Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 34L’enfant sans père

Le jour de douleur, le jour de honte approchait. Andrée,
malgré les visites de plus en plus fréquentes du bon docteur Louis,malgré les
soins affectueux et les consolations de Philippe, s’assombrissait d’heure en
heure, comme les condamnés que leur dernière heure menace.

Ce frère malheureux trouvait quelquefois Andrée rêveuse et
frémissante… Ses yeux étaient secs… pendant des journées entières,elle ne
laissait échapper aucune parole ; puis, tout à coup, se levant, elle
faisait deux ou trois tours précipités dans sa chambre, essayant,comme Didon,
de s’élancer hors d’elle-même, c’est-à-dire hors de la douleur qui la tuait.

Un soir enfin, la voyant plus pâle, plus inquiète, plus
nerveuse que de coutume, Philippe envoya chercher le docteur, pour qu’il
arrivât dans la nuit même.

C’était le 29 novembre. Philippe avait eu l’art de prolonger
fort tard la veillée d’Andrée ; il avait abordé avec elle les sujets de
conversation les plus tristes, les plus intimes, ceux même que la jeune fille
redoutait, comme le blessé redoute les approches d’une main brutale et lourde
pour sa blessure.

Il était assis auprès du feu ; la servante, en allant à
Versailles chercher le docteur, avait oublié de fermer les persiennes, en sorte
que le reflet de la lampe, celui du feu même, éclairait douce mentle tapis de
neige jeté sur le sable du jardin par les premiers froids de l’hiver.

Philippe laissa venir le moment où l’esprit d’Andrée
commençait à se tranquilliser ; puis, sans préambule :

– Chère sœur, dit-il, avez-vous enfin pris votre
résolution ?

– À quel sujet ? répondit Andrée avec un douloureux
soupir.

– Au sujet… de votre enfant, ma sœur.

Andrée tressaillit.

– Le moment approche, continua Philippe.

– Mon Dieu !

– Et je ne serais pas surpris que demain…

– Demain ?

– Aujourd’hui même, chère sœur.

Andrée devint si pâle, que Philippe, effrayé, lui prit et
lui baisa la main.

Andrée se remit aussitôt.

– Mon frère, dit-elle, je n’aurai pas avec vous de ces
hypocrisies qui déshonorent les âmes vulgaires. Le préjugé du bien est chez moi
confondu avec le préjugé du mal. Ce qui est mal, je ne le connais plus depuis
que je me défie de ce qui est bien. Ainsi, ne me jugez pas plus rigoureusement
qu’on ne juge une folle, à moins que vous ne préfériez prendre au sérieux la
philosophie que je vais vous esquisser, et qui, je vous jure, est l’expression
parfaite, unique de mes sentiments, comme le résumé de mes sensations.

– Quoi que vous disiez, Andrée, quoi que vous fassiez, vous
serez toujours pour moi la plus chérie, la plus respectée des femmes.

– Merci, mon seul ami. J’ose dire que je ne suis pas indigne
de ce que vous me promettez. Je suis mère, Philippe ; mais Dieu a voulu,
je le crois du moins, ajouta-t-elle en rougissant, que la maternité fût, chez
la créature, un état analogue à celui de la fructification chez la plante. Le
fruit ne vient qu’après la fleur. Pendant la floraison, la plante s’est
préparée, transformée ; car la floraison, à mon sens, c’est l’amour.

– Vous avez raison, Andrée.

– Moi, reprit vivement la jeune fille, moi, je n’ai connu ni
préparation, ni transformation ; moi, je suis une anomalie ; moi, je
n’ai pas aimé, je n’ai pas désiré ; moi, j’ai l’esprit et le cœur aussi
vierges que le corps… Et cependant !… triste prodige !…ce que je
n’ai pas désiré, ce que je n’ai pas rêvé même, Dieu me l’envoie…lui qui n’a
jamais donné de fruits à l’arbre créé pour être stérile… Où sont chez moi les
aptitudes, les instincts ? Où sont les ressources même ?…La mère qui
souffre les douleurs de l’enfantement connaît et apprécie son sort ; moi,
je ne sais rien ; moi, je tremble de penser ; moi, je vais à ce
dernier jour comme si j’allais à l’échafaud… Philippe, je suis maudite !…

– Andrée, ma sœur !

– Philippe, reprit-elle avec une véhémence inexprimable, ne
sens-je pas bien que je hais cet enfant ?… Oh ! oui, je le
hais ! je me rappellerai toute ma vie, si je vis, Philippe, le jour où
pour la première fois s’éveilla dans mon flanc cet ennemi mortel que je
porte ; je frissonne encore quand je me souviens que ce tressaillement, si
doux aux mères, de cette créature innocente alluma dans mon sang une fièvre de
colère et fit monter le blasphème à mes lèvres, jusque-là si pures.Philippe,
je suis une mauvaise mère ! Philippe, je suis maudite !

– Au nom du ciel, bonne Andrée, calme-toi ; n’égare pas
ton cœur avec ton esprit. Cet enfant, c’est ta vie et le sang de tes
entrailles ; cet enfant, je l’aime, car il vient de toi.

