Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 6Amour

Une autre vie avait commencé pour Balsamo, vie inconnue
jusqu’alors à cette existence active, troublée, multiple. Depuis trois jours,
pour lui plus de colères, plus d’appréhensions, plus de jalousies ; depuis
trois jours, il n’avait plus ouï parler de politique, de conspirations, ni de
conspirateurs. Auprès de Lorenza, qu’il n’avait point quittée un seul instant,
il avait oublié le monde entier. Cet amour étrange, inouï, qui planait en
quelque sorte au-dessus de l’humanité, cet amour plein d’ivresse et de mystère,
cet amour de fantôme – car il ne pouvait se dissimuler que, d’un mot, il
changerait sa douce amante en une ennemie implacable –, cet amour arraché à la
haine, grâce à un caprice inexplicable de la nature ou de la science, jetait
Balsamo dans une félicité qui tenait tout à la fois de la stupeur et du délire.

Plus d’une fois, dans ces trois journées, se réveillant des torpeurs
opiacées de l’amour, Balsamo regardait sa compagne, toujours souriante,
toujours extatique ; car désormais, dans l’existence qu’il venait de lui
créer, il la reposait de sa vie factice avec l’extase, sommeil également
menteur ; et, quand il la voyait calme, douce, heureuse,l’appelant des
noms les plus tendres et rêvant tout haut sa mystérieuse volupté,plus d’une
fois il se demanda si Dieu ne s’était point irrité contre le titan moderne qui
avait essayé de lui ravir ses secrets ; s’il n’avait pas envoyé à Lorenza
l’idée de l’abuser par un mensonge, afin d’endormir sa vigilance et, cette
vigilance une fois endormie, pour fuir et ne reparaître que pareille à
l’Euménide vengeresse.

Dans ces moments-là, Balsamo doutait de cette science, reçue
par tradition de l’antiquité, mais dont il n’avait pour preuve que des
exemples.

Cependant, bientôt cette perpétuelle flamme, bientôt cette
soif de caresses le rassuraient.

– Si Lorenza avait dissimulé, se disait-il, si elle avait
l’intention de me fuir, elle chercherait les occasions de m’éloigner, elle
trouverait des motifs de solitude ; mais, loin de cela, ce sont toujours
ses bras qui m’enferment comme une chaîne inextricable ; c’est toujours
son regard brûlant qui me dit : « Ne t’en va pas » ; c’est
toujours sa douce voix qui me dit : « Reste. »

Alors Balsamo se reprenait à sa confiance en lui-même et
dans la science.

Pourquoi, en effet, ce secret magique, et auquel il devait
tout son pouvoir, serait-il devenu tout à coup sans transition, une chimère
bonne à jeter au vent comme un souvenir évanoui, comme la fumée d’un feu
éteint ? Jamais, relativement à lui, Lorenza n’avait été plus lucide, plus
voyante : toutes les pensées qui se formulaient dans son esprit, toutes
les impressions qui faisaient tressaillir son cœur, Lorenza les reproduisait à
l’instant même.

Restait à savoir si cette lucidité n’était pas de la
sympathie ; si, en dehors de lui et de la jeune femme, de l’autre côté du
cercle tracé par leur amour, et que leur amour inondait de lumière,restait à
savoir si ces yeux de l’âme, si clairvoyants avant la chute de cette nouvelle
Ève, pourraient encore percer l’obscurité.

Balsamo n’osait faire d’épreuve décisive, il espérait
toujours, et l’espérance faisait une couronne étoilée à son bonheur.

Parfois, Lorenza lui disait avec une douce mélancolie :

– Acharat, tu penses à une autre femme que moi, à une femme
du Nord, aux cheveux blonds, aux yeux bleus ; Acharat,ah ! Acharat,
cette femme marche toujours à côté de moi dans ta pensée.

Alors Balsamo regardait tendrement Lorenza.

– Tu vois cela en moi ? disait-il.

– Oh ! oui, aussi clairement que je verrais dans un
miroir.

– Alors, tu sais si c’est par amour que je pense à cette
femme, lui répondait Balsamo ; lis, lis dans mon cœur, chère
Lorenza !

