Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 3Où M. de Sartine commence à croire que Balsamo est sorcier

Au tintement précipité de la sonnette de M. de Sartine, un
huissier accourut.

– Eh bien, demanda le magistrat, cette femme ?

– Quelle femme, monseigneur ?

– Cette femme qui s’est évanouie ici, et que je vous ai
confiée ?

– Monseigneur, elle se porte à merveille, répliqua
l’huissier.

– Très bien ; amenez-la-moi.

– Où faut-il l’aller chercher, monseigneur ?

– Comment ! mais dans cette chambre.

– Elle n’y est plus, monseigneur.

– Elle n’y est plus ! Où est-elle donc, alors ?

– Je n’en sais rien.

– Elle est partie ?

– Oui.

– Toute seule ?

– Oui.

– Mais elle ne pouvait se soutenir.

– Monseigneur, c’est vrai, elle demeura quelques instants
évanouie ; mais, cinq minutes après que M. de Fœnix eut été introduit dans
le cabinet de monseigneur, elle se réveilla de cet étrange évanouissement
auquel ni essences ni sels n’avaient apporté de remède. Alors elle ouvrit les
yeux, se leva au milieu de nous tous, et respira d’un air de satisfaction.

– Après ?

– Après, elle se dirigea vers la porte ; et, comme
monseigneur n’avait en rien ordonné qu’on la retînt, elle est partie.

– Partie ? s’écria M. de Sartine. Ah ! malheureux
que vous êtes ! je vous ferai tous périr à Bicêtre !Vite, vite,
qu’on m’envoie mon premier agent !

L’huissier sortit vivement pour obéir à l’ordre qu’il venait
de recevoir.

– Le misérable est sorcier, murmura l’infortuné magistrat.
Je suis lieutenant de police du roi, moi ; il est lieutenant de police du
diable, lui.

Le lecteur a déjà compris, sans doute, ce que M. de Sartine
ne pouvait s’expliquer. Aussitôt après la scène du pistolet, et tandis que le
lieutenant de police essayait de se remettre, Balsamo, profitant de ce moment
de répit, s’était orienté, et, se tournant successivement vers les  quatre
points cardinaux, bien sûr de rencontrer Lorenza vers l’un d’eux,il avait
ordonné à la jeune femme de se lever, de sortir, et de retourner par le même
chemin qu’elle avait déjà pris, c’est-à-dire rue Saint-Claude.

Aussitôt cette volonté formulée dans l’esprit de Balsamo, un
courant magnétique s’était établi entre lui et la jeune femme,laquelle,
obéissant à l’ordre qu’elle recevait par intuition, s’était levée et retirée
sans que personne s’opposât à son départ.

M. de Sartine, le soir même, se mit au lit et se fit
saigner ; la révolution avait été trop forte pour qu’il put la supporter
impunément, et un quart d’heure de plus, assura le médecin, il eût succombé à
une attaque d’apoplexie.

Pendant ce temps, Balsamo avait reconduit la comtesse à son
carrosse, et avait essayé de prendre congé d’elle ; mais elle n’était pas
femme à le quitter ainsi sans savoir, ou tout au moins sans chercher à savoir
le mot de l’étrange événement qui venait de s’accomplir sous ses yeux.

Elle pria donc le comte de monter près d’elle ; le
comte obéit, et un piqueur emmena Djérid en main.

– Vous voyez, comte, si je suis loyale, dit-elle, et si,
quand j’ai appelé quelqu’un mon ami, j’ai dit la parole avec la bouche ou avec
le cœur. J’allais retourner à Luciennes, où le roi m’a dit qu’il devait venir
me voir demain matin ; mais votre lettre est venue et j’ai tout quitté
pour vous. Beaucoup se fussent épouvantés de ces mots de conspirations et de
conspirateurs que M. de Sartine nous jetait au visage ; mais je vous ai
regardé avant que d’agir et j’ai fait selon vos vœux.

