Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 24La route de Trianon

Toutes ces courses et toute cette explication avaient pris
du temps, de sorte qu’il était plus de deux heures du matin quand on sortit de
la rue Saint-Claude.

On mit une heure un quart pour arriver à Versailles, et dix
minutes pour aller de Versailles à Trianon ; de sorte que ce ne fut qu’à
trois heures et demie que les deux hommes furent rendus à leur destination.

Pendant la seconde partie de la route, déjà l’aube diaprait
de sa teinte rosée les bois pleins de fraîcheur et les coteaux de Sèvres. Comme
si un voile eût été lentement soulevé à leurs yeux, les étangs de Ville-d’Avray
et ceux plus éloignés de Buc s’étaient illuminés, pareils à des miroirs.

Puis étaient enfin apparus à leurs yeux les colonnades et
les toits de Versailles, empourprés déjà par les rayons d’un soleil invisible
encore.

De temps en temps, une vitre où se reflétait un rayon de
flamme étincelait et trouait de sa lumière la teinte violacée du brouillard du
matin.

En arrivant au bout de l’avenue qui conduit de Versailles à
Trianon, Philippe avait fait arrêter la voiture ; et,s’adressant à son
compagnon, qui, pendant tout le voyage, avait gardé un morne silence :

– Monsieur, lui dit-il, force nous sera, j’en ai bien peur,
d’attendre quelque temps ici. Les portes ne s’ouvrent pas à Trianon avant cinq
heures du matin, et je craindrais, en forçant la consigne, que notre arrivée ne
semblât suspecte aux surveillants et aux gardes.

Balsamo ne répondit rien, mais témoigna, par un mouvement de
tête, qu’il acquiesçait à la proposition.

– D’ailleurs, monsieur, continua Philippe, ce retard me
donnera le temps de vous communiquer quelques réflexions faites pendant mon
voyage.

Balsamo leva sur Philippe un regard vague tout chargé
d’ennui et d’indifférence.

– Comme il vous plaira, monsieur, dit-il ; parlez, je
vous écoute.

– Vous m’avez dit, monsieur, reprit Philippe, que, pendant
la nuit du 31 mai, vous aviez déposé ma sœur chez madame la marquise de
Saverny ?

– Vous vous en êtes assuré vous-même, monsieur, dit Balsamo,
puisque vous avez fait une visite de remerciement à cette dame.

– Vous avez donc ajouté que, puisqu’un domestique des
écuries du roi vous avait accompagné de l’hôtel de la marquise chez nous,
c’est-à-dire rue Coq-Héron, vous ne vous étiez point trouvé seul avec
elle ; je vous ai cru sur la foi de votre honneur.

– Et vous avez bien fait, monsieur.

– Mais, en ramenant ma pensée sur des circonstances plus
récentes, j’ai été forcé de me dire qu’il y a un mois, à Trianon,pour lui
parler, cette nuit où vous avez trouvé moyen de vous glisser dans les jardins,
vous avez dû entrer dans sa chambre.

– Je ne suis jamais entré, à Trianon, dans la chambre de
votre sœur, monsieur.

– Écoutez, cependant !… Voyez-vous, avant que d’arriver
en face d’Andrée, il faut que toutes choses soient claires.

– Éclaircissez les choses, monsieur le chevalier, je ne
demande pas mieux, et nous sommes venus pour cela.

– Eh bien, ce soir-là – faites attention à votre réponse,
car ce que je vais vous dire est positif, et je le tiens de la bouche même de
ma sœur –, ce soir-là, dis-je, ma sœur s’était couchée de bonne heure ;
c’est donc au lit que vous l’avez surprise ?

Balsamo secoua la tête en signe de dénégation.

– Vous niez ; prenez-y garde ! dit Philippe.

– Je ne nie pas, monsieur ; vous m’interrogez, je
réponds.

– Eh bien, je continue d’interroger ; continuez donc de
répondre.

Balsamo ne s’irrita point, mais, au contraire, fit signe à
Philippe qu’il attendait.

– Lorsque vous êtes monté chez ma sœur, continua Philippe
s’animant de plus en plus, lorsque vous l’avez surprise et endormie par votre
infernal pouvoir, Andrée était couchée, elle lisait, elle a senti l’invasion de
cette torpeur que votre présence lui impose toujours, et elle a perdu
connaissance. Or, vous dites que vous n’avez fait que de l’interroger ;
seulement, ajoutez-vous, vous êtes parti en oubliant de la réveiller, et
cependant, ajouta Philippe en saisissant le poignet de Balsamo et en le serrant
convulsivement, cependant, lorsqu’elle a repris ses sens, le lendemain, elle
était, non plus dans son lit, mais au pied de son sofa, demi-nue…Répondez à
cette accusation, monsieur, et ne tergiversez pas.

