Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 5Lutte

Là, Balsamo s’arrêta, le cœur gonflé de douloureuses
pensées.

Nous disons douloureuses, et non plus violentes.

La scène qui avait eu lieu entre lui et Althotas, en lui
faisant envisager peut-être le néant des choses humaines, avait chassé hors de
lui toute colère. Il en était à se rappeler ce procédé du philosophe qui
récitait l’alphabet grec en entier avant d’écouter la voix de cette noire
divinité conseillère d’Achille.

Après un instant de froide et muette contemplation devant ce
canapé où était couchée Lorenza :

– Me voici, se dit-il, triste mais résolu et envisageant
nettement ma situation ; Lorenza me hait ; Lorenza m’a menacé de me
trahir, et elle m’a trahi ; mon secret ne m’appartient plus,je l’ai
laissé aux mains de cette femme, qui le jette au vent ; je ressemble au
renard qui, du piège aux dents d’acier, a retiré seulement l’os de sa jambe
mais qui y a laissé la chair et la peau, de manière que le chasseur peut dire
le lendemain : « Le renard a été pris ici, je le reconnaîtrai mort ou
vif. »

« Et ce malheur inouï, ce malheur qu’ Althotas ne peut comprendre
et que, pour cette raison, je ne lui ai pas même raconté ; ce malheur qui
brise toutes mes espérances de fortune en ce pays, et, par conséquent, dans ce
monde, dont la France est l’âme, c’est à la créature que voici endormie, c’est
à cette belle statue au doux sourire que je le dois. Je dois à cet ange
sinistre le déshonneur et la ruine, en attendant que je lui doive la captivité,
l’exil et la mort.

« Donc, continua-t-il en s’animant, la somme du bien a
été dépassée par celle du mal, et Lorenza m’est nuisible.

« O serpent aux replis gracieux, mais qui
étouffent ; à la gorge dorée, mais pleine de venin ; dors donc, car
je vais être obligé de te tuer quand tu te réveilleras ! »

Et Balsamo, avec un sinistre sourire, se rapprocha lentement
de la jeune femme, dont les yeux, chargés de langueur, se levèrent sur lui à
mesure qu’il s’approchait, comme s’ouvrent les tournesols et les volubilis au
premier rayon du soleil levant.

– Oh ! dit Balsamo, il faudra cependant que je ferme à
tout jamais ces yeux qui, à cette heure, me regardent si tendrement ; ces
beaux yeux pleins d’éclairs aussitôt qu’ils ne sont pas pleins d’amour.

Lorenza sourit doucement, et, en souriant, montra la double
rangée si suave et si pure de ses dents de perles.

– Mais, en tuant celle qui me hait, continua Balsamo en se
tordant les bras, je tuerai donc aussi celle qui m’aime !

Et son cœur s’emplit d’un profond chagrin, étrangement mêlé
d’un vague désir.

– Non, murmura-t-il, non ; j’ai juré en vain. J’ai
menacé inutilement, non, je n’aurai jamais le courage de la tuer ; non,
elle vivra, mais elle vivra sans jamais plus être éveillée ;mais elle
vivra de cette vie factice qui sera pour elle le bonheur, tandis que l’autre
est le désespoir. Puissé-je la rendre heureuse ! Qu’importe le reste… elle
n’aura plus qu’une existence, celle que je lui ferai, celle pendant laquelle
elle m’aime, celle dont elle vit en ce moment.

Et il étreignit d’un tendre regard le regard amoureux de
Lorenza, tout en abaissant lentement une main sur sa tête.

En ce moment, Lorenza, qui semblait lire dans la pensée de
Balsamo comme dans un livre ouvert, poussa un long soupir, se souleva doucement
et, avec la gracieuse lenteur du sommeil, vint attacher ses deux bras blancs et
doux aux épaules de Balsamo, qui sentit son haleine parfumée à deux doigts de
ses lèvres.

– Oh ! non, non ! s’écria Balsamo en passant sa
main sur son front brûlant et sur ses yeux éblouis ; non,cette vie
enivrante conduirait au délire ; non, je ne pourrais résister toujours, et
avec ce démon tentateur, avec cette sirène, la gloire, la puissance,
l’immortalité m’échapperaient. Non, non, elle se réveillera, je le veux, il le
faut.

Éperdu, hors de lui, Balsamo repoussa vivement Lorenza, qui
se détacha de lui et, comme un voile flottant comme une ombre,comme un flocon
de neige, alla tomber sur le sofa.

La coquette la plus raffinée n’eût pas choisi, pour s’offrir
aux regards de son amant, une pose plus enivrante.

Balsamo eut encore la force de faire quelques pas en
s’éloignant ; mais, comme Orphée, il se retourna ; comme Orphée, il
fut perdu !

– Oh ! si je la réveille, pensa-t-il, la lutte va
recommencer ; si je la réveille, elle se tuera, ou me tuera moi-même, ou
me forcera de la tuer.

« Abîme ! Abîme !

