Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 22La conscience de Gilbert

Toutes les scènes que nous venons de décrire avaient frappé
un contrecoup terrible sur Gilbert.

La susceptibilité très équivoque de ce jeune homme se voyait
mise à une trop rude épreuve, lorsque, du fond de la retraite qu’il savait
choisir dans un coin quelconque des jardins, il voyait chaque jour les progrès
de la maladie sur le visage et dans la démarche d’Andrée ;lorsque cette
pâleur qui, la veille, l’avait alarmé, venait, le lendemain, lui paraître plus
marquée, plus accusatrice, alors que mademoiselle de Taverney se mettait à sa
fenêtre aux premiers rayons du matin. Alors, quiconque eût observé le regard de
Gilbert n’eût pas méconnu en lui les traits caractéristiques du remords, devenu
un dessin classique chez les peintres de l’Antiquité.

Gilbert aimait la beauté d’Andrée et, par contre, il la
détestait. Cette beauté brillante, jointe à tant d’autres supériorités,
établissait une nouvelle ligne de démarcation entre lui et la jeune
fille ; cette beauté cependant lui paraissait un nouveau trésor à
conquérir. Telles étaient les raisons de son amour et de sa haine,de son désir
ou de son mépris.

Mais, du jour où cette beauté se ternissait, où les traits
d’Andrée devenaient les révélateurs d’une souffrance ou d’une honte ; du
jour, enfin, où il y avait danger pour Andrée, danger pour Gilbert,la
situation changeait complètement, et Gilbert, esprit éminemment juste,
changeait avec elle de point de vue.

Disons-le, son premier sentiment fut une profonde tristesse.
Il ne vit pas sans douleur se flétrir la beauté, la santé de sa maîtresse. Il
éprouva le délicieux orgueil de plaindre cette femme si fière, si dédaigneuse
avec lui, et de lui rendre la pitié pour tous les opprobres dont elle l’avait
couvert.

Ce n’est pas là cependant que nous trouverons Gilbert
excusable. L’orgueil ne justifie rien. Aussi n’entra-t-il que de l’orgueil dans
l’habitude qu’il prit d’envisager la situation. Chaque fois que mademoiselle de
Taverney, pâle, souffrante et inclinée, paraissait comme un fantôme aux yeux de
Gilbert, le cœur de celui-ci bondissait, le sang montait à ses paupières comme
font les larmes, et il appuyait sur sa poitrine une main crispée,inquiète, qui
cherchait à comprimer la révolte de sa conscience.

– C’est par moi qu’elle est perdue, murmurait-il.

Et, après l’avoir couvée d’un regard furieux et dévorant, il
s’enfuyait, croyant toujours la revoir et l’entendre gémir.

Alors il lui venait au cœur, il ressentait une des plus
poignantes douleurs qu’il soit donné à l’homme de supporter. Son furieux amour
avait besoin d’un soulagement, et il eût parfois sacrifié sa vie pour avoir le
droit de tomber aux genoux d’Andrée, de lui prendre la main, de la consoler, de
la rappeler à la vie quand elle s’évanouissait. Son impuissance dans ces
occasions était un supplice dont rien au monde ne saurait décrire les tortures.

Gilbert supporta trois jours ce martyre.

Le premier, il avait remarqué le changement, la lente
décomposition qui s’opérait chez Andrée. Là où nul ne voyait encore rien, lui,
le complice, devinait et expliquait tout. Il y a plus : après avoir étudié
la marche du mal, il supputa l’époque précise où la crise éclaterait.

Le jour des évanouissements se passa pour lui en transes, en
sueurs, en vagues démarches, indices certains d’une conscience aux abois.
Toutes ces allées et venues, ces airs d’indifférence ou d’empressement, ces
élans de sympathie ou de sarcasme que Gilbert considérait, lui,comme des
chefs-d’œuvre de dissimulation et de tactique, le moindre clerc du Châtelet, le
moindre porte-clefs de Saint-Lazare les eût aussi parfaitement analysés et
traduits que la Fouine de M. de Sartine lisait et transcrivait les
correspondances en chiffres.

