Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 32Au 15 décembre

Gilbert n’éprouva, de la part de Fritz, aucune difficulté
pour être introduit près de Balsamo.

Le comte se reposait sur un sofa, comme les gens riches et
oisifs, de la fatigue d’avoir dormi toute la nuit ; du moins c’est ce que pensa
Gilbert en le voyant ainsi étendu à une pareille heure.

Il faut croire que l’ordre avait été donné au valet de
chambre d’introduire Gilbert aussitôt qu’il se présenterait, car il n’eut pas
besoin de dire son nom ou même d’ouvrir la bouche.

À son entrée dans le salon, Balsamo se souleva légèrement
sur son coude et referma son livre, qu’il tenait ouvert sans le lire.

– Oh ! oh ! dit-il, voici un garçon qui se marie.

Gilbert ne répondit rien.

– C’est bon, fit le comte en reprenant son attitude
insolente, tu es heureux et tu es presque reconnaissant. C’est fort beau. Tu
viens me remercier ; c’est du superflu. Garde cela, Gilbert,pour de
nouveaux besoins. Les remerciements sont une monnaie de retour qui satisfait
beaucoup de gens lorsqu’elle est distribuée avec un sourire. Va,mon ami, va.

Il y avait dans ces paroles et dans le ton que Balsamo avait
mis à les prononcer quelque chose de profondément lugubre et doucereux, qui
frappa Gilbert à la fois comme un reproche et comme une révélation.

– Non, dit-il, vous vous trompez, monsieur, je ne me marie
pas du tout.

– Ah ! fit le comte, que fais-tu donc alors ?… Que
t’est-il arrivé ?

– Il est arrivé qu’on m’a éconduit, répliqua Gilbert.

Le comte se retourna tout à fait.

– Tu t’y es mal pris, mon cher.

– Mais non pas, monsieur ; je ne crois pas, du moins.

– Qui t’a évincé ?

– La demoiselle.

– C’était certain ; pourquoi n’as-tu pas parlé au
père ?

– Parce que la fatalité n’a pas voulu.

– Ah ! nous sommes fataliste ?

– Je n’ai pas le moyen d’avoir de la foi.

Balsamo fronça le sourcil, et regarda Gilbert avec une sorte
de curiosité.

– Ne parle pas ainsi des choses que tu ne connais pas,
dit-il ; chez les hommes faits, c’est de la bêtise ; chez les
enfants, c’est de l’outrecuidance. Je te permets d’avoir de l’orgueil, mais non
d’être un imbécile ; dis-moi que tu n’as pas le moyen d’être un sot, et je
t’approuverai. Au résumé, qu’as-tu fait ?

– Voici. J’ai voulu, comme les poètes, aller songer au lieu
d’agir ; j’ai voulu m’aller promener dans des allées où j’avais eu du plaisir
à rêver d’amour, et tout à coup la réalité s’est présentée à moi sans que je
fusse préparé : la réalité m’a tué sur place.

– C’est encore bien fait, Gilbert ; car un homme, dans
la situation où tu te trouves, ressemble aux éclaireurs d’une armée. Ces
gens-là ne doivent marcher que le mousqueton au poing droit et la lanterne
sourde au poing gauche.

– Enfin, monsieur, j’ai échoué ; mademoiselle Andrée
m’a appelé scélérat, assassin, et m’a dit qu’elle me ferait tuer.

– Bon ! mais son enfant ?

– Elle m’a dit que son enfant était à elle, non à moi.

– Après ?

– Après, je me suis retiré.

– Ah !

Gilbert releva la tête.

– Qu’eussiez-vous fait, vous ? dit-il.

– Je ne sais pas encore ; dis-moi ce que tu veux faire.

– La punir de ce qu’elle m’a fait subir d’humiliations.

– C’est un mot, cela.

– Non, monsieur, c’est une résolution.

– Mais… tu t’es laissé peut-être arracher ton secret… ton
argent ?

– Mon secret est à moi, et je ne le laisserai prendre à
personne ; l’argent était à vous, je le rapporte.

Et Gilbert ouvrit sa veste et en tira les trente billets de
caisse, qu’il compta minutieusement en les étalant sur la table de Balsamo.

