Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 10Le jugement

Fritz avait bien raison, les hôtes de Balsamo n’étaient pas
entrés rue Saint-Claude avec un appareil pacifique, pas plus qu’avec un
extérieur bienveillant.

Cinq hommes à cheval escortaient la voiture de voyage dans
laquelle les maîtres étaient venus ; cinq hommes de mine altière et
sombre, armés jusqu’aux dents, avaient refermé la porte de la rue et la
gardaient, tout en paraissant attendre leurs maîtres.

Un cocher, deux laquais, sur le siège de ce carrosse,
tenaient sous leur manteau des couteaux de chasse et des mousquetons. C’était
bien plutôt pour une expédition que pour une visite que tout ce monde était
venu rue Saint Claude.

Aussi cette invasion nocturne de gens terribles que Fritz
avait reconnus, cette prise d’assaut de l’hôtel avait-elle imposé tout d’abord
à l’Allemand une terreur indicible. Il avait essayé de refuser l’entrée à tout
le monde, lorsqu’il avait vu par le guichet l’escorte et deviné les
armes ; mais ces signes tout-puissants, irrésistible témoignage du droit
des arrivants, ne lui avaient plus permis de contester. À peine maîtres de la
place, les étrangers s’étaient postés, comme d’habiles capitaines,à chaque
issue de la maison, sans prendre la peine de dissimuler leurs intentions
malveillantes.

Les prétendus valets dans la cour et dans les passages, les
prétendus maîtres dans le salon, ne présageaient rien de bon à Fritz :
voilà pourquoi il avait brisé la sonnette.

Balsamo, sans s’étonner, sans se préparer, entra dans le
salon, que Fritz, pour faire honneur comme il le devait à tout visiteur, avait
éclairé convenablement.

Il vit assis sur des fauteuils les cinq visiteurs dont pas
un ne se leva quand il parut.

Lui, le maître du logis, les ayant vus tous, les salua
civilement.

Ce fut alors seulement qu’ils se levèrent et lui rendirent
gravement son salut.

Il prit un fauteuil en face des leurs, sans remarquer ou
sans paraître remarquer l’étrange ordonnance de cette assistance.En effet, les
cinq fauteuils formaient un hémicycle pareil à ceux des tribunaux antiques,
avec un président dominant deux assesseurs, et son fauteuil à lui,Balsamo,
établi en face de celui du président, occupant la place qu’on donne à l’accusé
dans les conciles ou les prétoires.

Balsamo ne prit pas le premier la parole, comme il l’eût
fait en toute autre circonstance ; il regardait sans bien voir, toujours
par suite de cette douloureuse somnolence qui lui était restée après le choc.

– Tu nous as compris, à ce qu’il paraît, frère, dit le
président, ou plutôt celui qui occupait le fauteuil du milieu. Tuas cependant
bien tardé à venir, et nous délibérions déjà pour savoir si l’on enverrait à ta
recherche.

– Je ne vous comprends pas, répondit simplement Balsamo.

– Ce n’est pas ce que j’avais cru en te voyant prendre
vis-à-vis de nous la place et l’attitude de l’accusé.

– De l’accusé ? balbutia vaguement Balsamo.

Et il haussa les épaules.

– Je ne comprends pas, dit-il.

– Nous allons te faire comprendre, et cela ne sera pas
difficile, si j’en crois ton front pâle, tes yeux éteints, ta voix qui tremble…
On dirait que tu n’entends pas.

– Si fait, j’entends, répondit Balsamo en secouant la tête
comme pour en faire tomber des pensées qui l’obsédaient.

– Te souvient-il, frère, continua le président, que, dans
ses dernières communications, le comité supérieur t’ait donné avis d’une trahison
méditée par un des grands appuis de l’ordre ?

– Peut-être… oui… je ne dis pas non.

– Tu réponds comme il convient à une conscience tumultueuse
et troublée ; mais remets-toi… ne te laisse pointa battre ; réponds
avec la clarté, la précision que te commande une position terrible ;
réponds-moi d’après cette certitude que tu peux nous convaincre,car nous
n’apportons ici ni préventions ni haine ; nous sommes la loi : elle
ne parle qu’après que le juge a écouté.

