Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 31Résolution

Comment Gilbert rentra chez lui, comment il put, sans
expirer de douleur et de rage, supporter les angoisses de la nuit,comment il
ne se releva pas tout au moins avec des cheveux blancs, voilà ce que nous
n’entreprendrons pas d’expliquer au lecteur.

Le jour venu, Gilbert se sentit un violent désir d’écrire à
Andrée pour lui dire tous les arguments si solides, si pleins de probité que la
nuit avait fait jaillir de son cerveau ; mais en trop de circonstances
déjà il avait expérimenté le caractère inflexible de la jeune fille, il ne lui
restait plus aucune espérance. Écrire, d’ailleurs, était une concession qui
répugnait à sa fierté. Penser que sa lettre serait froissée, jetée sans être
lue peut-être ; songer qu’elle ne servirait qu’à mettre sur ses traces une
meute d’ennemis acharnés, inintelligents, ce fut une raison pour qu’il
n’écrivît pas.

Gilbert pensa alors que sa démarche pouvait être mieux reçue
du père, qui était un avare et un ambitieux ; du frère, qui était un homme
de cœur, et dont le premier mouvement seul était à craindre.

– Mais, se dit-il, à quoi bon être soutenu par M. de
Taverney ou par M. Philippe, lorsque Andrée me poursuivra de son éternel :
« Je ne vous connais pas !… » C’est bien,ajouta-t-il en
lui-même ; rien ne m’attache plus à cette femme ;elle-même a pris
soin de briser les liens qui nous unissaient.

Il disait cela en se roulant de douleur sur son matelas, en
se rappelant avec rage les moindres détails de la voix, de la figure
d’Andrée ; il disait cela en souffrant une torture inexprimable, car il
l’aimait éperdument.

Quand le soleil, déjà haut sur l’horizon, pénétra dans la
mansarde, Gilbert se leva chancelant avec le dernier espoir d’apercevoir son
ennemie dans le jardin ou dans le pavillon même.

C’était encore une joie dans le malheur.

Mais, tout à coup, un flot amer de dépit, de remords, de
colère, vint noyer sa pensée ; il se rappela tout ce que la jeune fille
lui avait fait subir de dégoûts, de mépris ; et, s’arrêtant lui-même au
milieu du grenier, par un ordre que la volonté donna rudement à la
matière :

– Non, dit-il, non, tu n’iras pas regarder à cette
fenêtre ; non, tu ne t’infiltreras plus le poison dont tu te plais à
mourir. C’est une cruelle, celle qui jamais, quand tu courbais le front devant
elle, ne t’a souri, ne t’a adressé une parole de consolation ou d’amitié ;
celle qui a pris plaisir à broyer dans ses ongles ton cœur encore plein
d’innocence et de chaste amour. C’est une créature sans honneur et sans
religion, celle qui nie à l’enfant son père, son soutien naturel,et qui
condamne la pauvre petite créature à l’oubli, à la misère, à la mort peut-être,
attendu que cet enfant déshonore les entrailles où il a été conçu.Eh bien,
non, Gilbert, tout criminel que tu sois, tout amoureux et lâche que tu es, je
te défends de marcher vers cette lucarne et d’adresser un seul regard dans la
direction du pavillon ; je te défends de t’apitoyer sur le sort de cette
femme, et d’affaiblir les ressorts de ton âme en songeant à tout ce qui s’est
passé. Use ta vie comme la brute, dans le travail et la satisfaction des
besoins matériels ; use le temps qui va s’écouler entre l’affront et la
vengeance, et souviens-toi toujours que le seul moyen de te respecter encore,
de te tenir au-dessus de ces nobles orgueilleux, c’est d’être plus noble qu’eux-mêmes.

Pâle, tremblant, attiré par le cœur du côté de cette
fenêtre, il obéit pourtant à l’ordre de l’esprit. On eût pu le voir, peu à peu,
lentement, comme si ses pieds eussent pris racine en cette chambre,marcher un
pas l’un après l’autre pour se porter du côté de l’escalier. Enfin,il sortit
pour se rendre chez Balsamo.