– Non, disait celle-ci en secouant la tête, non, je le sais
bien ; mais tu partages ta pensée entre nous deux, comme au temps où
Lorenza Feliciani te tourmentait, cette méchante Lorenza qui dort et que tu ne
veux plus réveiller.

– Non, mon amour, non, s’écriait Balsamo ; je ne pense
qu’à toi, avec le cœur, du moins ; vois un peu si je n’ai pas tout oublié,
si depuis notre bonheur je n’ai pas tout négligé : études,politique,
travaux.

– Et tu as tort, dit Lorenza ; car, dans ces travaux,
je puis t’aider, moi.

– Comment ?

– Oui ; ne t’enfermais-tu pas autrefois dans ton
laboratoire des heures entières ?

– Certes ; mais je renonce à tous ces vains
essais ; ce seraient autant d’heures retranchées de mon existence – car
pendant ce temps je ne te verrais pas.

– Et pourquoi ne te suivrais-je pas dans tes travaux comme
dans ton amour ? Pourquoi ne te ferais-je pas puissant comme je te fais
heureux ?

– Parce que ma Lorenza est belle, c’est vrai, mais que ma
Lorenza n’a pas étudié. Dieu donne la beauté et l’amour, mais l’étude seule donne
la science.

– L’âme sait toute chose.

– C’est donc bien réellement avec les yeux de l’âme que tu
vois ?

– Oui.

– Et tu peux me guider, dis-tu, dans cette grande recherche
de la pierre philosophale ?

– Je le crois.

– Viens, alors.

Et Balsamo, entourant de son bras la taille de la jeune
femme, la conduisit dans son laboratoire.

Le fourneau gigantesque, que nul n’avait entretenu depuis
quatre jours, était éteint.

Les creusets étaient refroidis sur leurs réchauds.

Lorenza regarda tous ces instruments étranges, dernières
combinaisons de l’alchimie expirante, sans étonnement : elle semblait
connaître la destination de chacun d’eux.

– Tu cherches à faire de l’or ? dit-elle en souriant.

– Oui.

– Tous ces creusets renferment des préparations à différents
degrés ?

– Toutes arrêtées, toutes perdues ; mais je ne le
regrette pas.

– Et tu as raison ; car ton or à toi ne sera jamais que
du mercure coloré ; tu le rendras solide peut-être, mais tu ne le
transformeras pas.

– Cependant on peut faire de l’or ?

– Non.

– Et pourtant Daniel de Transylvanie a vendu vingt mille
ducats, à Cosme Ier, la recette pour la commutation des métaux.

– Daniel de Transylvanie a trompé Cosme Ier.

– Cependant le Saxon Payken, condamné à mort par Charles II,
a racheté sa vie en changeant un lingot de plomb en un lingot d’or,dont on
tira quarante ducats, tout en distrayant de ce lingot de quoi faire une
médaille qui fut frappée à la plus grande gloire de l’habile alchimiste.

– L’habile alchimiste était un habile escamoteur. Il
substitua le lingot d’or au lingot de plomb, voilà tout. Ta plus sûre manière
de faire de l’or, Acharat, c’est de fondre en lingots, comme tu le fais, les
richesses que tes esclaves t’apportent des quatre parties du monde.

Balsamo demeura pensif.

– Ainsi, dit-il, la transmutation des métaux est
impossible ?

– Impossible.

– Mais, par exemple, hasarda Balsamo, le diamant ?

– Oh ! le diamant, c’est autre chose, dit Lorenza.

– On peut donc faire du diamant ?

– Oui ; car faire du diamant n’est pas opérer la
transmutation d’un corps dans un autre ; faire du diamant,c’est tenter la
simple modification d’un élément connu.

– Mais tu connais donc l’élément dont le diamant se
forme ?

– Sans doute ; le diamant, c’est la cristallisation du
carbone pur.

Balsamo demeura étourdi ; une lumière éblouissante,
inattendue, inouïe, jaillissait à ses yeux : il les couvrit de ses deux
mains comme s’il eût été aveuglé de cette flamme.

– Oh ! mon Dieu, dit-il, mon Dieu, tu fais trop pour
moi ; quelque danger me menace. Mon Dieu, quel est l’anneau précieux que
je puis jeter à la mer pour conjurer ta jalousie ? Assez,assez pour
aujourd’hui, Lorenza, assez.

