Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 12Où l’on redescend sur la terre

M. le duc de Richelieu était dans la chambre à coucher de
son hôtel de Versailles, où il prenait son chocolat à la vanille,en compagnie
de M. Rafté, lequel lui demandait ses comptes.

Le duc, fort occupé de son visage, qu’il regardait de loin
dans une glace, ne prêtait qu’une fort médiocre attention aux calculs plus ou
moins exacts de M. son secrétaire.

Tout à coup, un certain bruit de souliers craquant dans l’antichambre
annonça une visite, et le duc expédia promptement le reste de son chocolat en
regardant avec inquiétude du côté de la porte.

Il y avait des heures où M. de Richelieu, comme les vieilles
coquettes, n’aimait pas à recevoir tout le monde.

Le valet de chambre annonça M. de Taverney.

Le duc allait sans doute répondre par quelque échappatoire,
qui eut remis à un autre jour, ou du moins à une autre heure la visite de son
ami ; mais, aussitôt la porte ouverte, le pétulant vieillard se précipita dans
la chambre, tendit, en passant, un bout de doigt au maréchal et courut
s’ensevelir dans une immense bergère qui gémit sous le choc bien plus que sous
le poids.

Richelieu vit passer son ami, pareil à un de ces hommes
fantastiques à l’existence desquels Hoffmann nous a fait croire depuis. Il
entendit le craquement de la bergère, il entendit un soupir énorme et, se
retournant vers son hôte :

– Eh ! baron, dit-il, qu’y a-t-il donc de
nouveau ? Tu me sembles triste comme la mort.

– Triste, dit Taverney, triste !

– Pardieu ! ce n’est pas un soupir de joie que tu as
poussé là, ce me semble.

Le baron regarda le maréchal d’un air qui voulait dire que,
tant que Rafté serait là, on n’aurait pas l’explication de ce soupir.

Rafté comprit sans avoir la peine de se retourner ; car
lui aussi, comme son maître, regardait parfois dans les glaces.

Ayant compris, il se retira donc discrètement.

Le baron le suivit des yeux, et, comme la porte se refermait
derrière lui :

– Ne dis pas triste, duc, fit le baron ; dis inquiet, et
inquiet mortellement.

– Bah !

– En vérité, s’écria Taverney en joignant les mains, je te
conseille de faire l’étonné. Voilà près d’un grand mois que tu me promènes avec
des mots vagues, tels que ceux-ci : « Je n’ai pas vu le
roi » ; ou bien encore : « Le roi ne m’a pas vu » ou
bien : « Le roi me boude. » Cordieu ! duc, ce n’est pas
ainsi qu’on répond à un vieil ami. Un mois, comprends donc !mais c’est
l’éternité.

Richelieu haussa les épaules.

– Que diable veux-tu que je dise, baron ?
répliqua-t-il.

– Eh ! la vérité.

– Mordieu ! je te l’ai dite, la vérité ;
mordieu ! je te la corne aux oreilles, la vérité ;seulement, tu ne
veux pas la croire, voilà tout.

– Comment, toi, un duc et pair, un maréchal de France, un
gentilhomme de la chambre, tu veux me faire accroire que tu ne vois pas le roi,
toi qui vas tous les matins au lever ? Allons donc !

– Je te l’ai dit et je te le répète, cela n’est pas
croyable, mais c’est ainsi ; depuis trois semaines, je vais tous les jours
au lever, moi duc et pair, moi maréchal de France, moi gentilhomme de la
chambre !

– Et le roi ne te parle pas, interrompit Taverney, et tu ne
parles pas au roi ? Et tu veux me faire avaler une pareille  bourde ?

– Eh ! baron, mon cher, tu deviens impertinent ;
tendre ami, tu me démens, en vérité, comme si nous avions quarante ans de moins
et le coup de pointe facile.

– Mais c’est à enrager, duc.

– Ah ! cela, c’est autre chose ; enrage, mon
cher ; j’enrage bien, moi.

– Tu enrages ?

– Il y a de quoi. Puisque je te dis que, depuis ce jour, le
roi ne m’a pas regardé ! Puisque je te dis que Sa Majesté m’a constamment
tourné le dos ! Puisque, chaque fois que j’ai cru devoir lui sourire
agréablement, le roi m’a répondu par une affreuse grimace !Puisque enfin
je suis las d’aller me faire bafouer à Versailles ! Voyons,que veux-tu
que j’y fasse ?

Taverney se mordait cruellement les ongles pendant cette
réplique du maréchal.

– Je n’y comprends rien, dit-il enfin.

– Ni moi, baron.

– En vérité, c’est à croire que le roi s’amuse de tes
inquiétudes ; car enfin…

– Oui, c’est ce que je me dis, baron. Enfin !…

– Voyons, duc, il s’agit de nous sortir de cet
embarras ; il s’agit de tenter quelque adroite démarche par laquelle tout
s’explique.

– Baron, baron, reprit Richelieu, il y a du danger à
provoquer les explications des rois.

– Tu penses ?

– Oui. Veux-tu que je te dise ?

– Parle.

– Eh bien, je me défie de quelque chose.

– Et de quoi ? demanda le baron fièrement.

– Ah ! voilà que tu te fâches.

– Il y a de quoi, ce me semble.

– Alors, n’en parlons plus.

– Au contraire, parlons-en ; mais explique-toi.

– Tu as le diable au corps avec tes explications ; en
vérité, c’est une monomanie. Prends-y garde.

– Je te trouve charmant, duc ; tu vois tous nos plans
arrêtés, tu vois une stagnation inexplicable dans la marche de mes affaires, et
tu me conseilles d’attendre !