« Oui, la destinée de cette femme est écrite, il me semble
la lire en caractères de feu : mort ! amour !…Lorenza !
Lorenza ! tu es prédestinée à aimer et à mourir.Lorenza !
Lorenza ! je tiens ta vie et ton amour entre mes mains ! »

Pour toute réponse, l’enchanteresse se souleva, marcha droit
à Balsamo, tomba à ses pieds, et le regarda de ses yeux noyés dans le sommeil
et dans la volupté ; elle prit une de ses mains qu’elle appuya sur son
cœur.

– Mort ! dit-elle tout bas, de ses lèvres humides et
brillantes comme le corail qui sort de la mer, mort, mais amour !

Balsamo fit deux pas en arrière, la tête renversée, la main
sur ses yeux.

Lorenza, haletante, le suivit sur ses genoux.

– Mort ! répéta-t-elle de sa voix enivrante, mais
amour ! amour ! amour !

Balsamo ne put résister plus longtemps ; un nuage de
flamme l’enveloppa.

– Oh ! dit-il, c’en est trop ; aussi longtemps
qu’un être humain peut lutter, je l’ai fait ; démon ou ange de l’avenir,
qui que tu sois, tu dois être content : j’ai sacrifié assez longtemps à
l’égoïsme et à l’orgueil toutes les passions généreuses qui bouillonnent en
moi. Oh ! non, non, je n’ai pas le droit de me révolter ainsi contre le
seul sentiment humain qui fermente au fond de mon cœur. J’aime cette femme, je
l’aime, et cet amour passionné fait contre elle plus que ne ferait la haine la
plus terrible. Cet amour lui donne la mort ; oh ! lâche,oh !
fou féroce que je suis ; je ne sais pas même composer avec mes désirs.
Quoi ! lorsque je m’apprêterai à paraître devant Dieu ;moi, le
trompeur, moi, le faux prophète, lorsque je dépouillerai mon manteau d’artifice
et d’hypocrisie devant le souverain juge, je n’aurai pas une seule action
généreuse à m’avouer, pas un seul bonheur dont le souvenir vienne me consoler
au milieu des souffrances éternelles !

« Oh ! non, non, Lorenza, je sais bien qu’en
t’aimant je perds l’avenir ; je sais bien que mon ange révélateur va
remonter aux cieux dès que la femme descendra dans mes bras.

« Mais tu le veux, Lorenza, tu le veux !

– Mon bien-aimé ! soupira-t-elle.

– Alors, tu acceptes cette vie factice, au lieu de la vie
réelle ?

– Je la demande à deux genoux, je prie, je supplie ;
cette vie, c’est l’amour, c’est le bonheur.

– Et elle te suffira, une fois ma femme ? car je t’aime
ardemment, vois-tu.

– Oh ! je le sais,  je le sais, puisque je lis
dans ton cœur.

– Et jamais tu ne m’accuseras, ni devant les hommes ni
devant Dieu, d’avoir surpris ta volonté, d’avoir trompé ton cœur ?

– Jamais, jamais ! oh ! devant les hommes, devant
Dieu, au contraire, je te remercierai de m’avoir donné l’amour, le seul bien,
la seule perle, le seul diamant de ce monde.

– Jamais tu ne regretteras tes ailes, pauvre colombe ?
car, sache-le bien, tu n’iras plus désormais dans les espaces radieux chercher
pour moi, près de Jéhovah, le rayon de lumière qu’il mettait autrefois au front
de ses prophètes. Quand je voudrai savoir l’avenir, quand je voudrai commander
aux hommes, hélas ! hélas ! ta voix ne me répondra plus.J’avais en
toi à la fois la femme aimée et le génie auxiliaire ; je n’aurai plus que
l’un des deux, et encore…

– Ah ! tu doutes, tu doutes ! s’écria
Lorenza ; je vois le doute comme une tache noire sur ton cœur.

– Tu m’aimeras toujours, Lorenza ?

– Toujours, toujours !

Balsamo passa sa main sur son front.

– Eh bien, soit, dit-il. D’ailleurs…

Il resta un instant enseveli dans sa pensée.

– D’ailleurs, ai-je donc absolument besoin de
celle-ci ? continua-t-il. Est-elle seule au monde ? Non,non ;
tandis que celle-ci me fera heureux, l’autre continuera de me faire riche et
puissant. Andrée est aussi prédestinée, aussi voyante que toi.Andrée est
jeune, pure, vierge, et je n’aime pas Andrée ; et cependant,pendant son
sommeil, Andrée m’est soumise comme toi ; j’ai dans Andrée une victime
toute prête pour te remplacer et pour moi celle-là, pour moi, c’est l’âme vile
du médecin, et qui peut servir aux expériences ; elle vole aussi loin,
plus loin que toi, peut-être, dans les ombres de l’inconnu.Andrée !
Andrée ! je te prends pour ma royauté. Lorenza, viens dans mes bras ;
je te garde pour mon amante et pour ma maîtresse. Avec Andrée je suis
puissant ; avec Lorenza je suis heureux. À partir de cette heure
seulement, ma vie est complète et, moins l’immortalité, j’ai réalisé le rêve
d’ Althotas ; moins l’immortalité, je suis l’égal des dieux !

Et, relevant Lorenza, il ouvrit sa poitrine haletante contre
laquelle Lorenza vint s’enlacer aussi étroitement que s’enlace le lierre au
chêne.

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