– Ne suis-je pas à toi ? Ordonne, commande.

– Oui, tu es à moi, viens, viens.

Et Balsamo entraîna Lorenza hors du laboratoire, traversa la
chambre des fourrures, et, sans faire attention à un léger craquement qu’il
entendit au dessus de sa tête, il rentra avec Lorenza dans la chambre grillée.

– Ainsi, demanda la jeune femme, tu es content de ta
Lorenza, mon Balsamo bien-aimé ?

– Oh ! fit celui-ci.

– Que craignais-tu donc ? Dis, parle.

Balsamo joignit les mains et regarda Lorenza avec une
expression de terreur dont un spectateur qui n’eût pas su lire dans son âme eût
eu peine à se rendre compte.

– Oh ! murmura-t-il, moi qui ai failli tuer cet ange,
et moi qui ai failli mourir de désespoir avant de résoudre ce problème d’être
heureux et puissant à la fois ; moi qui ai oublié que les limites du
possible dépassent toujours l’horizon tracé par l’état présent de la science,
et que la plupart des vérités, qui sont devenues des faits, ont toujours
commencé par être regardées comme des visions ; moi qui croyais tout
savoir et qui ne savais rien !

La jeune femme souriait divinement.

– Lorenza, Lorenza, continua Balsamo, il est donc réalisé,
ce mystérieux dessein du Créateur, qui fait naître la femme de la chair de
l’homme, et qui leur dit de n’avoir qu’un cœur à eux deux !Ève est
ressuscitée pour moi ; Ève, qui ne pensera pas sans moi et dont la vie est
suspendue au fil que je tiens ! C’est trop, mon Dieu, pour une seule
créature, et je succombe sous le poids de ton bienfait.

Et il tomba à genoux, étreignant avec adoration cette suave
beauté, qui lui souriait comme on ne sourit pas sur la terre.

– Eh bien, dit-il, non, tu ne me quitteras plus ; sous
ton regard qui perce les ténèbres, je vivrai en toute sécurité ; tu
m’aideras dans ces recherches laborieuses que toi seule, comme tu l’as dit,
pouvais compléter, et qu’un mot de toi rendra faciles et fécondes ; c’est toi
qui me diras si je ne puis faire de l’or, puisque l’or est une matière
homogène, un élément primitif, c’est toi qui me diras dans quelle parcelle de
sa création Dieu l’a caché ; c’est toi qui me diras où gisent les trésors
séculaires engloutis dans les vastes profondeurs de l’océan. Je verrai avec tes
yeux s’arrondir la perle dans la coquille nacrée, et grandir la pensée de
l’homme sous les couches fangeuses de sa chair. J’entendrai, avec tes oreilles,
la sourde sape du ver qui creuse le sol, et les pas de mon ennemi s’approchant
de moi. Je serai grand comme Dieu et plus heureux que Dieu, ma Lorenza ;
car Dieu n’a pas au ciel son égal et sa compagne, car Dieu est tout-puissant,
mais il est seul dans sa majesté divine et ne partage avec aucun autre être, divin
comme lui, cette toute-puissance qui le fait Dieu.

Et Lorenza souriait toujours ; et, tout en souriant,
elle répondait aux paroles par d’ardentes caresses.

– Et cependant, murmura-t-elle comme si elle eût vu au crâne
de son amant chaque pensée qui agitait les fibres de ce cerveau inquiet, et
cependant tu doutes encore, Acharat. Tu doutes, comme tu l’as dit,que je
puisse franchir le cercle de notre amour, tu doutes que je puisse voir à
distance ; mais tu te consoles en disant que, si je ne vois pas, elle
verra, elle.

– Qui, elle ?

– La femme blonde : veux-tu que je te dise son
nom ?

– Oui.

– Attends… Andrée.

– Oui, c’est cela. Oui, tu lis dans ma pensée ; oui,
une dernière crainte me trouble. Vois-tu toujours à travers l’espace, l’espace
fût-il coupé par des obstacles matériels ?

– Essaye.

– Donne-moi la main, Lorenza.

La jeune femme saisit passionnément la main de Balsamo.

– Peux-tu me suivre ?

– Partout.

– Viens.

Et Balsamo sortant, par la pensée, de la rue Saint-Claude,
entraîna la pensée de Lorenza avec lui.