Pendant cette interpellation, Balsamo, pareil à un homme
qu’on réveille lui même, chassait une à une les noires idées qui
assombrissaient son esprit.

– En vérité, monsieur, dit-il, vous n’eussiez pas dû revenir
sur ce sujet et me chercher ainsi une éternelle querelle : je suis venu
ici par condescendance et par intérêt pour vous ; il me semble que vous
l’oubliez. Vous êtes jeune, vous êtes officier, vous avez l’habitude de parler
haut en mettant la main sur un pommeau d’épée : tout cela vous fait
raisonner faux en de graves circonstances. J’ai fait là-bas, chez moi, plus que
je n’eusse dû faire pour vous convaincre et obtenir de vous un peu de repos.
Vous recommencez ; prenez-y garde, car, si vous me fatiguez,je m’endormirai
dans la profondeur de mes chagrins, auprès desquels les vôtres, je vous jure,
sont des passe-temps folâtres, et, quand je dors ainsi, monsieur,malheur à qui
me réveille ! Je ne suis point entré dans la chambre de votre sœur, voilà
tout ce que je puis vous dire ; c’est votre sœur qui, de son propre
mouvement, auquel, je vous l’avoue, ma volonté avait une grande part, c’est
votre sœur qui est venue me trouver au jardin.

Philippe fit un mouvement, mais Balsamo l’arrêta.

– Je vous ai promis une preuve, continua-t-il, je vous la
donnerai. Est-ce tout de suite ? Soit. Entrons à Trianon,plutôt que de
perdre le temps à des inutilités. Préférez-vous attendre ?Attendons, mais
en silence et sans commotion, s’il vous plaît.

Cela dit, et de l’air que nos lecteurs lui connaissent,
Balsamo éteignit l’éclair fugitif de son regard et se replongea dans sa
méditation.

Philippe poussa un sourd rugissement, comme fait la bête
farouche qui s’apprête à mordre ; puis, changeant soudain d’attitude et de
pensée :

– Avec cet homme, dit-il, il faut persuader ou dominer par
une supériorité quelconque. Je n’ai pour l’heure aucun moyen de domination ou
de persuasion ; prenons patience.

Mais, comme il lui était impossible de prendre patience près
de Balsamo, il sauta à bas de la voiture et commença d’arpenter l’allée
verdoyante dans laquelle le carrosse était arrêté.

Au bout de dix minutes, Philippe sentit qu’il lui était
impossible d’attendre plus longtemps.

Il préféra donc se faire ouvrir la grille avant l’heure, au
risque d’éveiller les soupçons.

– D’ailleurs, murmurait Philippe caressant une idée qui,
plusieurs fois déjà, s’était présentée à son esprit, d’ailleurs,quels soupçons
peut concevoir le suisse si je lui dis que la santé de ma sœur m’a inquiété à
ce point d’aller à Paris chercher un médecin, et d’amener ce médecin ici dès le
lever du soleil ?

Adoptant cette idée, qui, par le désir qu’il avait de la
mettre à exécution, avait peu à peu perdu tous ses dangers, il courut au
carrosse.

– Oui, monsieur, dit-il, vous aviez raison, il est inutile
d’attendre plus longtemps. Venez, venez…

Mais il fallut qu’il renouvelât cet avertissement ; à
la seconde fois seulement, Balsamo se débarrassa de son manteau,dans lequel il
était enveloppé, ferma sa houppelande sombre à boutons d’acier bruni, et sortit
du carrosse.

Philippe prit un sentier qui le conduisit à la grille du
parc, avec toute l’économie des diagonales.

– Marchons vite, dit-il à Balsamo.

Et son pas devint en effet si rapide, que Balsamo eut peine
à le suivre.

La grille s’ouvrit, Philippe donna son explication au
suisse, les deux hommes passèrent.

Lorsque la grille fut refermée sur eux, Philippe s’arrêta
encore une fois.

– Monsieur, lui dit-il, un dernier mot… Nous voici au
terme ; je ne sais quelle question vous allez poser à ma sœur ;
épargnez-lui au moins le détail de l’horrible scène qui a pu se passer durant
son sommeil. Épargnez la pureté de l’âme, puisque c’en est fait de la virginité
du corps.

