trouvé mademoiselle de Taverney endormie d’un sommeil étrange, il
l’aura crue morte.

– Oui, oui, morte en effet, dit Balsamo, qui se rappelait avoir
fui sans réveiller Andrée, morte ou du moins présentant toutes les apparences
de la mort. C’est cela ! c’est cela ! Après, madame,après ?

– Nul ne sut donc ce qui se passa dans cette nuit, ou plutôt
dans le commencement de cette nuit. À sa rentrée chez lui seulement, le roi fut
pris d’une fièvre violente et de tressaillements nerveux qui ne se passèrent
que le lendemain, lorsque madame la dauphine eut l’idée de faire ouvrir chez le
roi, et de montrer à Sa Majesté un beau soleil éclairant des figures riantes.
Alors toutes ces visions inconnues disparurent avec la nuit qui les avait
enfantées.

« À midi, le roi allait mieux, prenait un bouillon et
mangeait une aile de perdrix, et le soir…

La comtesse s’arrêta, regardant Balsamo avec ce sourire qui
n’appartenait qu’à elle.

– Et le soir ? répéta Balsamo.

– Eh bien, le soir, répéta madame du Barry, Sa Majesté, qui
sans doute ne voulait pas rester à Trianon après sa terreur de la veille, le
soir, Sa Majesté venait me trouver à Luciennes, où, cher comte, je m’aperçus,
ma foi, que M. de Richelieu était presque aussi grand sorcier que vous.

La figure triomphante de la comtesse, son geste plein de
grâce et de coquetterie achevèrent sa pensée et rassurèrent complètement
Balsamo à l’endroit de la puissance qu’exerçait encore la favorite sur le roi.

– Alors, dit-il, vous êtes contente de moi, madame ?

– Enthousiasmée, je vous jure, comte ; car vous m’avez,
en me parlant des impossibilités que vous aviez créées, dit l’exacte vérité.

Et elle lui tendit en preuve de remerciement, cette main si
blanche, si douce, si parfumée, qui n’était pas fraîche comme celle de Lorenza,
mais dont la tiédeur avait aussi son éloquence.

– Et maintenant, à vous, comte, dit-elle.

Balsamo s’inclina en homme prêt à écouter.

– Si vous m’avez préservée d’un grand danger, continua
madame du Barry, je crois vous avoir sauvé à mon tour d’un péril qui n’était
pas mince.

– Moi, dit Balsamo, cachant son émotion, je n’ai point
besoin de cela pour vous être reconnaissant ; cependant veuillez me dire…

– Oui, le coffret en question.

– Eh bien, madame ?

– Il contenait bien des chiffres que M. de Sartine a fait
traduire à tous ses commis ; tous ont signé leur traduction faite en
particulier, et toutes les traductions ont donné le même résultat.De sorte que
M. de Sartine est arrivé ce matin à Versailles, tandis que j’y étais, porteur
de toutes ces traductions et du dictionnaire des chiffres diplomatiques.

– Ah ! ah ! Et qu’a dit le roi ?

– Le roi a paru surpris d’abord, puis effrayé. On est
facilement écouté de Sa Majesté lorsqu’on lui parle danger. Depuis le coup de
canif de Damiens, il est un mot qui réussit à tout le monde auprès de Louis XV,
c’est : « Prenez garde ! »

– Ainsi M. de Sartine m’a accusé de complot ?

– D’abord, M. de Sartine a essayé de me faire sortir ;
mais je m’y suis refusée, déclarant que, comme personne n’était plus attaché
que moi au roi, personne n’avait le droit de me faire sortir lorsqu’on lui
parlait danger. M. de Sartine insistait ; mais j’ai résisté,et le roi a
dit en souriant et me regardant d’une certaine façon à laquelle je me
connais :

« – Laissez-la, Sartine, je n’ai rien à lui refuser
aujourd’hui. »

« Alors, vous comprenez, comte, moi étant là, M. de
Sartine, qui se souvenait de notre adieu si nettement formulé, M.de Sartine a
craint de me déplaire en vous chargeant, il s’est rejeté sur les mauvais
vouloirs du roi de Prusse à l’égard de la France, sur les dispositions des
esprits à s’aider du surnaturel pour faciliter la marche de leur rébellion. Il
a accusé en un mot beaucoup de gens, prouvant toujours, ses chiffres à la main,
que ces gens étaient coupables.

– Coupables de quoi ?

– De quoi ?… Comte, dois-je dire le secret de
l’État ?

– Qui est notre secret, madame. Oh ! vous ne risquez
rien ! J’ai intérêt, ce me semble, à ne point parler.

