Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 25Révélation

Balsamo ferma la porte derrière lui, et, apparaissant sur le
seuil au moment où Philippe contemplait sa sœur avec une terreur mêlée de
curiosité :

– Êtes-vous prêt, chevalier ? demanda-t-il.

– Oui, monsieur, oui, balbutia Philippe tout tremblant.

– Nous pouvons donc commencer à interroger votre sœur ?

– S’il vous plaît, dit Philippe en essayant de soulever avec
sa respiration le poids qui écrasait sa poitrine.

– Mais, avant tout, dit Balsamo, regardez votre sœur.

– Je la vois, monsieur.

– Vous croyez bien qu’elle dort, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Et que, par conséquent, elle n’a aucune conscience de ce
qui se passe ici ?

Philippe ne répondit pas, il fit seulement un geste de
doute.

Alors Balsamo alla au foyer et alluma une bougie qu’il passa
devant les yeux d’Andrée, sans que la flamme lui fît baisser la paupière.

– Oui, oui, elle dort, c’est visible, dit Philippe ;
mais de quel étrange sommeil, mon Dieu !

– Eh bien, je vais l’interroger, continua Balsamo ; ou
plutôt, vous avez manifesté la crainte que je n’adressasse à votre sœur quelque
indiscrète question, interrogez vous-même, chevalier.

– Mais je lui ai parlé, mais je l’ai touchée tout à
l’heure : elle n’a point paru m’entendre, elle n’a point paru me sentir.

– C’est que vous n’étiez pas en rapport avec elle. Je vais
vous y mettre.

Et Balsamo prit la main de Philippe et la mit dans celle
d’Andrée.

Aussitôt la jeune fille sourit et murmura :

– Ah ! c’est toi, mon frère ?

– Vous voyez, dit Balsamo, elle vous reconnaît maintenant.

– Oui. C’est étrange.

– Interrogez, elle répondra.

– Mais, si elle ne se souvenait pas éveillée, comment se
souviendra-t-elle endormie ?

– C’est un des mystères de la science.

Et Balsamo, poussant un soupir, alla dans un coin s’asseoir
sur un fauteuil.

Philippe restait immobile, sa main dans la main d’Andrée.
Comment allait-il commencer ses interrogations, dont le résultat serait pour
lui la certitude de son déshonneur et la révélation d’un coupable,à qui
peut-être sa vengeance ne pourrait s’adresser ?

Quant à Andrée, elle était dans un calme voisin de l’extase,
et sa physionomie indiquait plutôt la quiétude que tout autre sentiment.

Tout frémissant, il obéit néanmoins au coup d’œil expressif
de Balsamo qui lui disait de se préparer.

Mais, à mesure qu’il pensait à son malheur, à mesure que son
visage s’assombrissait, celui d’Andrée se couvrait d’un nuage, et ce fut elle
qui commença par lui dire :

– Oui, tu as raison, frère, c’est un grand malheur pour la
famille.

Andrée traduisait ainsi la pensée qu’elle lisait dans
l’esprit de son frère.

Philippe ne s’attendait pas à ce début ; il
tressaillit.

– Quel malheur ? demanda-t-il sans trop savoir ce qu’il
répondait.

– Ah ! tu le sais bien, mon frère.

– Forcez-la de parler, monsieur, elle parlera.

– Comment puis-je la forcer ?

– Veuillez qu’elle parle, voilà tout.

Philippe regarda sa sœur en formulant une volonté
intérieure.

Andrée rougit.

– Oh ! dit la jeune fille, comme c’est mal à toi,
Philippe, de croire qu’Andrée t’a trompé.

– Tu n’aimes donc personne ? demanda Philippe.

– Personne.

– Alors ce n’est pas un complice, c’est un coupable qu’il me
faut punir ?

– Je ne vous comprends pas, mon frère.

Philippe regarda le comte comme pour lui demander avis.

– Pressez-la, dit Balsamo.

– Que je la presse ?

– Oui, interrogez franchement.

– Sans respect pour la pudeur de cette enfant ?

– Oh ! soyez tranquille, à son réveil, elle ne se
souviendra de rien.

– Mais pourra-t-elle répondre à mes questions ?

– Voyez-vous bien ? demanda Balsamo à Andrée.

Andrée tressaillit au son de cette voix ; elle tourna
son regard sans rayon du côté de Balsamo.

– Moins bien, dit-elle, que si c’était vous qui
m’interrogeassiez ; mais cependant j’y vois.

– Eh bien, demanda Philippe, si tu y vois, ma sœur,
raconte-moi en détail cette nuit de ton évanouissement.