On ne voit pas un homme courir à perdre haleine, puis
s’arrêter soudain, pousser des sons inarticulés, puis se plonger tout à coup
dans le silence le plus noir ; on ne le voit pas écouter dans l’air les
bruits indifférents, ou gratter la terre, ou hacher les arbres avec une sorte
de rage, sans s’arrêter pour dire : « Celui-là est un fou, s’il n’est
pas un coupable. »

Après le premier épanchement du remords, Gilbert avait passé
de la commisération à l’égoïsme. Il sentait que les évanouissements si
fréquents d’Andrée ne paraîtraient pas à tout le monde une maladie naturelle,
et qu’on en rechercherait la cause.

Gilbert se rappelait alors les formes brutales et
expéditives de la justice qui s’informe, les interrogations, les recherches,
les analogies inconnues au reste du monde et qui mettent sur la piste d’un
coupable ces limiers pleins de ressources qu’on appelle les instructeurs, de
tous les genres de vols qui peuvent déshonorer un homme.

Or, celui que Gilbert avait commis lui paraissait, en
morale, le plus odieux et le plus punissable.

Il se mit donc à trembler sérieusement ; car il redouta
que les souffrances d’Andrée ne suscitassent une enquête.

Dès lors, pareil au criminel de ce tableau célèbre que
poursuit l’ange du remords avec le feu pâle de sa torche, Gilbert ne cessa de
tourner sur tout ce qui l’entourait des regards effarés. Les bruits, les
chuchotements lui devinrent suspects. Il écoutait chaque parole prononcée
devant lui, et, si insignifiante qu’elle fût, elle lui semblait avoir rapport à
mademoiselle de Taverney ou à lui.

Il avait vu M. de Richelieu aller chez le roi, M. de
Taverney aller chez sa fille. La maison lui avait semblé, ce jour-là, prendre
un air de conspiration et de défiance qui n’était pas habituel.

Ce fut bien pis encore lorsqu’il aperçut le médecin de la
dauphine se dirigeant vers la chambre d’Andrée.

Gilbert était de ces sceptiques qui ne croient à rien :
peu lui importait le regard des hommes et du Ciel ; mais il reconnaissait
pour dieu la science et proclamait son omnipotence.

En certains moments, Gilbert eût nié la pénétration
infaillible de l’Être suprême ; jamais il n’eût douté de la clairvoyance
du médecin. L’arrivée du docteur Louis près d’Andrée fut un coup dont le moral
de Gilbert ne se releva pas.

Il courut à sa chambre, interrompant tout travail et sourd
comme une statue aux injonctions de ses chefs. Là, derrière le pauvre rideau
qu’il s’était improvisé pour masquer ses espionnages, il aiguisa toutes ses
facultés pour tâcher de surprendre un mot, un geste qui lui révélassent le
résultat de la consultation.

Rien ne vint l’éclairer. Il aperçut seulement une fois le
visage de la dauphine qui s’approcha de la fenêtre pour regarder derrière les
vitres la cour, que peut-être elle n’avait jamais vue.

Il put aussi distinguer le docteur Louis ouvrant cette
fenêtre, afin de laisser passer un peu d’air dans la chambre. Quant à entendre
ce qui se disait, quant à voir le jeu des physionomies, Gilbert ne le
put ; un épais rideau, qui servait de store, retomba le long de la fenêtre
et intercepta tout le sens de la scène.

On peut juger des angoisses du jeune homme. Le médecin, à
l’œil de lynx, avait découvert le mystère. L’éclat devait avoir lieu, non pas
immédiatement, car Gilbert supposait avec raison que la présence de la dauphine
serait un obstacle, mais tout à l’heure, entre le père et la fille,après le
départ des deux personnes étrangères.

Gilbert, ivre de douleur et d’impatience, battait avec sa
tête les deux parois de la mansarde.

Il vit M. de Taverney sortir avec madame la dauphine, et le
docteur était déjà parti.