Balsamo ne répliqua rien.

– Je te le répète, Balsamo, et mon avertissement une fois
donné sera comme l’avis que se donnent des combattants avant de s’attaquer l’un
l’autre ; je vais t’attaquer avec des armes loyales mais puissantes ;
défends toi.

Les assistants, voyant le flegme et l’immobilité de Balsamo,
se regardèrent non sans étonnement, puis reportèrent leurs yeux sur le
président.

– Tu m’as entendu, n’est-ce pas, Balsamo ? répéta ce
dernier.

Balsamo fit de la tête un signe affirmatif.

– J’ai donc, en frère plein de loyauté, de bienveillance,
averti ton esprit et fait pressentir le but de mon interrogatoire.Tu es
averti ; garde-toi, je recommence.

« Après cet avertissement, continua le président,
l’association délégua cinq de ses membres pour surveiller à Paris les démarches
de celui qu’on nous signalait comme un traître.

« Or, nos révélations à nous ne sont pas sujettes à
l’erreur ; nous les tenons ordinairement, tu le sais toi-même,soit
d’agents dévoués parmi les hommes, soit d’indices certains parmi les choses,
soit de symptômes et de signes infaillibles parmi les mystérieuses combinaisons
que la nature n’a encore révélées qu’à nous. Or, l’un de nous avait eu sa
vision par rapport à toi ; nous savons qu’il ne s’est jamais trompé ;
nous nous sommes tenus sur nos gardes, et nous t’avons surveillé. »

Balsamo écouta le tout sans donner la moindre marque
d’impatience ou même d’intelligence. Le président continua :

– Ce n’était pas chose aisée que de surveiller un homme tel
que toi ; tu entres partout, ta mission est de prendre pied partout où nos
ennemis ont une maison, un pouvoir quelconque. Tu as à ta disposition toutes
tes ressources naturelles, qui sont immenses, celles que l’association te donne
pour faire triompher sa cause. Longtemps nous avons flotté dans le doute en
voyant venir chez toi des ennemis tels qu’un Richelieu, une du Barry, un Rohan.
Il y avait eu, d’ailleurs, dans la dernière assemblée de la rue Plâtrière, un
discours prononcé par toi, discours plein d’habiles paradoxes qui nous ont
laissé croire que tu jouais un rôle en flattant, en fréquentant cette race
incorrigible qu’il s’agit d’extirper de la terre. Nous avons respecté pendant
un temps les mystères de ta conduite, espérant un heureux résultat ; mais
enfin la désillusion est arrivée.

Balsamo conserva son immobilité, son impassibilité, de sorte
que le président se laissa gagner par l’impatience.

– Il y a trois jours, dit-il, cinq lettres de cachet furent
expédiées. Elles avaient été demandées au roi par M. deSartine ; remplies
aussitôt qu’elles furent signées, elles furent présentées, le même jour, à cinq
de nos principaux agents, frères très fidèles, très dévoués, qui habitent à
Paris. Tous cinq furent arrêtés et conduits, deux à la Bastille, où ils sont
écroués au plus profond secret ; deux à Vincennes, dans l’oubliette ;
un à Bicêtre, dans le plus mortel des cabanons. Connaissais-tu cette
particularité ?

– Non, dit Balsamo.

– Cela est étrange, d’après les relations que nous te
connaissons avec les puissants du royaume. Mais ce qui est plus étrange encore,
le voici.

Balsamo écouta.

– M. de Sartine, pour faire arrêter ces cinq fidèles amis,
devait avoir eu sous les yeux la seule note qui renferme lisiblement les cinq
noms des victimes. Cette note t’a été adressée par le conseil suprême en 1769,
et c’est toi-même qui as dû recevoir les nouveaux membres et leur donner
immédiatement le rang que le conseil suprême leur assignait.

Balsamo témoigna par un geste qu’il ne se rappelait rien.

