Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 29Les projets de Gilbert

Une fois dans la rue, Gilbert laissa refroidir cette
fiévreuse imagination qui, aux derniers mots du comte, l’avait emporté au delà,
non seulement du probable, mais encore du possible.

Arrivé à la rue Pastourel, il s’assit sur une borne, et,
jetant les yeux autour de lui pour s’assurer que personne ne l’espionnait, il
tira de sa poche les billets de caisse tout froissés par le serrement de sa
main.

C’est qu’une idée terrible lui était passée par l’esprit et
lui avait fait venir la sueur au front.

– Voyons, dit-il en regardant les billets, si cet homme ne
m’a point trompé ; voyons s’il ne m’a pas tendu un piège ; voyons
s’il ne m’envoie pas à une mort certaine sous le prétexte de me procurer un
bonheur certain ; voyons s’il ne fait pas pour moi ce que l’on fait pour
le mouton qu’on attire à l’abattoir en lui offrant une poignée d’herbe fleurie.
J’ai ouï dire qu’il courait un grand nombre de faux billets de caisse, à l’aide
desquels les roués de la cour trompaient les filles d’Opéra. Voyons si le comte
ne m’aurait pas pris pour dupe.

Et il détacha de la liasse un de ces billets de dix mille
livres ; puis, entrant chez un marchand, il demanda, en montrant le
billet, l’adresse d’un banquier pour le changer, ainsi que son maître,
disait-il, l’en avait chargé.

Le marchand regarda le billet, le tourna et le retourna en
l’admirant fort, car la somme était pompeuse et sa boutique bien modeste ;
puis il indiqua, rue Saint-Avoie, le financier dont Gilbert avait besoin.

Donc, le billet était bon.

Gilbert, joyeux et tout gonflé de sa joie, rendit aussitôt
les rênes à son imagination, serra plus précieusement que jamais la liasse dans
son mouchoir, et, avisant rue Saint-Avoie un fripier dont l’étalage le
séduisit, il fit emplette pour vingt-cinq livres, c’est-à-dire pour un des deux
louis que Balsamo lui avait donnés, d’un habit complet de petit drap marron,
dont la propreté le charma, d’une paire de bas de soie noire un peu fanés, et
de souliers à boucles luisantes ; une chemise de toile assez fine compléta
le costume, plus décent que riche, dans lequel Gilbert s’admira par un seul
coup d’œil donné dans le miroir du fripier.

Puis, laissant ses vieilles hardes comme appoint des
vingt-cinq livres, il serra le précieux mouchoir dans sa poche et passa de la
boutique du fripier dans celle du perruquier, lequel, en un quart d’heure,
acheva de rendre élégante et même belle cette tête si remarquable du protégé de
Balsamo.

Enfin, lorsque toutes ces opérations furent accomplies,
Gilbert entra chez un boulanger qui demeurait près de la place Louis XV, et
acheta dans sa boutique pour deux sous de pain, qu’il mangea rapidement en
suivant la route de Versailles.

À la fontaine de la Conférence, il s’arrêta pour boire.

Puis il reprit son chemin, refusant toujours les
propositions des voiturins, qui ne comprenaient pas qu’un jeune homme si
proprement mis économisât quinze sous aux dépens de son cirage à l’œuf.

Qu’eussent-ils dit s’ils eussent su que ce jeune homme, qui allait
ainsi à pied, avait dans sa poche trois cent mille livres ?

Mais Gilbert avait ses raisons pour aller à pied. D’abord, à
cause de la ferme résolution qu’il avait prise de ne pas excéder d’un liard le
strict nécessaire ; ensuite, le besoin d’isolement pour se livrer plus
commodément à la pantomime et aux monologues.

Dieu seul sait tout ce qu’il se joua de dénouement heureux
dans la tête de ce jeune homme, pendant les deux heures et demie qu’il marcha.