C’est entre M. de Taverney et la dauphine, se dit-il, que
l’explication aura lieu.

Le baron ne revint pas trouver sa fille ; Andrée resta
seule chez elle et passa le temps sur son sofa, tantôt à une lecture que les
spasmes et la migraine la forçaient d’interrompre, tantôt dans des méditations
d’une profondeur et d’une impassibilité tellement étranges, que Gilbert les
prenait pour des extases, lorsqu’il en surprenait une période par
l’entrebâillement du rideau que le vent soulevait.

Andrée, fatiguée de douleurs et d’émotions, s’endormit.
Gilbert profita de ce répit pour aller recueillir au dehors les bruits et les
commentaires.

Ce temps lui fut précieux, à cause des réflexions qu’il lui
donna le temps de faire.

Le danger était tellement imminent, qu’il s’agissait de le
combattre par une résolution soudaine, héroïque.

Ce fut le premier point d’appui sur lequel cet esprit
chancelant, à force d’être subtil, retrouva du ressort et du repos.

Mais quelle résolution prendre ? Un changement dans des
circonstances pareilles est une révélation. La fuite ?Ah !
oui ! la fuite, avec cette énergie de la jeunesse, avec cette vigueur du
désespoir et de la peur, qui doublent les forces d’un homme et les égalent à
celles de toute une armée… Se cacher le jour, marcher la nuit, et parvenir enfin…

Où ?

En quel endroit se cacher si bien, que ne puisse y atteindre
le bras vengeur de la justice du roi ?

Gilbert connaissait les mœurs de la campagne. Que pense-t-on
dans des pays presque sauvages, presque déserts – car, pour les villes, il n’y
faut pas songer – ? Que pense-t-on dans une bourgade, dans un hameau, de
l’étranger qui vient mendier un jour son pain, ou qu’on soupçonne de le
voler ? Et puis Gilbert se savait par cœur : une figure remarquable,
une figure qui désormais porterait l’empreinte indélébile d’un secret terrible,
attirerait l’attention du premier observateur. Fuir était déjà un danger ;
mais être découvert, c’était une honte.

La fuite devait faire juger Gilbert coupable ; il
repoussa cette idée et, comme si son esprit n’eût eu de forces que tout juste
pour trouver une idée, le malheureux, après la fuite, trouva la mort.

C’était la première fois qu’il y songeait ;
l’apparition de ce lugubre fantôme qu’il évoqua ne lui occasionna aucune peur.

– Il sera toujours temps, se dit-il, de songer à la mort lorsque
toutes les ressources seront épuisées. D’ailleurs, c’est une lâcheté que de se
tuer, M. Rousseau l’a dit ; souffrir est plus noble.

Sur ce paradoxe, Gilbert releva la tête et recommença ses
courses vagues dans les jardins.

Il en était aux premières lueurs de la sécurité, lorsque
tout à coup Philippe, arrivant comme nous l’avons vu, bouleversa toutes ses
idées et le jeta dans une nouvelle série de perplexités.

Le frère ! le frère appelé ! c’était donc bien
avéré ! La famille prenait le parti du silence ; oui,mais avec
toutes les investigations, tous les raffinements de détails qui,pour Gilbert,
valait tout l’appareil tortionnaire de la Conciergerie, du Châtelet et de la
Tournelle. C’est alors qu’on le traînerait devant Andrée, qu’on le forcerait à
s’agenouiller, à confesser bassement son crime, et qu’on le tuerait comme un
chien avec le bâton ou le couteau. Vengeance légitime qui d’avance avait son
immunité dans les précédents d’une foule d’aventures.

Le roi Louis XV était fort complaisant pour la noblesse en
semblables occasions.

Et puis Philippe était le plus redoutable vengeur que
mademoiselle de Taverney pût appeler à l’aide ; Philippe, le seul de la
famille qui eût montré à Gilbert des sentiments d’homme et presque d’égal,
Philippe ne tuerait-il pas aussi sûrement le coupable avec un mot qu’avec le
fer, si ce mot était : « Gilbert, vous avez mangé notre pain, et vous
nous déshonorez ! »

Aussi avons-nous vu Gilbert se dérobant dès la première
apparition de Philippe ; aussi, en revenant, n’obéit-il qu’à son instinct
pour ne pas s’accuser lui-même et, dès cet instant, concentra-t-il toutes ses
forces vers un seul but : la résistance.