– Oui, comte, je le sais, grand intérêt. M. de Sartine a
donc voulu prouver qu’une secte nombreuse, puissante, formée d’adeptes
courageux, adroits, résolus, minaient sourdement le respect dû à Sa Majesté
royale, répandant certains bruits sur le roi.

– Quels bruits ?

– Disant, par exemple, que Sa Majesté était accusée
d’affamer son peuple.

– Ce à quoi le roi a répondu ?

– Comme le roi répond toujours, par une plaisanterie.

Balsamo respira.

– Et cette plaisanterie, demanda-t-il, quelle
est-elle ?

« – Puisqu’on m’accuse d’affamer mon peuple, a-t-il
dit, il n’y a qu’une seule réponse à faire à cette accusation :
nourrissons-le.

« – Comment cela, sire ? a dit M. de Sartine.

« – Je prends à mon compte la nourriture de tous ceux
qui répandent ce bruit, et je leur offre, de plus, un logement dans mon château
de la Bastille. »

Balsamo sentit un léger frisson courir dans ses veines, mais
il demeura souriant.

– Ensuite ? demanda-t-il.

– Ensuite, le roi sembla me consulter par un sourire.

« – Sire, lui dis-je alors, on ne me fera jamais croire
que ces petits chiffres noirs que vous apporte M. de Sartine veulent dire que
vous êtes un mauvais roi.

« Alors le lieutenant de police s’est récrié.

« – Pas plus, ai-je ajouté, qu’ils ne prouveront que
vos commis sachent lire. »

– Et qu’a dit le roi, comtesse ? demanda Balsamo.

– Que je pouvais avoir raison, mais que M. de Sartine
n’avait pas tort.

– Eh bien, alors ?

– Alors on a expédié beaucoup de lettres de cachet, parmi
lesquelles j’ai vu clairement que M. de Sartine cherchait à en glisser une pour
vous. Mais je n’ai point fléchi et je l’ai arrêté d’un seul mot.

« – Monsieur, lui ai-je dit tout haut et devant le roi,
arrêtez tout Paris si bon vous semble, c’est votre état ; mais qu’on ne
s’avise pas de toucher à un seul de mes amis… sinon !…

« – Oh ! oh ! fit le roi, elle se fâche. Gare
à vous, Sartine !

« – Mais, sire, l’intérêt du royaume…

« – Oh ! vous n’êtes pas un Sully, lui ai-je dit
rouge de colère, et je ne suis pas une Gabrielle.

« – Madame, on veut assassiner le roi comme on a
assassiné Henri IV.

« Pour le coup, le roi pâlit, trembla, passa la main
sur son front.

« Je me crus vaincue.

« – Sire, dis-je, il faut laisser monsieur
continuer ; car ses commis ont sans doute aussi lu dans tous ces chiffres
que je conspirais contre vous.

« Et je sortis.

« Dame ! c’était le lendemain du philtre, cher
comte. Le roi préféra ma présence à celle de M. de Sartine, et courut après
moi.

« – Ah ! par grâce, comtesse, ne vous fâchez pas,
dit-il.

« – Alors, chassez ce vilain homme, sire ; il sent
la prison.

« – Allons, Sartine, allez-vous-en, dit le roi en
haussant les épaules.

« – Et je vous défends à l’avenir, non seulement de
vous présenter chez moi, ajoutai-je, mais encore de me saluer.

« Pour le coup, notre magistrat perdit la tête ;
il vint à moi, et me baisa humblement la main.

« – Eh bien, soit, dit-il, n’en parlons plus, belle
dame ; mais vous perdez l’État. Votre protégé, puisque vous le voulez à
toute force, sera respecté par mes agents. »

Balsamo parut plongé dans une rêverie profonde.

– Allons, dit la comtesse, voilà que vous ne me remerciez
pas de vous avoir épargné la connaissance de la Bastille, ce qui eût été
injuste peut-être, mais n’en eût pas été moins désagréable.

Balsamo ne répondit rien ; seulement, il tira de sa
poche un flacon renfermant une liqueur vermeille comme du sang.

– Tenez, madame, dit-il, pour cette liberté que vous me
donnez, je vous donne, moi, vingt ans de jeunesse de plus.

La comtesse glissa le flacon dans son corset et partit
joyeuse et triomphante.

Balsamo demeura rêveur.

– Ils étaient sauvés peut-être, se dit-il, sans la
coquetterie d’une femme. Le petit pied de cette courtisane les précipite au
plus profond de l’abîme. Décidément, Dieu est avec nous !

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