– Tu l’aimes ! s’écria-t-elle, furieuse et
livide ; tu oses me dire, à moi, que tu aimes mon déshonneur et le
tien ! tu oses me déclarer que tu aimes ce souvenir d’un crime, cette
représentation du lâche criminel !… Eh bien, Philippe, je te l’ai dit, je
ne suis pas lâche, moi, je ne suis pas fausse ; je hais l’enfant parce
qu’il n’est pas mon enfant et que je ne l’ai pas appelé ! Je l’exècre
parce qu’il ressemblera peut-être à son père… Son père !…Oh ! je
mourrai un jour en prononçant cet horrible mot ! Mon Dieu ! dit-elle
en se jetant à genoux sur le parquet, je ne peux tuer cet enfant à sa
naissance, c’est vous qui l’avez animé… Je n’ai pu me tuer moi-même tant que je
le portais, car vous avez proscrit le suicide aussi bien que le meurtre ;
mais, je vous en prie, je vous en supplie, je vous en conjure, si vous êtes
juste, mon Dieu, si vous avez souci des misères de ce monde, et si vous n’avez
pas décrété que je mourrais de désespoir après avoir vécu d’opprobre et de
larmes, mon Dieu, reprenez cet enfant ! mon Dieu, tuez cet enfant !
mon Dieu, délivrez moi ! vengez-moi !

Effrayante de colère et sublime d’action, elle frappait son
front sur le chambranle de marbre, malgré les efforts de Philippe,qui
l’étreignait dans ses bras.

Soudain la porte s’ouvrit : la servante rentra, conduisant
le docteur, qui, du premier regard, devina toute la scène.

– Madame, dit-il avec ce calme du médecin qui impose
toujours, aux uns la contrainte, aux autres la soumission ;madame, ne
vous exagérez pas les douleurs de ce travail, qui ne peut tarder…Vous, dit-il
à la servante, préparez tout ce que je vous ai dit en route. Vous,dit-il à
Philippe, soyez plus raisonnable que madame, et, au lieu de partager ses
craintes ou ses faiblesses, joignez vos exhortations aux miennes.

Andrée se releva, presque honteuse. Philippe l’assit sur un
fauteuil.

On vit alors la malade rougir et se renverser avec une
contraction douloureuse ; ses mains crispées s’accrochèrent aux franges du
fauteuil, et la première plainte s’exhala de ses lèvres violacées.

– Cette douleur, cette chute, cette colère ont avancé la
crise, dit le docteur. Retirez-vous dans votre chambre, monsieur de Taverney,
et… du courage !

Philippe, le cœur gonflé, se précipita vers Andrée, qui
avait entendu, qui palpitait, et qui, se soulevant malgré la douleur, suspendit
ses deux bras au cou de son frère.

Elle l’étreignit énergiquement, colla ses lèvres sur la joue
froide du jeune homme, et lui dit tout bas :

– Adieu !… adieu !… adieu !…

– Docteur ! docteur ! s’écria Philippe au
désespoir, entendez-vous…

Louis sépara les deux infortunés avec une douce violence,
replaça Andrée sur le fauteuil, conduisit Philippe dans la chambre,dont il
tira les verrous qui gardaient la chambre d’Andrée, puis, fermant les rideaux,
les portes, il ensevelit ainsi, en la concentrant dans cette seule chambre,
toute la scène qui allait se passer du médecin à la femme, de Dieu à tous les
deux.

À trois heures du matin, le docteur ouvrit la porte derrière
laquelle pleurait et suppliait Philippe.

– Votre sœur a donné le jour à un fils, dit-il.

Philippe joignit les mains.

– N’entrez pas, dit le médecin, elle dort.

– Elle dort… Oh ! docteur, est-ce bien vrai, qu’elle
dort ?

– S’il en était autrement, monsieur, je vous dirais :
« Votre sœur a donné le jour à un fils, mais ce fils a perdu sa
mère… » Voyez, d’ailleurs.

Philippe avança la tête.

– Écoutez sa respiration…

– Oui ! oh ! oui ! murmura Philippe en
embrassant le médecin.

– Maintenant, vous savez que nous avons retenu une nourrice.
J’avais, en passant au Point-du-Jour, où demeure cette femme,prévenu pour
qu’elle se tînt prête… Mais c’est vous seul qui pouvez l’amener ici ;
c’est vous seul qu’il faut qu’on voie… Profitez donc du sommeil de la malade,
et partez avec la voiture qui m’a amené.

– Mais vous, docteur ? vous ?…

– Moi, j’ai, place Royale, un malade à peu près désespéré…
une pleurésie… Je veux achever la nuit près de son lit, afin de surveiller
l’emploi des remèdes et leur résultat.

– Le froid, docteur…

– J’ai mon manteau.

– La ville est peu sûre.

– Vingt fois, depuis vingt ans, on m’a arrêté la nuit. J’ai
toujours répondu : « Mon ami, je suis médecin, et je me rends chez un
malade… Voulez-vous mon manteau ? Prenez-le ; mais ne me tuez
pas ; car, sans moi, mon malade mourrait. » Et,remarquez-le bien,
monsieur, ce manteau a vingt ans de service. Les voleurs me l’ont toujours
laissé.

– Bon docteur !… Demain, n’est-ce pas ?

– Demain, à huit heures, je serai ici. Adieu.

Le docteur prescrivit à la servante quelques soins et
beaucoup d’assiduité près de la malade. Il voulait que l’enfant fût placé près
de la mère, Philippe le supplia de l’éloigner, se rappelant encore les
dernières manifestations de sa sœur.

Louis installa donc lui-même cet enfant dans la chambre de
la servante, puis s’esquiva par la rue Montorgueil, tandis que le fiacre
emmenait Philippe du côté du Roule.

La servante s’endormit dans le fauteuil, près de sa
maîtresse.

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