– Je vais aider ta mémoire. Les cinq personnes dont il
s’agit étaient représentées par cinq caractères arabes, et les caractères
correspondaient, sur la note à toi communiquée, aux noms et aux chiffres des
nouveaux frères.

– Soit, dit Balsamo.

– Tu reconnais ?

– Ce que vous voudrez.

Le président regarda ses assesseurs pour prendre acte de cet
aveu.

– Eh bien, continua-t-il, sur cette même note, la seule,
entends-tu bien, qui ait pu compromettre les frères, un sixième nom se
trouvait ; t’en souviens tu ?

Balsamo ne répliqua point.

– Ce nom était celui-ci : comte de Fœnix !

– D’accord, dit Balsamo.

– Pourquoi alors, si les cinq noms des frères ont figuré sur
cinq lettres de cachet, pourquoi le tien, respecté, caressé, est-il entendu
avec faveur à la cour ou dans les antichambres des ministres ?Si nos
frères méritaient la prison, tu la mérites aussi ; qu’as-tu à
répondre ?

– Rien.

– Ah ! je devine ton objection ; tu peux dire que
la police a, par des moyens à elle, surpris les noms des frères plus obscurs,
mais qu’elle a dû respecter le tien, nom d’ambassadeur, nom d’homme
puissant ; tu diras même qu’elle n’a pas su soupçonner ce nom.

– Je ne dirai rien du tout.

– Ton orgueil survit à ton honneur ; ces noms, la
police ne les a découverts qu’en lisant la note confidentielle que le conseil
suprême t’avait adressée, et voici comment elle l’a lue… Tu l’avais enfermée
dans un coffret ; est-ce vrai ?

« Un jour, une femme est sortie de chez toi portant le
coffret sous son bras ; elle a été vue par nos agents de surveillance et
suivie jusqu’à l’hôtel du lieutenant de police, dans le faubourg Saint-Germain.
Nous pouvions arrêter le malheur dans sa source ; car, en prenant le
coffret, en arrêtant cette femme, tout devenait pour nous calme et sûr. Mais
nous avons obéi aux articles de la constitution, qui prescrit de respecter les
moyens occultes à l’aide desquels certains associés entendent servir la cause,
même lorsque ces moyens auraient une apparence de trahison ou
d’imprudence. »

Balsamo parut approuver cette assertion, mais par un geste
si peu marqué, que, sans son immobilité passée, le geste eût paru insensible.

– Cette femme parvint jusqu’au lieutenant de police, dit le
président ; cette femme donna le coffret, et tout fut découvert. Est-ce
vrai ?

– Parfaitement vrai.

Le président se leva.

– Qu’était cette femme ? s’écria-t-il. Belle,
passionnée, dévouée à toi corps et âme, tendrement aimée de toi ; aussi
spirituelle, aussi adroite, aussi souple qu’un des anges des ténèbres qui
aident l’homme à réussir dans le mal ; Lorenza Feliciani est ta femme,
Balsamo !

Balsamo laissa échapper un rugissement de désespoir.

– Tu es convaincu ? dit le président.

– Concluez, dit Balsamo.

– Je n’ai pas encore achevé. Un quart d’heure après son
entrée chez le lieutenant de police, tu y entras toi-même. Elle avait semé la
trahison ; tu venais récolter la récompense. Elle avait pris sur elle, en
obéissante servante, la perpétration du crime ; tu venais,toi, élégamment
donner un dernier tour à l’œuvre infâme. Lorenza ressortit seule.Tu la reniais
sans doute, et tu ne voulais pas être compromis en l’accompagnant.Toi, tu
sortis triomphant avec madame du Barry, appelée là pour recueillir de ta bouche
les indices que tu voulais te faire payer… Tu es monté dans le carrosse de
cette prostituée, comme le batelier dans le bateau avec la pécheresse Marie
l’Égyptienne ; tu laissais les notes qui nous perdaient chez M. de
Sartine, mais tu emportais le coffret qui pouvait te perdre près de nous.
Heureusement, nous avons vu ! la lumière de Dieu ne nous manque pas dans
les bonnes occasions…

Balsamo s’inclina sans rien dire.