– Ne commencez-vous point par la nuit du 31 mai,
monsieur ? Vos soupçons remontaient à cette nuit, ce me semble ? Le
moment est venu de tout éclaircir à la fois.

– Non, monsieur, répondit Philippe, c’est inutile, et,
depuis un instant, je crois à votre parole. Celui qui dispose d’un pouvoir tel
que le vôtre n’en use pas pour arriver à un but vulgaire. Ma sœur,répéta
Philippe, racontez-moi tout ce qui s’est passé dans cette nuit de votre
évanouissement.

– Je ne me rappelle pas, dit Andrée.

– Vous entendez, monsieur le comte ?

– Il faut qu’elle se rappelle, il faut qu’elle parle ;
ordonnez-le-lui.

– Mais, si elle était dans le sommeil ?…

– L’âme veillait.

Alors il se leva, étendit la main vers Andrée et, avec un
froncement de sourcils qui indiquait un redoublement de volonté et
d’action :

– Souvenez-vous, dit-il, je le veux.

– Je me souviens, dit Andrée.

– Oh ! fit Philippe essuyant son front.

– Que voulez-vous savoir ?

– Tout !

– À partir de quel moment ?

– À partir du moment où vous vous êtes couchée.

– Vous voyez-vous vous-même ? demanda Balsamo.

– Oui, je me vois. Je tiens à la main le verre préparé par
Nicole… Oh ! mon Dieu !

– Quoi ? Qu’y a-t-il ?

– Oh ! la misérable !

– Parle, ma sœur, parle.

– Ce verre contient un breuvage préparé ; si je le
bois, je suis perdue.

– Un breuvage préparé ! s’écria Philippe : dans
quel but ?

– Attends ! attends !

– D’abord le breuvage.

– J’allais le porter à mes lèvres, mais… en ce moment…

– Eh bien ?

– Le comte m’appela.

– Quel comte ?

– Lui, dit Andrée étendant sa main vers Balsamo.

– Et alors ?

– Alors, je reposai le verre et je m’endormis.

– Après ? après ? demanda Philippe.

– Je me levai, et j’allai le rejoindre.

– Où était le comte ?

– Sous les tilleuls, en face de ma fenêtre.

– Et le comte n’est jamais entré chez vous, ma sœur ?

– Jamais.

Un regard de Balsamo adressé à Philippe lui dit
clairement : « Vous voyez si je vous trompais,monsieur ? »

– Et vous dites que vous allâtes rejoindre le comte ?

– Oui. Je lui obéis quand il m’appelle.

– Que vous voulait le comte ?

Andrée hésita.

– Dites, dites, s’écria Balsamo ; je n’écouterai pas.

Et il retomba sur son fauteuil en ensevelissant sa tête dans
ses mains, comme pour empêcher le bruit de la parole d’Andrée devenir jusqu’à
lui.

– Dites, que vous voulait le comte ? répéta Philippe.

– Il voulait me demander des nouvelles…

Elle s’arrêta de nouveau ; on eût dit qu’elle craignait
de briser le cœur du comte.

– Continuez, ma sœur, continuez, dit Philippe.

– D’une personne qui s’était évadée de sa maison, et –
Andrée baissa la voix –, et qui est morte depuis.

Si bas qu’Andrée eût prononcé ces paroles, Balsamo les
entendit ou les devina, car il poussa un sombre gémissement.

Philippe s’arrêta ; il y eut un moment de silence.

– Continuez, continuez, dit Balsamo, votre frère veut tout
savoir, mademoiselle ; il faut que votre frère sache tout.Après que cet
homme eut reçu les renseignements qu’il désirait, que fit-il ?

– Il s’enfuit, dit Andrée.

– Vous laissant dans le jardin ? demanda Philippe.

– Oui.

– Que fîtes-vous alors ?

– Comme il s’éloignait de moi, comme la force qui me
soutenait s’éloignait avec lui, je tombai.

– Évanouie ?

– Non, toujours endormie, mais d’un sommeil de plomb.

– Pouvez-vous rappeler ce qui vous arriva pendant ce
sommeil ?

– Je tâcherai.

– Eh bien, qu’est-il arrivé ? Dites.

– Un homme est sorti d’un buisson, m’a prise dans ses bras
et m’a apportée…

– Où cela ?

– Ici, dans mon appartement.

– Ah !… et cet homme, le voyez-vous ?

– Attendez… oui… oui… Oh ! continua Andrée avec un
sentiment de dégoût et de malaise. Ah ! c’est encore ce petit
Gilbert !