– Madame, répondit Balsamo, vous avez payé amplement le
faible service que j’ai pu vous rendre ; mais avec moi rien n’est
perdu ; je sais être reconnaissant, vous vous en apercevrez.Ne croyez pas
cependant que je sois un coupable, un conspirateur, comme dit M. deSartine. Ce
cher magistrat avait reçu des mains de quelqu’un qui me trahit ce coffret plein
de mes petits secrets chimiques, secrets, madame la comtesse, que je veux vous
faire partager, pour que vous conserviez cette immortelle, cette splendide
beauté, cette éblouissante jeunesse. Or, voyant les chiffres de mes formules,
le cher M. de Sartine a appelé à son aide la chancellerie,laquelle, pour ne
pas se laisser prendre en défaut, a interprété mes chiffres à sa manière. Je
crois vous l’avoir dit une fois, madame, le métier n’est pas encore affranchi
de tous les périls qui l’entouraient au Moyen Âge ; il n’y a que les
esprits intelligents et jeunes comme le vôtre qui lui soient favorables. Bref,
madame, vous m’avez sauvé d’un embarras ; je vous en témoigne et vous en
prouverai ma reconnaissance.

– Mais que vous eût-il donc fait si je ne fusse pas venue à
votre secours ?

– Il m’eût, pour faire pièce au roi Frédéric, que Sa Majesté
déteste, renfermé à Vincennes ou à la Bastille. J’en serais sorti,je le sais
bien, grâce à mon procédé pour fondre la pierre sous le souffle ; mais
j’eusse perdu à cela mon coffret, qui renferme, j’ai eu l’honneur de vous le
dire, beaucoup de curieuses et d’impayables formules, arrachées par un heureux
hasard de la science aux éternelles ténèbres.

– Ah ! comte, vous me rassurez et me charmez tout à la
fois. Vous me promettez donc un philtre pour rajeunir ?

– Oui.

– Et quand me le donnerez-vous ?

– Oh ! nous ne sommes pas pressés. Vous me le
demanderez dans vingt ans, belle comtesse. Maintenant, je pense que vous n’avez
pas envie de redevenir enfant.

– Vous êtes un homme charmant, en vérité ; mais une
dernière question et je vous laisse, car vous me semblez fort pressé.

– Parlez, comtesse.

– Vous m’avez dit que quelqu’un vous avait trahi :
est-ce un homme ou une femme ?

– C’est une femme.

– Ah ! ah ! comte : de l’amour !

– Hélas ! oui, doublé d’une jalousie qui va jusqu’à la
rage, et qui produit les beaux effets que vous avez vus ;voilà une femme
qui, n’osant me donner un coup de couteau, parce qu’elle sait qu’on ne me tue
pas, a voulu me faire enterrer dans une prison ou me ruiner.

– Comment, vous ruiner ?

– Elle le croyait du moins.

– Comte, je fais arrêter, dit la comtesse en riant. Est-ce
donc au vif-argent qui court dans vos veines que vous devez cette immortalité
qui fait qu’on vous dénonce au lieu de vous tuer ? Faut-il que je vous
descende ici ou que je vous reconduise chez vous ?

– Non, madame ; ce serait trop de bonté à vous que de
vous déranger pour moi de votre chemin. J’ai là mon cheval Djérid.

– Ah ! ce merveilleux animal qui dépasse, dit-on, le
vent à la course ?

– Je vois qu’il vous plaît, madame.

– C’est un magnifique coursier, en effet.

– Permettez-moi de vous l’offrir, à cette condition que vous
le monterez seule.

– Oh ! non, merci ; je ne monte pas à cheval, ou
du moins j’y monte fort timidement. Votre intention a donc pour moi tout le
mérite du présent. Adieu, cher comte, n’oubliez pas, dans dix ans,mon philtre
régénérateur.

– J’ai dit vingt ans.

– Comte, vous connaissez le proverbe : « J’aime
mieux tenir… » Et même, si vous pouvez me le donner dans cinq ans… On ne
sait pas ce qui peut arriver.

– Quand il vous plaira, comtesse. Ne savez-vous pas que je
suis tout à vous ?

– Un dernier mot, comte.

– J’écoute, madame.