– Maintenant, je puis conclure, ajouta le président. Deux
coupables ont été signalés à l’ordre : une femme, ta complice,qui,
peut-être innocemment, mais qui, de fait, a porté préjudice à la cause en
révélant un de nos secrets ; toi secondement, toi le maître,toi le grand
cophte ; toi le rayon lumineux qui as eu la lâcheté de t’abriter derrière
cette femme pour que l’on vît moins clairement la trahison.

Balsamo souleva lentement sa tête pâle, attacha sur les
commissaires un regard étincelant de tout le feu qui avait couvé dans sa
poitrine depuis le commencement de l’interrogatoire.

– Pourquoi accusez-vous cette femme ? dit-il.

– Ah ! nous savons que tu essayeras de la
défendre ; nous savons que tu l’aimes avec idolâtrie, que tu la préfères à
tout. Nous savons qu’elle est ton trésor de science, de bonheur et de
fortune ; nous savons qu’elle est pour toi un instrument plus précieux que
tout le monde.

– Vous savez cela ? dit Balsamo.

– Oui, nous le savons, et nous te frapperons bien plus par
elle que par toi.

– Achevez…

Le président se leva.

– Voici la sentence : Joseph Balsamo est un
traître ; il a manqué à ses serments ; mais sa science est immense,
elle est utile à l’ordre. Balsamo doit vivre pour la cause qu’il a
trahie ; il appartient à ses frères, bien qu’il les ait reniés.

– Ah ! ah ! dit Balsamo sombre et farouche.

– Une prison perpétuelle protégera l’association contre ses
nouvelles perfidies, en même temps qu’elle permettra aux frères de recueillir
de Balsamo l’utilité qu’elle a droit d’attendre de chacun de ses membres. Quant
à Lorenza Feliciani, un châtiment terrible…

– Attendez, dit Balsamo avec le plus grand calme dans la
voix. Vous oubliez que je ne me suis pas défendu ; l’accusé doit être
entendu dans sa justification… Un mot me suffira, un seul document.
Attendez-moi une minute, je vais rapporter la preuve que j’ai promise.

Les commissaires se consultèrent un moment.

– Oh ! vous craignez que je ne me tue ? dit
Balsamo avec un sourire amer. Si je l’eusse voulu, ce serait fait.Il y a dans cette
bague de quoi vous tuer tous cinq si je l’ouvrais. Vous craignez que je ne
m’enfuie ? Faites-moi accompagner si cela vous convient.

– Va ! dit le président.

Balsamo disparut pendant une minute ; puis on
l’entendit redescendre pesamment l’escalier ; il rentra.

Il tenait sur son épaule le cadavre roidi, froid et décoloré
de Lorenza, dont la blanche main pendait vers la terre.

– Cette femme que j’adorais, cette femme qui était mon
trésor, mon bien unique, ma vie, cette femme qui a trahi, comme vous dites,
s’écria-t-il, la voici, prenez-la ! Dieu ne vous a pas attendus pour
punir, messieurs, ajouta t-il.

Et, par un mouvement prompt comme l’éclair, il fit glisser
le cadavre sur ses bras et l’envoya rouler sur le tapis jusqu’aux pieds des
juges, que les froids cheveux et les mains inertes de la morte allèrent
effleurer dans leur horreur profonde, tandis qu’à la lueur des lampes, on
voyait la blessure d’un rouge sinistre et profond s’ouvrir au milieu de son cou
d’une blancheur de cygne.

– Prononcez, maintenant, ajouta Balsamo.

Les juges, épouvantés, poussèrent un cri terrible, et,
saisis d’une vertigineuse terreur, ils s’enfuirent dans une confusion
inexprimable. On entendit bientôt les chevaux hennir et piétiner dans la
cour ; la porte gronda sur ses gonds, puis le silence, le silence solennel
revint s’asseoir auprès de la mort et du désespoir.

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