Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 33Dernière audience

En novembre, c’est-à-dire plusieurs mois après les
événements que nous avons racontés, Philippe de Taverney sortit de grand matin
pour la saison, c’est-à-dire au petit jour, de la maison qu’il habitait avec sa
sœur. Déjà s’étaient éveillées, sous les lanternes encore allumées,toutes les
petites industries parisiennes : les petits gâteaux fumants que le pauvre
marchand de la campagne dévore comme un régal à l’air vif du matin,les hottes
chargées de légumes, les charrettes pleines de poissons et d’huîtres qui
courent à la halle, et, dans ce mouvement de la foule laborieuse,une sorte de
réserve imposée aux travailleurs par le respect du sommeil des riches.

Philippe se hâta de traverser le quartier populeux et
embarrassé qu’il habitait pour gagner les Champs-Élysées,absolument déserts.

Les feuilles tournoyaient rouillées à la cime des
arbres ; la plus grande partie jonchait déjà les allées battues du Cours
la Reine, et les jeux de boule, abandonnés à cette heure, étaient cachés sous
un épais tapis de ces feuilles frissonnantes.

Le jeune homme était vêtu, comme les bourgeois les plus
aisés de Paris, d’un habit à larges basques, d’une culotte et de bas de
soie ; il portait l’épée ; sa coiffure, très soignée,annonçait qu’il
avait dû se livrer bien longtemps avant le jour aux mains du perruquier,
ressource suprême de toute la beauté de cette époque.

Aussi, quand Philippe s’aperçut que le vent du matin
commençait à déranger sa coiffure et à disperser la poudre,promena-t-il un
regard plein de déplaisir sur l’avenue des Champs-Élysées, pourvoir si
quelqu’une des voitures de louage affectées au service de cette route ne se
serait pas déjà mise en chemin.

Il n’attendit pas longtemps : un carrosse usé, fané,
brisé, tiré par une maigre jument isabelle, commençait à cahoter la
route ; son cocher, à l’œil vigilant et morne, cherchait au loin un
voyageur dans les arbres, comme Énée un de ses vaisseaux dans les vagues de la
mer Tyrrhénienne.

En apercevant Philippe, l’automédon fit sentir plus
énergiquement le fouet à sa jument ; si bien que le carrosse rejoignit le
voyageur.

– Arrangez-vous de façon, dit Philippe, qu’à neuf heures
précises je sois à Versailles, et vous aurez un demi-écu.

À neuf heures, en effet, Philippe avait de la dauphine une
de ces audiences matinales comme elle commençait à en donner.Vigilante et
s’affranchissant de toute loi d’étiquette, la princesse avait l’habitude de
visiter le matin les travaux qu’elle faisait exécuter dans Trianon ; et,
trouvant sur son passage les solliciteurs à qui elle avait accordé un
entretien, elle terminait rapidement avec eux, avec une présence d’esprit et
une affabilité qui n’excluaient point la dignité, parfois même la hauteur,
quand elle s’apercevait qu’on se méprenait à ses délicatesses.

Philippe avait d’abord résolu de faire la route à pied, car
il en était réduit aux plus dures économies ; mais le sentiment de
l’amour-propre, ou peut-être seulement celui d’un respect que tout militaire ne
perd jamais pour sa tenue vis-à-vis du supérieur, avait forcé le jeune homme à
dépenser une journée d’économies pour se rendre en habit décent à Versailles.

Philippe comptait bien revenir à pied. Sur le même degré de
l’échelle, partis de deux points opposés, le patricien Philippe et le plébéien
Gilbert s’étaient, comme on voit, rencontrés.

Philippe revit, avec le cœur serré, tout ce Versailles
encore magique, où tant de rêves dorés et roses l’avaient enchanté de leurs
promesses. Il revit avec le cœur brisé Trianon, souvenir de malheur et de
honte ; à neuf heures précises, il longeait, muni de sa lettre d’audience,
le petit parterre aux abords du pavillon.

Il aperçut, à une distance de cent pas environ, la princesse
causant avec son architecte, enveloppée de fourrures de martre,bien qu’il ne
fît pas un temps froid ; la jeune dauphine, avec un petit chapeau comme
les dames de Watteau, se détachait sur les haies d’arbres verts.Quelquefois le
son de sa voix argentine et vibrante arrivait jusqu’à Philippe, et remuait en
lui des sentiments qui, d’ordinaire, effacent tout ce qui est chagrin dans un
cœur blessé.

Plusieurs personnes, favorisées d’audiences comme Philippe,
se présentèrent les unes après les autres à la porte du pavillon,dans
l’antichambre duquel un huissier les venait chercher à tour de rôle. Placées
sur le passage de la princesse chaque fois qu’elle revenait en sens inverse,
avec Mique, ces personnes recevaient un mot de Marie-Antoinette, ou même la
faveur spéciale d’un échange de quelques paroles dites en particulier.