Le comte les prit, les plia, toujours en observant Gilbert,
dont le visage ne trahit pas la plus légère émotion.

– Il est honnête, il n’est pas avide… Il a de l’esprit, de
la fermeté… c’est un homme, pensa-t-il.

– Maintenant, monsieur le comte, dit Gilbert, j’ai à vous
rendre raison de deux louis que vous m’avez donnés.

– N’exagère rien, répliqua Balsamo ; c’est beau de
rendre cent mille écus, c’est puéril de rendre quarante-huit livres.

– Je ne voulais pas vous les rendre ; je voulais
seulement vous dire ce que j’ai fait de ces louis afin que vous sachiez
pertinemment que j’ai besoin d’en avoir d’autres.

– Voilà qui est différent… Tu demandes, alors ?

– Je demande…

– Pourquoi ?

– Pour faire une chose de ce que vous avez tout à l’heure
nommé un mot.

– Soit. Tu veux te venger ?

– Noblement, je le crois.

– Je n’en doute pas ; mais cruellement, est-ce
vrai ?

– C’est vrai.

– Combien te faut-il ?

– Il me faut vingt mille livres.

– Et tu ne toucheras pas à cette jeune femme ? dit
Balsamo croyant arrêter Gilbert par cette question.

– Je ne la toucherai pas.

– Son frère ?

– Non plus ; son père non plus.

– Tu ne la calomnieras pas ?

– Je n’ouvrirai jamais la bouche pour prononcer son nom.

– Bien, je te comprends… Mais c’est tout un, de poignarder
une femme avec le fer, ou de la tuer par des bravades continuelles…Tu veux la braver
en te montrant, en la suivant, en l’accablant de sourires pleins d’insulte et
de haine.

– Je veux si peu faire ce que vous dites, que je viens vous
demander, au cas où l’envie me prendrait de quitter la France, un moyen de
passer la mer sans qu’il m’en coûte.

Balsamo se récria.

– Maître Gilbert, dit-il de sa voix à la fois aigre et
caressante, qui ne contenait cependant ni douleur ni joie ;maître
Gilbert, il me semble que vous n’êtes pas conséquent avec votre étalage de
désintéressement. Vous me demandez vingt mille livres, et, sur ces vingt mille
livres, vous n’en pouvez prendre mille pour vous embarquer ?

– Non, monsieur, et cela pour deux raisons.

– Voyons les raisons.

– La première, c’est que je n’aurai effectivement pas un
denier le jour où je m’embarquerai ; car, notez bien ceci,monsieur le
comte, ce n’est pas pour moi que je demande ; je demande pour la
réparation d’une faute que vous m’avez facilitée…

– Ah ! tu es tenace ! dit Balsamo la bouche
crispée.

– Parce que j’ai raison. Je vous demande de l’argent pour
réparer, vous dis-je, et non pour vivre ou pour me consoler ;pas un sou
de ces vingt mille livres n’effleurera ma poche : ils ont leur
destination.

– Ton enfant, je vois cela…

– Mon enfant, oui, monsieur, répliqua Gilbert avec un certain
orgueil.

– Mais toi ?

– Moi, je suis fort, libre et intelligent ; je vivrai
toujours ; je veux vivre !

– Oh ! tu vivras ! Jamais Dieu n’a donné une
volonté de cette force à des âmes qui doivent quitter prématurément la terre.
Dieu habille chaudement les plantes qui ont besoin de braver de longs
hivers ; il donne la cuirasse d’acier aux cœurs qui ont à subir les
longues épreuves. Mais tu avais, ce me semble, annoncé deux motifs pour ne pas
garder mille livres : la délicatesse d’abord…

– Ensuite la prudence. Le jour où je quitterai la France,
force me sera de me cacher… Ce n’est donc pas en allant trouver un capitaine
dans un port, en lui remettant de l’argent – car je présume que c’est ainsi
qu’on fait –, ce n’est pas, dis-je, en m’allant vendre moi-même que je
réussirai à me cacher.

– Alors, tu supposes que je puis t’aider à
disparaître ?

– Je sais que vous le pouvez.

– Qui te l’a dit ?

– Oh ! vous avez trop de moyens surnaturels à votre
disposition pour n’avoir pas aussi l’arsenal tout entier des moyens naturels.
Un sorcier n’est jamais si sûr de lui qu’il n’ait quelque bonne porte de salut.