En deux heures et demie, il avait fait plus de quatre
lieues, et cela sans s’apercevoir de la distance, sans ressentir la moindre
fatigue, tant c’était une puissante organisation que celle de ce jeune homme.

Tous ses plans étaient faits, et il s’était arrêté à cette
façon d’introduire sa demande :

Aborder le père Taverney avec de pompeuses paroles ;
puis, quand il aurait l’autorisation du baron, mademoiselle Andrée,avec des
discours d’une telle éloquence, que non seulement elle pardonnât,mais encore
qu’elle conçût du respect et de l’affection pour l’auteur de la pathétique
harangue qu’il avait préparée.

À force d’y songer, l’espérance avait pris le dessus sur la
crainte, et il semblait impossible à Gilbert qu’une fille, dans la position où
se trouvait Andrée, n’acceptât point la réparation offerte par l’amour, quand
cet amour se présentait avec une somme de cent mille écus.

Gilbert, bâtissant tous ces châteaux en Espagne, était naïf
et honnête comme le plus simple enfant des patriarches. Il oubliait tout le mal
qu’il avait fait, ce qui était peut-être d’un cœur plus honnête qu’on ne le
pense.

Toutes ses batteries préparées, il arriva, le cœur dans un
étau, sur le territoire de Trianon. Une fois là, il était prêt à tout :
aux premières fureurs de Philippe, que la générosité de sa démarche devait
cependant, selon lui, dissuader ; aux premiers dédains d’Andrée, que son
amour devait soumettre ; aux premières insultes du baron, que son or
devait adoucir.

En effet, Gilbert, tout éloigné de la société qu’il avait
vécu, devinait instinctivement que trois cent mille livres dans la poche sont
une sûre cuirasse ; ce qu’il redoutait le plus, c’était la vue des
souffrances d’Andrée ; contre ce malheur seulement il craignait sa
faiblesse, faiblesse qui lui eût ôté une partie des moyens nécessaires au
succès de sa cause.

Il entra donc dans les jardins, regardant, non sans un
orgueil qui allait bien à sa physionomie, tous ces ouvriers, hier ses
compagnons, aujourd’hui ses inférieurs.

La première question qu’il fit porta sur le baron de
Taverney. Il s’adressait naturellement au garçon de service des communs.

– Le baron n’est point à Trianon, répondit celui-ci.

Gilbert hésita un moment.

– Et M. Philippe ? demanda-t-il.

– Oh ! M. Philippe est parti avec mademoiselle Andrée.

– Parti ! s’écria Gilbert effrayé.

– Oui.

– Mademoiselle Andrée est donc partie ?

– Depuis cinq jours.

– Pour Paris ?

Le garçon fit un mouvement qui voulait dire : « Je
n’en sais rien. »

– Comment, vous n’en savez rien ? s’écria Gilbert.
Mademoiselle Andrée est partie sans qu’on sache où elle est allée ? Elle n’est
point partie sans cause, cependant.

– Tiens, cette bêtise ! répondit le garçon peu
respectueux pour l’habit marron de Gilbert ; certainement qu’elle n’est
point partie sans cause.

– Et pour quelle cause est-elle partie ?

– Pour changer d’air.

– Pour changer d’air ? répéta Gilbert.

– Oui, il paraît que celui de Trianon était mauvais pour sa
santé, et, par ordonnance du médecin, elle a quitté Trianon.

Il était inutile d’en demander davantage ; il était
évident que le garçon des communs avait dit tout ce qu’il savait sur
mademoiselle de Taverney.

Et cependant Gilbert, stupéfait, ne pouvait croire à ce
qu’il entendait. Il courut à la chambre d’Andrée et trouva la porte close.

Des fragments de verre, des brins de paille et de foin, des fils
de la paillasse jonchant le corridor, représentaient à sa vue tous les
résultats d’un déménagement.

Gilbert rentra dans son ancienne chambre, qu’il retrouva
telle qu’il l’avait laissée.