– Gilbert ?

– Oui.

– Que fit-il ?

– Il me déposa sur ce sofa.

– Après ?

– Attendez…

– Voyez, voyez, dit Balsamo, je veux que vous voyiez.

– Il écoute… il va dans l’autre chambre… il recule comme
effrayé… il entre dans le cabinet de Nicole… Mon Dieu ! mon Dieu !

– Quoi !

– Un homme le suit ; et moi, moi qui ne peux pas me
lever, me défendre, crier, moi qui dors !

– Quel est cet homme ?

– Mon frère ! mon frère !

Et le visage d’Andrée exprima la plus profonde douleur.

– Dites quel est cet homme, ordonna Balsamo, je le
veux !

– Le roi, murmura Andrée, c’est le roi.

Philippe frissonna.

– Ah ! murmura Balsamo, je m’en doutais.

– Il s’approche de moi, continua Andrée, il me parle, il me
prend dans ses bras, il m’embrasse. Oh ! mon frère ! mon frère !

De grosses larmes roulaient dans les yeux de Philippe,
tandis que sa main étreignait la poignée de l’épée que lui avait donnée
Balsamo.

– Parlez ! parlez ! continua le comte d’un ton de
plus en plus impératif.

– Oh ! quel bonheur ! il se trouble… il s’arrête…
il me regarde… il a peur… il fuit… Andrée est sauvée !

Philippe aspirait, haletant, chaque parole qui sortait de la
bouche de sa sœur.

– Sauvée ! Andrée est sauvée ! répéta-t-il
machinalement.

– Attends, mon frère, attends !

Et la jeune fille, comme pour se soutenir, cherchait l’appui
du bras de Philippe.

– Après ? après ? demanda Philippe.

– J’avais oublié.

– Quoi ?

– Là, là, dans le cabinet de Nicole, un couteau à la main…

– Un couteau à la main ?

– Je le vois, il est pâle comme la mort.

– Qui ?

– Gilbert.

Philippe retenait son haleine.

– Il suit le roi, continua Andrée ; il ferme la porte
derrière lui ; il met le pied sur la bougie qui brûlait le tapis ; il
s’avance vers moi. Oh !…

La jeune fille se dressa dans les bras de son frère. Chaque
muscle de son corps se raidit, comme s’il eût été près de se rompre.

– Oh ! le misérable ! dit-elle enfin.

Et elle retomba sans force.

– Mon Dieu ! dit Philippe n’osant interrompre.

– C’est lui ! c’est lui ! murmura la jeune fille.

Puis, se dressant jusqu’à l’oreille de son frère, l’œil
étincelant et la voix frémissante :

– Tu le tueras, n’est-ce pas, Philippe ?

– Ah ! oui, s’écria le jeune homme en bondissant.

Et il rencontra derrière lui un guéridon chargé de
porcelaines qu’il renversa.

Les porcelaines se brisèrent.

Au bruit de cette chute se mêla un bruit sourd et une
commotion soudaine des cloisons, puis un cri d’Andrée qui domina le tout.

– Qu’est cela ? dit Balsamo. Une porte s’est ouverte.

– Nous écoutait-on ? s’écria Philippe en mettant l’épée
à la main.

– C’était lui, dit Andrée ; encore lui.

– Mais qui donc, lui ?

– Gilbert, Gilbert, toujours. Ah ! tu le tueras,
n’est-ce pas, Philippe, tu le tueras ?

– Oh ! oui, oui, oui ! s’écria le jeune homme.

Et il s’élança dans l’antichambre, l’épée à la main, tandis
qu’Andrée était retombée sur le sofa.

Balsamo s’élança après le jeune homme et le retint par le
bras.

– Prenez garde, monsieur ! dit-il ; ce qui est
secret deviendrait public ; il fait jour, et l’écho des maisons royales
est bruyant.

– Oh ! Gilbert, Gilbert, murmurait Philippe ; et
il était caché là, il nous entendait ; je pouvais le tuer.Oh !
malheur sur le misérable !

– Oui, mais silence ; vous retrouverez ce jeune
homme ; c’est de votre sœur qu’il faut vous occuper, monsieur.Vous le
voyez, elle commence à être fatiguée de tant d’émotions.

– Oh ! oui, je comprends ce qu’elle souffre par ce que
je souffre moi-même ; ce malheur est si affreux, si peu réparable !
Oh ! monsieur, monsieur j’en mourrai !