Puis la princesse attendait qu’une autre visite se
présentât.

Philippe demeurait le dernier. Il avait vu déjà les yeux de
la dauphine se tourner vers lui, comme si elle eût cherché à le
reconnaître ; alors il rougissait et tâchait de prendre, à sa place,
l’attitude la plus modeste et la plus patiente.

L’huissier vint enfin lui demander s’il ne se présentait pas
aussi, attendu que madame la dauphine n’allait pas tarder à rentrer, et que,
une fois rentrée, elle ne recevait plus personne.

Philippe s’avança donc. La dauphine ne le perdit pas du
regard pendant tout le temps qu’il mit à franchir cette distance de cent pas,
et lui choisit le moment le plus favorable pour bien placer son salut
respectueux.

La dauphine, se tournant vers l’huissier :

– Le nom de cette personne qui salue ? dit-elle.

L’huissier lut sur le billet d’audience :

– M. Philippe de Taverney, madame, répliqua-t-il.

– C’est vrai…, dit la princesse.

Et elle attacha sur le jeune homme un plus long, un plus
curieux regard.

Philippe attendait à demi courbé.

– Bonjour, monsieur de Taverney, dit Marie-Antoinette.
Comment se porte mademoiselle Andrée ?

– Assez mal, madame, répliqua le jeune homme ; mais ma
sœur sera bien heureuse de ce témoignage d’intérêt que daigne lui donner Votre
Altesse royale.

La dauphine ne répondit pas ; elle avait lu bien des
souffrances sur les traits amaigris et pâles de Philippe ;elle
reconnaissait bien difficilement sous l’habit modeste du citadin ce bel
officier qui, le premier, lui avait servi de guide sur la terre de France.

– Monsieur Mique, dit-elle en se rapprochant de l’architecte,
nous sommes donc convenus de l’ornement de la salle de danse ;la
plantation du bois voisin est déjà décidée. Pardonnez-moi de vous avoir tenu au
froid si longtemps.

C’était le congé. Mique salua et partit.

La dauphine salua aussitôt toutes les personnes qui
attendaient à quelque distance, et ces personnes se retirèrent immédiatement.
Philippe crut que ce salut l’ allait atteindre comme les autres, et déjà son
cœur souffrait, lorsque la princesse, passant devant lui :

– Vous disiez donc, monsieur, continua-t-elle, que votre
sœur est malade ?

– Sinon malade, madame, se hâta de répondre Philippe, du
moins languissante.

– Languissante ! s’écria la dauphine avec
intérêt ; une si belle santé !

Philippe s’inclina. La jeune princesse lui lança encore un
de ces regards investigateurs que, chez un homme de sa race, on eût appelé un
regard de l’aigle. Puis, après une pause :

– Permettez que je marche un peu, dit-elle, le vent est
froid.

Elle fit quelques pas ; Philippe était resté en place.

– Quoi ! vous ne me suivez pas ? dit
Marie-Antoinette en se retournant.

Philippe, en deux bonds, fut près d’elle.

– Pourquoi donc ne m’avez-vous pas prévenue plus tôt de cet
état de mademoiselle Andrée, à qui je m’intéresse ?

– Hélas ! dit Philippe, Votre Altesse vient de dire le mot…
Votre Altesse s’intéressait à ma sœur… mais, maintenant…

– Je m’intéresse encore, sans doute, monsieur… Cependant, il
me semble que mademoiselle de Taverney a quitté mon service bien prématurément.

– La nécessité, madame ! dit tout bas Philippe.

– Quoi ! ce mot est affreux : la nécessité !…
Expliquez-moi ce mot, monsieur.

Philippe ne répondit pas.

– Le docteur Louis, continua la dauphine, m’a raconté que
l’air de Versailles était funeste à la santé de mademoiselle de Taverney ;
que cette santé se rétablirait dans le séjour de la maison paternelle… Voilà
tout ce qu’on m’a dit ; or, votre sœur m’a rendu une seule visite avant
son départ. Elle était pâle, elle était triste ; je dois dire qu’elle me
témoigna beaucoup de dévouement dans cette dernière entrevue, car elle pleura
des larmes abondantes !

– Des larmes sincères, madame, dit Philippe, dont le cœur
battait violemment, des larmes qui ne sont pas taries.

– J’ai cru voir, poursuivit la princesse, que monsieur votre
père avait forcé sa fille à venir à la cour, et que, sans doute,cette enfant
regrettait votre pays, quelque affection…

– Madame, se hâta de dire Philippe, ma sœur ne regrette que
Votre Altesse.

– Et elle souffre… Maladie étrange, que l’air du pays devait
guérir, et que l’air du pays aggrave.

– Je n’abuserai pas Votre Altesse plus longtemps, dit
Philippe ; la maladie de ma sœur est un profond chagrin qui l’a conduite à
un état voisin du désespoir. Mademoiselle de Taverney n’aime cependant au monde
que Votre Altesse et moi, mais elle commence à préférer Dieu à toutes les
affections, et l’audience que j’ai eu l’honneur de solliciter,madame, a pour
but de vous demander votre protection relativement à ce désir de ma sœur.