– Gilbert, dit tout à coup Balsamo en étendant la main sur
le jeune homme, tu es un esprit aventureux, hardi ; tu es pétri de bien et
de mal, comme une femme ; tu es stoïque et probe sans affèterie ; je
ferai de toi un homme très grand ; demeure avec moi. Je te crois capable
de reconnaissance ; demeure ici, te dis-je, cet hôtel est un asile
sûr ; moi, d’ailleurs, je quitte l’Europe dans quelques mois,je
t’emmènerai.

Gilbert écouta.

– Dans quelques mois, dit-il, je ne répondrais pas
non ; mais, aujourd’hui, je dois vous dire :« Merci, monsieur
le comte, votre proposition est éblouissante pour un malheureux ;
toutefois, je la refuse. »

– La vengeance d’un moment ne vaut pas un avenir de
cinquante années, peut-être ?

– Monsieur, ma fantaisie ou mon caprice vaut toujours pour
moi plus que tout l’univers, au moment où j’ai cette fantaisie ou ce caprice.
D’ailleurs, outre la vengeance, j’ai un devoir à remplir.

– Voici tes vingt mille livres, répliqua Balsamo sans
hésitation.

Gilbert prit deux billets de caisse, et, regardant son
bienfaiteur :

– Vous obligez comme un roi ! dit-il.

– Oh ! mieux, j’espère, dit Balsamo ; car je ne
demande pas même qu’on me garde un souvenir.

– Bien ; mais je suis reconnaissant, comme vous disiez
tout à l’heure, et, lorsque ma tâche sera remplie, je vous paierai ces vingt
mille livres.

– Comment ?

– En me mettant à votre service autant d’années qu’il en
faut à un serviteur pour payer vingt mille livres à son maître.

– Tu es encore cette fois illogique, Gilbert. Tu me disais,
il n’y a qu’un moment : « Je vous demande vingt mille livres, que
vous me devez. »

– C’est vrai ; mais vous m’avez gagné le cœur.

– J’en suis aise, dit Balsamo sans aucune expression. Ainsi,
tu seras à moi, si je veux ?

– Oui.

– Que sais-tu faire ?

– Rien ; mais tout est dans moi.

– C’est vrai.

– Mais je veux avoir dans ma poche un moyen de quitter la
France en deux heures, si besoin était.

– Ah ! voilà mon service déserté.

– Je saurai bien vous revenir.

– Et je saurai bien te retrouver. Voyons, terminons là,
causer si longuement me fatigue. Avance la table.

– Voici.

– Passe-moi les papiers qui sont dans ce petit carton sur le
chiffonnier.

– Voici.

Balsamo prit les papiers, et lut à mi-voix les lignes sur un
des papiers couvert de trois signatures, ou plutôt de trois chiffres étranges.

« Le 15 décembre, au Havre, pour Boston, P. J.l’Adonis. »

– Que penses-tu de l’Amérique, Gilbert ?

– Que ce n’est pas la France, et qu’il me sera fort doux
d’aller par mer, à un moment donné, dans un pays quelconque qui ne sera pas la
France.

– Bien !… Vers le 15 décembre : n’est-ce pas ce
moment donné dont tu parles ?

Gilbert compta sur ses doigts en réfléchissant.

– Précisément, dit-il.

Balsamo prit une plume et se contenta d’écrire sur une
feuille blanche ces deux lignes :

« Recevez sur l’Adonis un passager.

Joseph Balsamo. »

– Mais ce papier est dangereux, dit Gilbert, et moi qui
cherche un gîte, je pourrai bien trouver la Bastille.

– À force d’avoir de l’esprit, on ressemble à un sot, dit le
comte. L’Adonis, mon cher monsieur Gilbert, est un navire marchand dont
je suis le principal armateur.

– Pardonnez-moi, monsieur le comte, dit Gilbert en
s’inclinant ; je suis, en effet, un misérable à qui la tête tourne
quelquefois, mais jamais deux fois de suite ; pardonnez-moi donc, et
croyez à toute ma reconnaissance.

– Allez, mon ami.

– Adieu, monsieur le comte.

– Au revoir, dit Balsamo en lui tournant le dos.

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