– Où sommes-nous ? demanda-t-il à Lorenza.

– Nous sommes sur une montagne, répondit la jeune femme.

– Oui, c’est cela, dit Balsamo en tressaillant de
joie ; mais que vois-tu ?

– Devant moi ? à gauche, ou à droite ?

– Devant toi.

– Je vois une vaste vallée avec une forêt d’un côté, une
ville de l’autre, et une rivière qui les sépare et va se perdre à l’horizon, en
longeant la muraille d’un grand château.

– C’est cela, Lorenza. Cette forêt, c’est celle du
Vésinet ; cette ville, c’est Saint-Germain ; ce château,c’est le
château de Maisons. Entrons, entrons dans le pavillon qui est derrière nous.

– Entrons.

– Que vois-tu ?

– Ah ! d’abord, dans l’antichambre, un petit nègre
bizarrement vêtu et mangeant des dragées.

– Zamore, c’est cela. Entrons, entrons.

– Un salon vide, avec un splendide ameublement ; des
dessus de porte représentant des déesses et des Amours.

– Le salon est vide ?

– Oui.

– Entrons, entrons toujours.

– Ah ! nous sommes dans un adorable boudoir de satin
bleu, broché de fleurs aux couleurs naturelles.

– Est-il vide aussi ?

– Non, une femme est couchée sur un sofa.

– Quelle est cette femme ?

– Attends.

– Ne te semble-t-il pas l’avoir déjà vue ?

– Oui, ici ; c’est madame la comtesse du Barry.

– C’est cela, Lorenza, c’est cela ; tu me rendras fou.
Que fait cette femme ?

– Elle pense à toi, Balsamo.

– À moi ?

– Oui.

– Tu peux donc lire dans sa pensée ?

– Oui ; car, je le répète, elle pense à toi.

– Et à quel propos ?

– Tu lui as fait une promesse.

– Oui ; laquelle ?

– Tu lui as promis cette eau de beauté que Vénus, pour se
venger de Sapho, avait donnée à Phaon.

– C’est cela, c’est bien cela. Et que fait-elle tout en
pensant ?

– Elle prend une décision.

– Laquelle ?

– Attends ; elle étend sa main vers sa sonnette ;
elle sonne ; une autre jeune femme entre.

– Brune ? blonde ?

– Brune.

– Grande ? petite ?

– Petite.

– C’est sa sœur. Écoute ce qu’elle va dire.

– Elle veut qu’on mette les chevaux à la voiture.

– Pour aller où ?

– Pour venir ici.

– Tu en es sûre ?

– Elle en donne l’ordre. Tiens, on obéit ; je vois les
chevaux, le carrosse ; dans deux heures, elle sera ici.

Balsamo tomba à genoux.

– Oh ! s’écria-t-il, si dans deux heures elle est
effectivement ici, je n’aurai plus rien à vous demander, mon Dieu,que d’avoir
pitié de mon bonheur.

– Pauvre ami, dit-elle, tu craignais donc ?

– Oui, oui.

– Et que pouvais-tu craindre ? L’amour, qui complète
l’existence physique, agrandit aussi l’existence morale. L’amour,comme toute
passion généreuse, rapproche de Dieu, et de Dieu vient toute lumière.

– Lorenza, Lorenza, tu me rendras fou de joie.

Et Balsamo laissa tomber sa tête sur les genoux de la jeune
femme.

Balsamo attendait une nouvelle preuve pour être complètement
heureux.

Cette preuve, c’était l’arrivée de madame du Barry.

Ces deux heures d’attente furent courtes ; la mesure du
temps avait complètement disparu pour Balsamo.

Tout à coup la jeune femme tressaillit ; elle tenait la
main de Balsamo.

– Tu doutes, encore, dit-elle, et tu voudrais savoir où elle
est à ce moment ?

– Oui, dit Balsamo, c’est vrai.

– Eh bien, elle suit le boulevard à grande course de
chevaux, elle approche, elle entre dans la rue Saint-Claude, elle s’arrête
devant la porte, elle frappe.

La chambre où tous deux étaient enfermés était si retirée,
si sourde, que le bruit du marteau de cuivre n’arriva point jusqu’à la porte.

