Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 20Interrogatoire

Aussitôt que Philippe eut repris ses sens et fut parvenu à
se rendre maître de sa raison, il se dirigea vers l’appartement d’Andrée.

Mais, à mesure qu’il s’avançait vers le pavillon, le fantôme
de son malheur s’évanouissait peu à peu ; il lui semblait que c’était un
rêve qu’il venait de faire, et non une réalité avec laquelle il avait un
instant lutté. Plus il s’éloignait du docteur, plus il devenait incrédule à ses
menaces. Bien certainement, la science s’était trompée, mais la vertu n’avait
pas failli.

Le docteur ne lui avait-il pas donné complètement raison en
promettant de revenir chez sa sœur ?

Cependant, lorsque Philippe se retrouva en face d’Andrée, il
était si changé, si pâle, si défait, que ce fut à elle à son tour de
s’inquiéter pour son frère et de lui demander comment il se pouvait qu’en si
peu de temps un si terrible changement se fût opéré en lui.

Une seule chose pouvait avoir produit un pareil effet sur
Philippe.

– Mon Dieu ! mon frère, demanda Andrée, je suis donc
bien malade ?

– Pourquoi ? demanda Philippe.

– Parce que la consultation du docteur Louis vous aura
effrayé.

– Non, ma sœur, dit Philippe ; le docteur n’est pas
inquiet, et vous m’avez dit la vérité. J’ai même eu grand-peine à le déterminer
à revenir.

– Ah ! il revient ? dit Andrée.

– Oui, il revient ; cela ne vous contrarie pas,
Andrée ?

Et Philippe plongea ses regards dans ceux de la jeune fille
en prononçant ces paroles.

– Non, répondit-elle simplement, et, pourvu que cette visite
vous rassure un peu, voilà tout ce que je demande ; mais, en attendant,
d’où vient cette affreuse pâleur qui me bouleverse ?

– Cela vous inquiète, Andrée ?

– Vous le demandez !

– Vous m’aimez donc tendrement, Andrée ?

– Plaît-il ? fit la jeune fille.

– Je demande, Andrée, si vous m’aimez toujours comme au
temps de notre jeunesse ?

– Oh ! Philippe ! Philippe !

– Ainsi, je suis pour vous une des plus précieuses têtes que
vous ayez sur la terre ?

– Oh ! la plus précieuse, la seule, s’écria Andrée.

Puis, rougissante et confuse :

– Excusez-moi, Philippe, dit-elle, j’oubliais…

– Notre père, n’est-ce pas, Andrée ?

– Oui.

Philippe prit la main de sa sœur et, la regardant
tendrement :

– Andrée, dit-il, ne croyez point que je vous blâmasse
jamais si votre cœur renfermait une affection qui ne fût ni l’amour que vous
portez à votre père, ni celui que vous avez pour moi…

Puis, s’asseyant près d’elle, il continua :

– Vous êtes dans un âge, Andrée, où le cœur des jeunes
filles leur parle plus vivement qu’elles ne le veulent elles-mêmes,et, vous le
savez, un précepte divin commande aux femmes de quitter parents et famille pour
suivre leur époux.

Andrée regarda Philippe quelque temps, comme elle eût fait
s’il lui eût parlé une langue étrangère qu’elle ne comprit pas.

Puis, se mettant à rire avec une naïveté que rien ne saurait
rendre :

– Mon époux ! dit-elle, n’avez-vous point parlé de mon
époux, Philippe ? Eh ! mon Dieu, il est encore à naître,ou du moins
je ne le connais pas.

Philippe, touché de cette exclamation si vraie d’Andrée, se
rapprocha d’elle et, enfermant sa main entre les siennes, il répondit :

– Avant d’avoir un époux, ma bonne Andrée, on a un fiancé,
un amant.

Andrée regarda Philippe tout étonnée, souffrant que le jeune
homme plongeât ses yeux avides jusqu’au fond de son clair regard de vierge, où
se reflétait son âme tout entière.

– Ma sœur, dit Philippe, depuis votre naissance vous m’avez
tenu pour votre meilleur ami ; moi, je vous ai, de mon côté,regardée
comme ma seule amie ; jamais je ne vous ai quittée, vous les avez, pour
les jeux de mes camarades. Nous avons grandi ensemble, et rien n’a troublé la
confiance que l’un de nous mettait aveuglément dans l’autre ;pourquoi
faut-il que, depuis quelque temps, Andrée, vous ayez ainsi, sans motifs, et la
première, changé à mon égard ?

– Changé, moi ! j’ai changé à votre égard,
Philippe ? Expliquez-vous. En vérité, je ne comprends rien à ce que vous
me dites depuis que vous êtes rentré.