– Quelle stagnation ? Voyons.

– D’abord, tiens.

– Une lettre ?

– Oui, de mon fils.

– Ah ! le colonel.

– Beau colonel !

– Bon ! qu’y a-t-il encore par là ?

– Il y a que, depuis près d’un mois aussi, Philippe attend à
Reims la nomination que le roi lui a promise, que cette nomination n’arrive
pas, et que le régiment va partir dans deux jours.

– Diable ! le régiment part ?

– Oui, pour Strasbourg. De sorte que, si dans deux jours
Philippe n’a pas reçu ce brevet…

– Eh bien ?

– Dans deux jours, Philippe sera ici.

– Oui, je comprends, on l’a oublié, le pauvre garçon :
c’est là l’ordinaire dans les bureaux organisés comme ceux du nouveau
ministère. Ah ! si j’eusse été ministre, le brevet serait parti !

– Hum ! reprit Taverney.

– Tu dis ?

– Je dis que je n’en crois pas un mot.

– Comment ?

– Si tu eusses été ministre, tu eusses envoyé Philippe aux
cinq cents diables.

– Oh !

– Et son père aussi.

– Oh ! oh !

– Et sa sœur encore plus loin.

– Il y a du plaisir à causer avec toi, Taverney ; tu es
rempli d’esprit ; mais brisons là.

– Je ne demande pas mieux pour moi ; mais mon fils ne
peut briser là, lui ! sa position n’est pas tenable. Duc, il faut
absolument voir le roi.

– Eh ! je ne fais que cela, te dis-je.

– Lui parler.

– Eh ! mon cher, on ne parle pas au roi, s’il ne vous
parle pas.

– Le forcer.

– Ah ! je ne suis pas le pape, moi.

– Alors, dit Taverney, je vais me décider à parler à ma
fille ; car il y a dans tout ceci du louche, monsieur le duc.

Ce mot fut magique.

Richelieu avait sondé Taverney ; il le connaissait
roué, comme M. Lafare ou M. de Nocé, ses amis de jeunesse, dont labelle
réputation s’était conservée intacte. Il craignait l’alliance du père et de la
fille ; il craignait quelque chose d’inconnu, enfin, qui lui causerait
disgrâce.

– Eh bien, ne te fâche pas, dit-il ; je tenterai encore
une démarche. Mais il me faut un prétexte.

– Ce prétexte, tu l’as.

– Moi ?

– Sans doute.

– Lequel ?

– Le roi a fait une promesse.

– À qui ?

– À mon fils. Et cette promesse…

– Eh bien ?

– On peut la lui rappeler.

– En effet, c’est un biais. As-tu cette lettre ?

– Oui.

– Donne-la-moi.

Taverney la tira de la poche de sa veste, et la tendit au duc
en lui recommandant la hardiesse et la circonspection tout à la fois.

– Le feu et l’eau, dit Richelieu ; allons, on voit bien
que nous extravaguons. N’importe, le vin est tiré, il faut le boire.

Il sonna.

– Qu’on m’habille, et qu’on attelle, dit le duc.

Puis, se tournant vers Taverney :

– Est-ce que tu veux assister à ma toilette, baron ?
demanda-t-il d’un air inquiet.

Taverney comprit qu’il désobligerait fort son ami en
acceptant.

– Non, mon cher, impossible, dit-il ; j’ai une course à
faire par la ville ; donne-moi un rendez-vous quelque part.

– Mais, au château.

– Soit, au château.

– Il importe que, toi aussi, tu voies Sa Majesté.

– Tu crois ? dit Taverney enchanté.

– Je l’exige ; je veux que tu t’assures par toi-même de
l’exactitude de ma parole.

– Je ne doute pas ; mais enfin, puisque tu le veux…

– Tu aimes autant cela, hein ?

– Mais oui, franchement.

– Eh bien, dans la galerie des Glaces, à onze heures,
pendant que moi, j’entrerai chez Sa Majesté.

– Soit, adieu.

– Sans rancune, cher baron, dit Richelieu, qui, jusqu’au
dernier moment, tenait à ne pas se faire un ennemi dont la force était encore
inconnue.

Taverney remonta dans son carrosse et partit pour faire,
seul et pensif, une longue promenade dans le jardin, tandis que Richelieu,
laissé aux soins de ses valets de chambre, se rajeunissait à son aise,
importante occupation qui ne prit pas moins de deux heures à l’illustre
vainqueur de Mahon.

C’était, cependant, bien moins de temps encore que Taverney
ne lui en avait accordé dans son esprit, et le baron aux aguets vit, à onze
heures précises, le carrosse du maréchal s’arrêter devant le perron du palais,
où les officiers de service saluèrent Richelieu tandis que les huissiers
l’introduisirent.

Le cœur de Taverney battait avec violence : il
abandonna sa promenade, et lentement, plus lentement que son esprit ardent ne
l’eût permis, il se rendit dans la galerie des Glaces, où bon nombre de
courtisans peu favorisés, d’officiers porteurs de placets et de gentillâtres
ambitieux, posaient comme des statues sur le parquet glissant,piédestal fort
bien approprié au genre de figures amoureuses de la Fortune.

Taverney se perdit en soupirant dans la foule, avec cette
précaution, cependant, de prendre une encoignure à portée du maréchal,
lorsqu’il sortirait de chez Sa Majesté.

– Oh ! murmurait-il entre ses dents, être relégué avec
les hobereaux et ces plumets sales, moi, moi qui, il y a un mois,soupais en
tête à tête avec Sa Majesté !

Et de son sourcil plissé s’échappait plus d’un soupçon
infâme qui eût fait rougir la pauvre Andrée.

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