Mais tout à coup, se ravisant :

– Fou ! dit-il, misérable écervelé que je suis !
je parlais, je crois, de vengeance, et quelle vengeance exercerais-je ?…
Tuer la femme ? Oh ! non, elle tomberait heureuse de me flétrir par
une injure de plus ! La déshonorer publiquement ?Oh ! c’est
d’un lâche !… Est-il une place sensible en l’âme de cette créature où mon
coup d’épingle frappe aussi douloureusement qu’un coup de poignard ?…
C’est l’humiliation qu’il lui faut… Oui, car elle est encore plus orgueilleuse
que moi.

« L’humilier… moi… comment ? Je n’ai rien, je ne
suis rien, et elle va disparaître sans doute. Certes, ma présence,des
apparitions fréquentes, un regard de mépris ou de provocation la châtieraient
cruellement… Je sais bien que la mère sans entrailles serait une sœur sans
cœur, et m’enverrait son frère pour me tuer ; mais qui m’empêche
d’apprendre à tuer un homme, comme j’ai appris à raisonner ou à écrire ?
Qui m’empêche de terrasser Philippe, de le désarmer, de rire au nez du vengeur
comme à celui de l’offensée ? Non, ce moyen est un moyen de comédie. Tel
compte sur son adresse et son expérience qui n’a pas calculé l’intervention de
Dieu ou du hasard… Seul, moi seul, avec mon bras nu, avec une raison dépouillée
d’imagination, avec la force de mes muscles donnée par la nature et la force de
ma pensée, je réduirai à néant les projets de ces malheureux… Que veut
Andrée ? Que possède-t-elle ? Que met-elle en avant pour sa défense
et pour mon opprobre ?… Cherchons. »

Puis, sur le bord de la saillie du mur, courbé, l’œil fixe,
il médita profondément.

– Ce qui peut plaire à Andrée, dit-il, c’est ce que je
déteste. Il faut donc détruire tout ce que je déteste ?…Détruire !
oh ! non… Que ma vengeance ne me porte jamais au mal !Que jamais
elle ne me force à employer le fer ou le feu !

« Que me reste-t-il alors ? Le voici : c’est
de chercher la cause de la supériorité d’Andrée ; c’est devoir par quelle
chaîne elle va retenir à la fois mon cœur et mon bras… Oh ! ne plus la
voir !… Oh ! ne plus être regardé par elle !…Oh ! passer à
deux pas de cette femme, alors que, souriant avec sa beauté insolente, elle
tiendra par la main son enfant… son enfant, qui ne me connaîtra jamais… Terre
et cieux ! »

Et Gilbert ponctua cette phrase d’un furieux coup de poing
dans la muraille, et d’une imprécation plus terrible encore qui s’envola vers
le ciel.

– Son enfant ! voilà tout le secret. Il ne faut pas
qu’elle possède jamais cet enfant, qu’elle habituerait à exécrer le nom de
Gilbert. Il faut qu’au contraire elle sache bien que cet enfant grandira dans
l’exécration du nom d’Andrée ! En un mot, cet enfant qu’elle n’aimerait
pas, qu’elle torturerait peut-être, car c’est un mauvais cœur, cet enfant avec
lequel on me flagellerait perpétuellement, il faut que jamais  Andrée ne le
voie, et qu’elle pousse, l’ayant perdu, des rugissements pareils à ceux des
lionnes qu’on a privées de leurs lionceaux !

Gilbert se releva beau de sa colère et de sa joie sauvage.