– Oui, Andrée, dit le jeune homme en la pressant sur sa
poitrine ; oui, ma douce sœur, les passions de la jeunesse ont succédé aux
affections de l’enfance, et vous ne m’avez plus trouvé assez bon ou assez sûr
pour me montrer votre cœur envahi par l’amour.

– Mon frère, mon ami, fit Andrée de plus en plus étonnée,
mais que me dites-vous donc là ? Que parlez-vous d’amour, à moi ?

– Andrée, j’aborde courageusement une question pleine de
dangers pour vous, pleine d’angoisses pour moi-même. Je sais bien que solliciter
ou plutôt exiger votre confiance en ce moment, c’est me perdre dans votre
esprit ; mais j’aime mieux, et croyez que c’est cruel à dire pour moi,
j’aime mieux sentir que vous m’aimez moins, que de vous laisser en proie aux
malheurs qui vous menacent, malheurs effrayants, Andrée, si vous persévérez
dans le silence que je déplore, et dont je ne vous eusse pas crue capable
vis-à-vis d’un frère, d’un ami.

– Mon frère, mon ami, dit Andrée, je vous jure que je ne
comprends rien à vos reproches.

– Andrée, voulez-vous que je vous fasse comprendre ?

– Oh ! oui… certes, oui.

– Mais alors si, encouragé par vous, je parle avec trop de
précision, si je provoque la rougeur à monter sur votre front, la honte à peser
sur votre cœur, alors, ne vous en prenez qu’à vous, à vous qui m’avez forcé par
d’injustes défiances à fouiller jusqu’au fond de cette âme pour en arracher
votre secret.

– Faites, Philippe, et je vous jure que je ne saurais vous
en vouloir de ce que vous ferez.

Philippe regarda sa sœur, se leva tout agité, et parcourut
la chambre à grands pas. Il y avait, dans l’accusation qu’il formulait contre
elle dans son esprit, et la tranquillité de cette jeune fille, une si étrange
opposition, qu’il ne savait à quelle idée s’arrêter.

Andrée, de son côté, considérait son frère avec stupeur et
se glaçait peu à peu au contact de cette solennité, si différente de la douce
autorité fraternelle.

Aussi, avant que Philippe eût repris la parole, Andrée se
leva-t-elle à son tour et alla-t-elle passer son bras sous celui de son frère.

Alors, le regardant avec une tendresse inexprimable :

– Écoute, Philippe, dit-elle, regarde-moi comme je te
regarde !

– Oh ! je ne demande pas mieux, répondit le jeune homme
en fixant sur elle ses yeux ardents ; que veux-tu me dire ?

– Je veux te dire, Philippe, que tu as toujours été un peu
jaloux de mon amitié ; c’est naturel, puisque, de mon côté,j’étais
jalouse de tes soins et de ton affection ; eh bien,regarde-moi comme je
te l’ai dit.

La jeune fille sourit.

– Vois-tu un secret dans mes yeux ? continua-t-elle.

– Oui, oui, j’en vois un, dit Philippe. Andrée, tu aimes
quelqu’un.

– Moi ? s’écria la jeune fille avec un étonnement si
naturel, que la plus habile comédienne n’eût certes jamais pu imiter l’accent
de cette seule parole.

Et elle se mit à rire.

– Moi, j’aime quelqu’un ? dit-elle.

– On t’aime, alors ?

– Ma foi, tant pis ; car, comme cette personne inconnue
ne s’est jamais fait connaître et, par conséquent, ne s’est pas expliquée,
c’est de l’amour en pure perte.

Alors, voyant sa sœur rire et plaisanter sur cette question
avec tant de franchise, voyant l’azur si limpide de ses yeux, la candeur si
chaste de son maintien, Philippe, qui sentait battre d’un mouvement égal le
cœur d’Andrée sur son cœur, se dit qu’un mois d’absence ne pouvait amener un
tel changement dans le caractère d’une jeune fille irréprochable ; que la
pauvre Andrée était soupçonnée indignement ; que la science mentait ;
il s’avoua que le docteur Louis avait une excuse, lui qui ne connaissait ni la
pureté ni les instincts exquis d’Andrée ; lui qui pouvait la croire
pareille à toutes ces filles de noblesse qui, fascinées par des exemples
indignes, ou entraînées par la chaleur précoce d’un sang corrompu,abdiquaient
la virginité sans regrets, sans ambition même.

Un dernier regard jeté sur Andrée expliqua à Philippe la
faillibilité du docteur ; et Philippe se trouva si heureux de son
explication, qu’il embrassa sa sœur comme ces martyrs qui confessaient la
pureté de la Vierge Marie, en confessant du même coup leur croyance à son divin
Fils.