– Monsieur, répondit Balsamo, écoutez bien ceci : je ne
suis jamais entré dans le parc plus loin que ces futaies que vous voyez là-bas,
en face des bâtiments où loge votre sœur. Je n’ai, par conséquent jamais
pénétré dans la chambre de mademoiselle de Taverney, comme j’ai déjà eu
l’honneur de vous le dire. Quant à la scène dont vous redoutez l’effet sur
l’esprit de mademoiselle votre sœur, cet effet ne se produira que pour vous, et
sur une personne endormie, attendu que, dès à présent, dès ce pas que je fais,
je vais ordonner à mademoiselle votre sœur de tomber dans le sommeil magnétique.

Balsamo fit une halte, croisa ses bras, se tourna vers le
pavillon qu’habitait Andrée, et demeura un instant immobile, les sourcils
froncés et avec l’expression de la volonté toute-puissante étendue sur sa
physionomie.

– Et tenez, dit-il en laissant retomber ses bras,
mademoiselle Andrée doit être endormie à cette heure.

La physionomie de Philippe exprima le doute.

– Ah ! vous ne me croyez pas ? reprit Balsamo. Eh
bien ! attendez. Pour bien vous prouver que je n’ai pas eu besoin d’entrer
chez elle, je vais lui commander, tout endormie qu’elle est, devenir nous
trouver au bas des degrés, à l’endroit même où je lui parlai lors de notre
derrière entrevue.

– Soit, dit Philippe ; quand je verrai cela, je
croirai.

– Approchons-nous jusque dans cette allée, et attendons
derrière la charmille.

Philippe et Balsamo allèrent prendre la place désignée.

Balsamo étendit la main vers l’appartement d’Andrée.

Mais il était à peine dans cette attitude qu’un léger bruit
se fit entendre dans la charmille voisine.

– Un homme ! dit Balsamo. Prenons garde.

– Où cela ? demanda Philippe en cherchant des yeux
celui que lui signalait le comte.

– Là, dans le taillis à gauche, dit celui-ci.

– Ah ! oui, dit Philippe, c’est Gilbert, un ancien
serviteur à nous.

– Avez-vous quelque chose à craindre de ce jeune
homme ?

– Non, je ne crois pas ; mais n’importe, arrêtez,
monsieur : si Gilbert est levé, d’autres peuvent être levés comme lui.

Pendant ce temps, Gilbert s’éloignait épouvanté ; car,
en apercevant ensemble Philippe et Balsamo, il comprenait instinctivement qu’il
était perdu.

– Eh bien, monsieur, demanda Balsamo, à quoi vous
décidez-vous ?

– Monsieur, dit Philippe éprouvant malgré lui l’espèce de
charme magnétique que cet homme répandait autour de lui, monsieur,si réellement
votre pouvoir est assez grand pour amener mademoiselle de Taverney jusqu’à
nous, manifestez ce pouvoir par un signe quelconque, mais n’amenez pas ma sœur
à un endroit découvert comme celui-ci, où le premier venu puisse entendre vos
questions et ses réponses.

– Il était temps, dit Balsamo, saisissant le bras du jeune
homme et lui montrant, à la fenêtre du corridor des communs,Andrée, blanche et
sévère, qui sortait de sa chambre, et, obéissant à l’ordre de Balsamo,
s’apprêtait à descendre l’escalier.

– Arrêtez-la, arrêtez-la, dit Philippe éperdu et stupéfait à
la fois.

– Soit, dit Balsamo.

Le comte étendit le bras dans la direction de mademoiselle
de Taverney, qui s’arrêta aussitôt.

Puis, comme la statue qui marche au festin de pierre, après
une halte d’un instant, elle fit volte-face et rentra dans sa chambre.

Philippe se précipita derrière elle ; Balsamo le
suivit.

Philippe entra presque en même temps qu’Andrée dans la
chambre ; et, saisissant la jeune fille dans ses bras, il la fit asseoir.

Quelques instants après Philippe, Balsamo entra et ferma la
porte derrière lui.

Mais, si rapide qu’eût été l’intervalle qui séparait ces
entrées, un troisième personnage avait eu le temps de se glisse rentre les deux
hommes et de pénétrer dans le cabinet de Nicole, où il s’était caché,
comprenant que sa vie allait dépendre de cet entretien.

Ce troisième personnage, c’était Gilbert.

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