– C’est cela, dit-il en étendant le poing vers le pavillon
d’Andrée, tu m’as condamné à la honte, à l’isolement, au remords, à l’amour… Je
te condamne, moi, à la souffrance sans fruit, à l’isolement, à là honte, à la
terreur, à la haine sans vengeance. Tu me chercheras, j’aurai fui ; tu
appelleras l’enfant, dusses-tu le déchirer si tu le retrouvais ; mais ce
sera au moins une rage de désir que j’aurai allumée dans ton âme ; ce sera
une lame sans poignée que j’aurai enfoncée dans ton cœur… Oui, oui,l’enfant !
J’aurai l’enfant, Andrée ; j’aurai, non pas ton enfant comme tu dis, mais
le mien. Gilbert aura son enfant ! fils noble par sa mère…Mon
enfant !… mon enfant !…

Et il s’anima insensiblement des transports d’une ivresse de
joie.

– Allons, dit-il, il ne s’agit plus de dépits vulgaires ou
de petites lamentations pastorales ; il s’agit d’un bel et bon complot. Ce
n’est plus d’ordonner à mon regard de n’aller pas chercher le pavillon, mais
bien d’ordonner à toute ma force, à toute mon âme, de veiller pour assurer le succès
de mon entreprise.

« Je veillerai, Andrée ! dit-il solennellement en
s’approchant de la fenêtre, jour et nuit ! Tu ne feras plus un mouvement
que je ne l’épie ; tu ne pousseras pas un cri de douleur, que je ne te
promette une douleur plus aiguë ; tu n’ébaucheras pas un sourire, que je
n’y réponde par un rire sardonique et insultant. Tu es ma proie,Andrée ;
une partie de toi est ma proie ; je veille, je veille !

Alors, il s’approcha de la lucarne, et vit les persiennes du
pavillon s’ouvrir ; puis l’ombre d’Andrée glissa sur les rideaux et sur le
plafond de la chambre, reflétée sans doute par quelque glace.

Ensuite vint Philippe, qui s’était levé plus tôt, mais qui
avait travaillé dans sa chambre à lui, située derrière celle d’Andrée.

Gilbert remarqua combien la conversation des deux amis était
animée. Assurément on parlait de lui, de la scène de la veille.Philippe se
promenait avec une sorte de perplexité. Cette arrivée de Gilbert avait
peut-être changé quelque chose aux projets d’installation ;peut-être allait-on
chercher autre part la paix, les ténèbres, l’oubli.

À cette idée, les yeux de Gilbert devinrent des rayons
lumineux qui eussent embrasé le pavillon et pénétré jusqu’au centre du
monde !

Mais presque aussitôt une fille de service entra par la
porte du jardin ; elle venait avec une recommandation quelconque. Andrée
l’agréa, car elle installa immédiatement son petit paquet de hardes dans la
chambre qu’occupait autrefois Nicole ; puis divers achats de meubles,
d’ustensiles et de provisions confirmèrent le vigilant Gilbert dans la
certitude d’une habitation paisible du frère et de la sœur.

Philippe visita et fit visiter, avec le plus grand soin, les
serrures de la porte du jardin. Ce qui prouva surtout à Gilbert qu’on le
soupçonnait d’être entré avec une fausse clef donnée peut-être par Nicole,
c’est que le serrurier, Philippe présent, changea les gardes de la serrure.

Ce fut la première joie que Gilbert eût encore éprouvée
depuis tous ces événements.

Il sourit avec ironie.

– Pauvres gens, murmura-t-il, ils ne sont pas bien
dangereux ; c’est à la serrure qu’ils s’en prennent, et ils ne me
soupçonnent pas même d’avoir eu la force d’escalader !… Pauvre idée qu’ils
ont de toi, Gilbert. Tant mieux ! Oui, fière Andrée,ajouta-t-il, malgré
les serrures de ta porte, si je voulais pénétrer chez toi, je le pourrais… Mais
j’ai enfin le bonheur à mon tour ; je te dédaigne… et, à moins que la
fantaisie…

Il pirouetta sur ses talons, en singeant les roués de la
cour.

– Mais non, reprit-il amèrement… c’est plus digne de moi, je
ne veux plus de vous !… Dormez tranquille ; j’ai mieux que votre
possession pour vous torturer à mon aise ; dormez !

Il quitta la lucarne, et, après avoir donné un coup d’œil à
ses habits, il descendit l’escalier pour se rendre chez Balsamo.

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