Il suivit Philippe, le vit monter chez Andrée, causer avec
le docteur Louis ; il épia tout, jugea tout, comprit le désespoir de
Philippe. Il vit naître et grandir cette douleur : sa terrible scène avec
Andrée, il la devina au jeu des ombres derrière le rideau.

– Je suis perdu, pensa-t-il.

Et aussitôt, sa raison s’égarant, il s’empara d’un couteau
pour tuer Philippe, qu’il s’attendait à voir paraître à sa porte…,ou pour se
tuer lui-même, s’il le fallait.

Tout au contraire, Philippe se réconcilia avec sa
sœur ; Gilbert le vit à genoux, baisant les mains d’Andrée.C’était un
espoir nouveau, une porte de salut. Si Philippe n’était pas encore monté avec
des cris de fureur, c’était parce qu’Andrée ignorait complètement le nom du
coupable. Si elle, le seul témoin, le seul accusateur ne savait rien, nul ne
savait donc rien. Si Andrée, fol espoir, savait et n’avait pas dit,c’était plus
que le salut, c’était le bonheur, c’était le triomphe.

Dès ce moment, Gilbert se haussa résolument jusqu’au niveau
de la situation. Rien ne l’arrêta plus dans sa marche aussitôt qu’il eut
recouvré la netteté de son coup d’œil.

– Où sont les traces, dit-il, si mademoiselle de Taverney ne
m’accuse pas ? Et, fou que je suis, est-ce du résultat qu’elle
m’accuserait, ou du crime ? Or, elle ne m’a pas reproché le crime :
rien, depuis trois semaines, ne m’a indiqué qu’elle me détestât ou m’évitât
plus qu’auparavant.

« Si donc elle n’a pas connu la cause, rien dans
l’effet ne trahit moi plus qu’un autre. J’ai vu, moi, le roi lui-même dans la
chambre de mademoiselle Andrée. J’en témoignerais, au besoin,devant le frère
et, malgré toutes les dénégations de Sa Majesté, on me croirait…Oui ;
mais ce serait là un bien périlleux parti… Je me tairai : le roi a trop de
moyens de prouver son innocence ou d’écraser mon témoignage. Mais,à défaut du
roi, dont le nom ne peut être invoqué en tout ceci sous peine de prison perpétuelle
ou de mort, n’ai-je pas cet homme inconnu qui, la même nuit, a fait descendre
mademoiselle de Taverney dans le jardin ?… Celui-là comment se
défendra-t-il ? Celui-là, comment le devinerait-on ?Comment le
retrouverait-on si on le devinait ? Celui-là n’est qu’un homme
ordinaire ; je le vaux bien, et je me défendrai toujours bien contre lui.
D’ailleurs, on ne songe pas même à moi. Dieu seul m’a vu…,ajouta-t-il en riant
avec amertume. Mais ce Dieu qui tant de fois vit mes larmes et mes douleurs
sans rien dire, pourquoi commettrait-il l’injustice de me révéler en cette
occasion, la première qu’il m’ait fournie d’être heureux ?…

« Au surplus, si le crime existe, il est à lui et non à
moi, et M. de Voltaire prouve surabondamment qu’il n’y a plus de miracles. Je
suis sauvé, je suis tranquille, mon secret m’appartient. L’avenir est à
moi. »

Après ces réflexions, ou plutôt après cette composition avec
sa conscience, Gilbert serra ses outils aratoires, alla prendre avec ses
compagnons le repas du soir. Il fut gai, insouciant, provoquant même. Il avait
eu des remords, il avait eu peur c’est une double faiblesse qu’un homme, un
philosophe, devait se hâter d’effacer. Seulement, il comptait sans sa
conscience : Gilbert ne dormit pas.

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