La croisée d’Andrée était ouverte pour donner de l’air à
l’appartement ; sa vue put plonger jusque dans l’antichambre.

L’appartement était parfaitement vide.

Gilbert alors se laissa aller à une extravagante
douleur ; il se heurta la tête contre la muraille, se tordit les bras, se
roula sur le plancher.

Puis, comme un insensé, il s’élança hors de la mansarde,
descendit l’escalier comme s’il eût eu des ailes, s’enfonça dans le bois les
mains noyées dans ses cheveux, et, avec des cris et des imprécations, il se
laissa tomber au milieu des bruyères, maudissant la vie et ceux qui la lui
avaient donnée.

– Oh ! c’est fini, bien fini, murmura-t-il. Dieu ne
veut pas que je la retrouve ; Dieu veut que je meure de remords, de
désespoir et d’amour ; c’est ainsi que j’expierai mon crime,c’est ainsi
que je vengerai celle que j’ai outragée… Où peut-elle être ?…À
Taverney ! Oh ! j’irai, j’irai ! J’irai jusqu’aux extrémités du
monde ; je monterai jusqu’aux nuages s’il le faut. Oh !je
retrouverai sa trace et je la suivrai, dussé-je tomber à moitié chemin de faim
et de fatigue.

Mais peu à peu, soulagé de sa douleur par l’explosion de sa
douleur, Gilbert se souleva, respira plus librement, regarda autour de lui d’un
air un peu moins hagard, et reprit, à pas lents, le chemin de Paris.

Cette fois, il mit cinq heures pour faire la route.

– Le baron, se disait-il avec une certaine apparence de
raison, le baron n’aura peut-être pas quitté Paris ; je lui parlerai.
Mademoiselle Andrée a fui. En effet, elle ne pouvait rester à Trianon ;
mais, en quelque lieu qu’elle soit allée, son père sait où elle va ; un
mot de lui m’indiquera sa trace, et puis, d’ailleurs, il rappellera sa fille,
si je parviens à convaincre son avarice.

Gilbert, fort de cette nouvelle pensée, rentra à Paris vers
sept heures du soir, c’est-à-dire vers le moment où la fraîcheur amenait les
promeneurs aux Champs-Élysées, où Paris flottait entre les premiers brouillards
du soir et les premiers feux de ce jour factice qui lui fait une journée de
vingt-quatre heures.

Le jeune homme, en conséquence de la résolution prise, alla
droit à la porte du petit hôtel de la rue Coq-Héron, et frappa sans hésiter un
instant.

Le silence seul lui répondit.

Il redoubla les coups de marteau, mais sans que le dixième
obtînt plus de succès que le premier.

Alors cette dernière ressource, celle sur laquelle il avait
compté, lui échappa. Fou de rage, mordant ses mains, pour punir son corps de ce
qu’il souffrait moins que son âme, Gilbert tourna brusquement la rue, poussa le
ressort de la porte de Rousseau, et monta l’escalier.

Le mouchoir qui renfermait les trente billets de caisse
attachait aussi la clef du grenier.

Gilbert s’y précipita comme il se fût précipité dans la
Seine si elle eût coulé à cet endroit.

Puis, comme la soirée était belle et que les nuages
floconneux se jouaient dans l’azur du ciel, comme une douce senteur montait des
tilleuls et des marronniers dans le crépuscule de la nuit, comme la
chauve-souris venait battre de ses ailes silencieuses les vitres du petit
châssis, Gilbert, rappelé à la vie par toutes ces sensations,s’approcha de la
lucarne, et, voyant blanchir au milieu des arbres le pavillon du jardin où
jadis il avait retrouvé Andrée qu’il croyait à jamais perdue, il sentit son
cœur se briser et tomba presque évanoui sur l’appui de la gouttière, les yeux
perdus dans une vague et stupide contemplation.

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