– Il faut que je vous aie en bien grande confiance pour vous
l’adresser.

Balsamo, qui avait déjà mis pied à terre, surmonta son
impatience et se rapprocha de la comtesse.

– On dit partout, continua madame du Barry, que le roi a du
goût pour cette petite Taverney.

– Ah ! madame, dit Balsamo, est-ce possible ?

– Un goût fort vif, à ce qu’on prétend. Il faut que vous me
le disiez : si cela est vrai, comte, ne me ménagez pas ;comte,
traitez-moi en amie, je vous en conjure ; comte, dites-moi la vérité.

– Madame, répliqua Balsamo, je ferai plus ; je vous
garantis, moi, que jamais mademoiselle Andrée ne sera la maîtresse du roi.

– Et pourquoi cela, comte ? s’écria madame du Barry.

– Parce que je ne le veux pas, dit Balsamo.

– Oh ! fit madame du Barry, incrédule.

– Vous doutez ?

– N’est-ce point permis ?

– Ne doutez jamais de la science, madame. Vous m’avez cru
quand j’ai dit oui ; quand je dis non, croyez-moi.

– Mais enfin vous avez donc des moyens… ?

Elle s’arrêta en souriant.

– Achevez.

– Des moyens capables d’annihiler la volonté du roi ou de
combattre ses caprices ?

Balsamo sourit.

– Je crée des sympathies, dit-il.

– Oui, je sais cela.

– Vous y croyez même.

– J’y crois.

– Eh bien, je créerai de même des répugnances, et, au besoin,
des impossibilités. Ainsi tranquillisez-vous, comtesse, je veille.

Balsamo répandait tous ces lambeaux de phrases avec un
égarement que madame du Barry n’eût pas pris, comme elle le prit,pour de la
divination, si elle eut connu toute la soif fiévreuse qu’avait Balsamo de
retrouver Lorenza au plus vite.

– Allons, dit-elle, décidément, comte, vous êtes non
seulement mon prophète de bonheur, mais encore mon ange gardien.Comte,
faites-y bien attention, je vous défendrai, défendez-moi.Alliance !
alliance !

– C’est fait, madame, répliqua Balsamo.

Et il baisa encore une fois la main de la comtesse.

Puis, refermant la portière du carrosse, que la comtesse
avait fait arrêter aux Champs-Élysées, il monta sur son cheval, qui hennit de
joie, et disparut bientôt dans l’ombre de la nuit.

– À Luciennes ! cria madame du Barry consolée.

Balsamo, cette fois, fit entendre un léger sifflement,
pressa légèrement les genoux et enleva Djérid, qui partit au galop.

Cinq minutes après, il était dans le vestibule de la rue
Saint-Claude, regardant Fritz.

– Eh bien ? demanda-t-il avec anxiété.

– Oui, maître, répondit le domestique, qui avait l’habitude
de lire dans son regard.

– Elle est rentrée ?

– Elle est là-haut.

– Dans quelle chambre ?

– Dans la chambre aux fourrures.

– Dans quel état ?

– Oh ! bien fatiguée ; elle courait si rapidement
que, moi qui la vis venir de loin, parce que je la guettais, je n’eus pas même
le temps de courir au devant d’elle.

– En vérité !

– Oh ! j’en ai été effrayé ; elle est entrée ici comme
une tempête ; elle a monté l’escalier sans prendre haleine, et tout à
coup, en entrant dans la chambre, elle est tombée sur la peau du grand lion
noir. Vous la trouverez là.

Balsamo monta précipitamment et trouva, en effet, Lorenza
qui se débattait sans force contre les premières convulsions d’une crise
nerveuse. Il y avait trop longtemps que le fluide pesait sur elle et la forçait
à des actes violents. Elle souffrait, elle gémissait ; on eût dit qu’une
montagne pesait sur sa poitrine, et que, des deux mains, elle tentait de
l’écarter.

Balsamo la regarda un instant d’un œil étincelant de colère,
et, l’enlevant entre ses bras, l’emporta dans sa chambre, dont la porte
mystérieuse se referma sur lui.

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