Mais Balsamo, dressé sur un genou, ne demeura pas moins
écoutant.

Deux coups frappés par Fritz le firent bondir ; deux
coups, on se le rappelle, étaient le signal d’une visite importante.

– Oh ! dit-il, c’est donc vrai !

– Va t’en assurer, Balsamo ; mais reviens vite.

Balsamo s’élança vers la cheminée.

– Laisse-moi te reconduire, dit Lorenza, jusqu’à la porte de
l’escalier.

– Viens.

Tous deux repassèrent dans la chambre aux fourrures.

– Tu ne quitteras pas cette chambre ? demanda Balsamo.

– Non, puisque je t’attends. Oh ! sois tranquille,
cette Lorenza qui t’aime n’est pas, tu le sais bien, la Lorenza que tu crains.
D’ailleurs…

Elle s’arrêta en souriant.

– Quoi ? demanda Balsamo.

– Ne vois-tu donc pas dans mon âme comme je vois dans la
tienne ?

– Hélas ! non.

– D’ailleurs, ordonne-moi de dormir jusqu’à ton
retour ; ordonne-moi de rester immobile sur ce sofa, et je dormirai, et je
resterai immobile.

– Eh bien, soit, ma Lorenza chérie, dors et attends-moi.

Lorenza, luttant déjà contre le sommeil, colla dans un
dernier baiser ses lèvres contre les lèvres de Balsamo, et s’en alla
chancelante tomber à demi renversée sur le sofa, en murmurant :

– À bientôt, mon Balsamo, à bientôt, n’est-ce pas ?

Balsamo la salua de la main ; Lorenza dormait déjà.

Mais si belle, si pure avec ses longs cheveux dénoués, sa
bouche entrouverte, la rougeur fébrile de ses joues et ses yeux noyés – mais si
loin de ressembler à une femme, que Balsamo revint près d’elle, lui prit la
main, baisa ses bras et son cou, mais n’osa baiser ses lèvres.

Deux autres coups retentirent ; la dame s’impatientait,
ou Fritz craignait que son maître n’eût pas entendu.

Balsamo s’élança vers la porte.

Comme il la refermait derrière lui, il crut entendre un
second craquement pareil à celui qu’il avait déjà entendu ; il rouvrit la
porte, regarda autour de lui et ne vit rien.

Rien que Lorenza couchée et haletante sous le poids de son
amour.

Balsamo ferma la porte et courut vers le salon sans
inquiétude, sans crainte, sans pressentiment, emportant le paradis dans son
cœur.

Balsamo se trompait : ce n’était pas seulement l’amour
qui oppressait la poitrine de Lorenza et faisait son souffle haletant.

C’était une espèce de rêve, qui semblait tenir à cette
léthargie dans laquelle elle était plongée, léthargie si voisine de la mort.

Lorenza rêvait, et, dans le hideux miroir des sinistres
songes, il lui semblait voir au milieu de l’obscurité qui commençait à tout
assombrir, il lui semblait voir le plafond de chêne s’ouvrir circulairement, et
quelque chose comme une grande rosace s’en détacher et descendre avec un
mouvement égal, lent, mesuré, accompagné d’un sifflement lugubre ; il lui
semblait que l’air lui manquait peu à peu, comme si elle eût été près d’être
étouffée sous la pression de ce cercle mouvant.

Il lui semblait enfin, sur cette espèce de trappe mobile,
voir s’agiter quelque chose d’informe comme le Caliban de La Tempête,
un monstre à visage humain – un vieillard – dont les yeux et les bras seuls
étaient vivants, et qui la regardait avec ses yeux effrayants, et qui tendait
vers elle ses bras décharnés.

Et elle, la pauvre enfant, elle se tordait en vain sans
pouvoir fuir, sans rien deviner du danger qui la menaçait, sans rien sentir,
sinon l’étreinte de deux crampons vivants dont l’extrémité saisissait sa robe
blanche, l’enlevait à son sofa et la transportait sur la trappe,qui remontait
lentement, lentement vers le plafond, avec ce grincement lugubre du fer
glissant contre le fer, et un rire hideux, strident, qui s’échappait de la
bouche hideuse de ce monstre à face humaine qui l’emportait vers le ciel, sans
secousse et sans douleur.

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