– Vous vivrez pour elle, au contraire, chevalier ; car
elle a besoin de vous, n’ayant que vous : aimez-la,plaignez-la,
conservez-la… Et maintenant, continua-t-il après quelques secondes  de silence,
vous n’avez plus besoin de moi, n’est-ce pas ?

– Non, monsieur ; pardonnez-moi mes soupçons,
pardonnez-moi mes offenses ; et cependant tout le mal vient de vous,
monsieur.

– Je ne m’excuse point, chevalier ; mais vous oubliez
ce qu’a dit votre sœur ?…

– Qu’a-t-elle dit ? Ma tête se perd.

– Si je ne fusse pas venu, elle buvait le breuvage préparé par
Nicole, et alors c’était le roi… Eussiez-vous trouvé le malheur moins
grand ?

– Non, monsieur, il eut été égal toujours ; et, je le
vois bien, nous étions condamnés. Réveillez ma sœur, monsieur.

– Mais elle me verra, mais elle comprendra peut-être ce qui
s’est passé ; mieux vaut que je la réveille comme je l’ai endormie, à
distance.

– Merci ! merci !

– Alors, à mon tour, adieu, monsieur.

– Un mot encore, comte. Vous êtes homme d’honneur ?

– Oh ! le secret, voulez-vous dire ?

– Comte…

– C’est une recommandation inutile, monsieur ; d’abord,
parce que je suis homme d’honneur ; ensuite, parce que, décidé à ne plus
avoir rien de commun avec les hommes, je vais oublier les hommes et leurs
secrets ; toutefois, monsieur, comptez sur moi si je puis jamais vous être
utile. Mais non, mais non, je ne suis plus utile à rien, je ne vaux plus rien
sur la terre. Adieu, monsieur, adieu !

Et, s’inclinant devant Philippe, Balsamo regarda encore une
fois Andrée, dont la tête penchait en arrière avec tous les symptômes de la douleur
et de la lassitude.

– O science, murmura-t-il, que de victimes pour un résultat
sans valeur !

Et il disparut.

À mesure qu’il s’éloignait, Andrée se ranimait ; elle
souleva sa tête pesante comme si elle eût été de plomb et,regardant son frère
avec des yeux étonnés :

– Oh ! Philippe, murmura-t-elle, que vient-il donc de
se passer ?

Philippe comprima le sanglot qui l’étouffait et, souriant
avec héroïsme :

– Rien, ma sœur, dit-il.

– Rien ?

– Non.

– Et cependant, il me semble que j’ai été folle et que j’ai
rêvé !

– Rêvé ? et qu’as-tu rêvé, chère et bonne Andrée ?

– Oh ! le docteur Louis, le docteur Louis, mon
frère !

– Andrée ! s’écria Philippe en lui serrant la main,
Andrée, tu es pure comme la lumière du jour ; mais tout t’accuse, tout te
perd ; un secret terrible nous est imposé à tous deux. Je vais aller
trouver le docteur Louis, pour qu’il dise à madame la dauphine que tu es
atteinte de ce mal inexorable du pays, que le séjour seul de Taverney peut te
guérir, et puis nous partirons, soit pour Taverney, soit pour quelque autre
lieu du monde ; puis, tous deux isolés ici-bas, nous aimant,nous
consolant…

– Cependant, mon frère, dit Andrée, si je suis pure comme tu
dis ?…

– Chère Andrée, je t’expliquerai tout cela ; en
attendant, prépare-toi au départ.

– Mais mon père ?

– Mon père, dit Philippe d’un air sombre, mon père, cela me
regarde, je le préparerai.

– Il nous accompagnera donc ?

– Mon père, oh ! impossible ; nous deux, Andrée,
nous deux seuls, te dis-je.

– Oh ! que tu m’effraies, ami ! que tu
m’épouvantes, mon frère ! que je souffre, Philippe !

– Dieu est au bout de tout, Andrée, dit le jeune
homme ; ainsi donc, du courage. Je cours trouver ledocteur ; toi,
Andrée, toi, ce qui te rend malade, c’est le chagrin d’avoir quitté Taverney, chagrin
que tu cachais par respect pour madame la dauphine. Allons, allons,sois forte,
ma sœur ; il y va de notre honneur à tous deux.

Et Philippe se hâta d’embrasser sa sœur, car il suffoquait.

Puis il ramassa son épée qu’il avait laissée tomber, la remit
au fourreau d’une main tremblante et s’élança dans l’escalier.

Un quart d’heure après, il frappait à la porte du docteur
Louis, qui, tout le temps que la cour habitait Trianon, habitait Versailles.

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