Ce fut à cette période des fluctuations que Philippe
entendit dans l’escalier les pas du docteur Louis, fidèle à la promesse qu’il
lui avait faite.

Andrée tressaillit : tout lui devenait un événement
dans la situation où elle était.

– Qui vient là ? demanda-t-elle.

– Mais le docteur Louis, probablement, dit Philippe.

Au même instant, la porte s’ouvrit, et le médecin, attendu
avec tant d’anxiété de la part de Philippe, parut en effet dans la chambre.

C’était, nous l’avons dit, un de ces hommes graves et
honnêtes pour qui toute science est un sacerdoce et qui en étudient les
mystères avec religion.

À cette époque toute matérialiste, le docteur Louis, chose
rare, cherchait, sous les maladies du corps, à découvrir les maladies de
l’âme ; il allait franchement, brusquement, dans cette voie,s’inquiétant
peu des rumeurs et des obstacles, économisant son temps, ce patrimoine des gens
laborieux, avec une avarice qui le rendait brutal pour les oisifs et les
bavards.

C’est pour cela qu’il avait si rudement traité Philippe à
leur première entrevue : il l’avait pris pour un de ces muguets de cour
qui viennent cajoler le médecin, afin d’obtenir des compliments sur leurs
prouesses amoureuses, et qui sont tout fiers d’avoir une discrétion à payer.
Mais, sitôt que la médaille s’était retournée, et qu’au lieu du fat plus ou
moins amoureux, le docteur avait vu apparaître la sombre et menaçante figure du
frère ; sitôt qu’à la place d’un désagrément, il avait vu s’esquisser un
malheur, le praticien philosophe, l’homme de cœur s’était ému et,depuis les
dernières paroles de Philippe, le docteur s’était dit à lui-même :

– Non seulement j’ai pu me tromper, mais encore je voudrais
m’être trompé.

Voilà pourquoi, même sans la prière instante de Philippe, il
fût venu trouver Andrée, pour se rendre compte, par un examen plus décisif, de
ce que la première épreuve lui avait fourni de probabilités.

Il entra donc, et son premier coup d’œil, cette prise de
possession du médecin et de l’observateur, s’attacha dès l’antichambre sur
Andrée, qu’il ne quitta plus.

Justement, soit émotion causée par la visite du docteur,
soit accident naturel, Andrée venait d’être saisie d’une de ces attaques qui
avaient effrayé Philippe, et elle chancelait, portant avec douleur son mouchoir
à ses lèvres.

Philippe, tout occupé de recevoir le docteur, n’avait rien
vu.

– Docteur, dit-il, soyez le bienvenu et pardonnez-moi ma
façon un peu brusque ; quand je vous ai abordé, il y a une heure, j’étais
aussi agité que je suis calme en ce moment.

Le docteur cessa pour un instant de regarder Andrée et
laissa tomber son observation sur le jeune homme, dont il analysa le sourire et
l’épanouissement.

– Vous avez causé avec mademoiselle votre sœur, comme je
vous en ai donné le conseil ? demanda-t-il.

– Oui, docteur, oui.

– Et vous êtes rassuré ?

– J’ai le ciel de plus et l’enfer de moins dans le cœur.

Le docteur prit la main d’Andrée et tâta longuement le pouls
de la jeune fille.

Philippe la regardait et semblait dire :

« Oh ! faites, docteur ; je ne crains plus
maintenant les commentaires du médecin. »

– Eh bien, monsieur ? dit-il d’un air de triomphe.

– Monsieur le chevalier, répondit le docteur Louis, veuillez
me laisser seul avec votre sœur.

Ces mots, prononcés simplement, abattirent l’orgueil du
jeune homme.

– Quoi ! encore ? dit-il.

Le docteur fit un geste.

– C’est bien, je vous laisse, monsieur, répliqua Philippe
d’un air sombre.

Puis, à sa sœur :

– Andrée, continua-t-il, soyez loyale et franche avec le
docteur.

La jeune fille haussa les épaules, comme si elle ne pouvait
même pas comprendre ce qu’on lui voulait dire.

Philippe reprit :

– Mais, tandis qu’il va vous questionner sur votre santé,
j’irai faire un tour dans le parc. L’heure à laquelle j’ai demandé mon cheval
n’est point encore venue, en sorte que je pourrai te revoir avant mon départ,
et causer encore un instant avec toi.

Et il serra la main d’Andrée en essayant de sourire.

Mais il y avait pour la jeune fille quelque chose de
contraint et de convulsif dans ce serrement et dans ce sourire.

Le docteur reconduisit gravement Philippe jusqu’à la porte
d’entrée, qu’il ferma.

Après quoi, il revint s’asseoir sur le même sofa où Andrée
était assise.

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