La dauphine leva la tête.

– Elle veut entrer en religion, n’est-ce pas ?

– Oui, madame.

– Et vous souffrirez cela, vous qui aimez cette
enfant ?

– Je crois juger sainement sa position, madame, et ce
conseil est venu de moi. Cependant, j’aime assez ma sœur pour que ce conseil ne
soit pas suspect, et le monde ne l’attribuera point à mon avarice.Je n’ai rien
à gagner à la claustration d’Andrée : nous ne possédons rien ni l’un ni
l’autre.

La dauphine s’arrêta, et, jetant à la dérobée un nouveau
regard sur Philippe :

– Voilà ce que je disais tout à l’heure quand vous n’avez
pas voulu me comprendre, monsieur ; vous n’êtes pas riche ?

– Votre Altesse…

– Pas de fausse honte, monsieur ; il s’agit du bonheur
de cette pauvre fille… Répondez-moi sincèrement, comme un honnête homme… que
vous êtes, j’en suis certaine.

L’œil brillant et loyal de Philippe rencontra celui de la
princesse et ne se baissa point.

– Je répondrai, madame, dit-il.

– Eh bien, est-ce par nécessité que votre sœur veut quitter
le monde ? Qu’elle parle ! Bon Dieu ! les princes sont
malheureux ! Dieu leur a donné un cœur pour plaindre les infortunes, mais
il leur a refusé cette clairvoyance suprême qui devine le malheur sous les
voiles de la discrétion. Répondez donc franchement : est-ce cela ?

– Non, madame, dit Philippe avec fermeté ; non, ce
n’est pas cela ; pourtant, ma sœur désire entrer au couvent de
Saint-Denis, et nous ne possédons que le tiers de la dot.

– La dot est de soixante mille livres ! s’écria la
princesse ; vous n’avez donc que vingt mille livres ?

– À peine, madame ; mais nous savons que Votre Altesse
peut d’un mot, et sans bourse délier, faire admettre une pensionnaire.

– Certes, je le puis.

– Voilà donc l’unique faveur que j’oserai solliciter de
Votre Altesse, si déjà elle n’a promis son intercession à quelqu’un auprès de
Madame Louise de France.

– Colonel, vous me surprenez étrangement dit
Marie-Antoinette ; quoi ! si près de moi, j’ai tant de noble
misère ! Eh ! colonel, c’est mal de m’avoir ainsi trompée.

– Je ne suis pas colonel, madame, répliqua doucement
Philippe, je ne suis rien qu’un dévoué serviteur de Votre Altesse.

– Pas colonel, dites-vous ? Et depuis quand ?

– Je ne l’ai jamais été, madame.

– Le roi a promis en ma présence un régiment…

– Dont le brevet n’a jamais été expédié.

– Mais vous aviez un grade…

– Que j’ai abandonné, madame, étant tombé dans la disgrâce
du roi.

– Pourquoi ?

– Je l’ignore.

– Oh ! fit la dauphine avec une profonde
tristesse ; oh ! la cour !

Alors Philippe sourit avec mélancolie.

– Vous êtes un ange du ciel, madame, dit-il, et je regrette bien
de ne pas servir la maison de France, afin d’avoir l’occasion de mourir pour
vous.

Un éclair si vif et si ardent passa dans les yeux de la
dauphine, que Philippe cacha son visage dans ses deux mains. La princesse
n’essaya pas même de le consoler ou de l’arracher à la pensée qui le dominait
en ce moment.

Muette et respirant avec effort, elle effeuillait quelques
roses du Bengale arrachées à leur tige par sa main nerveuse et inquiète.

Philippe revint à lui.

– Veuillez me pardonner, dit-il, madame.

Marie-Antoinette ne répondit pas à ces paroles.

– Votre sœur entrera dès demain, si elle veut, à
Saint-Denis, dit-elle avec la vivacité de la fièvre, et vous, dans un mois,
vous serez à la tête d’un régiment ; je le veux !

– Madame, répliqua Philippe, voulez-vous avoir encore cette
bonté de m’entendre en mes dernières explications ? Ma sœur accepte le
bienfait de Votre Altesse royale ; moi, je dois le refuser.

– Vous refusez ?

– Oui, madame ; j’ai reçu un affront de la cour… Les
ennemis qui me l’ont fait infliger trouveraient moyen de me frapper plus fort,
me voyant plus élevé.

– Quoi ! même avec ma protection ?

– Surtout avec votre gracieuse protection, madame, dit
Philippe résolument.

– C’est vrai ! murmura la princesse en pâlissant.

– Et puis, madame, non… j’oubliais, j’oubliais en vous
parlant, qu’il n’y a plus de bonheur sur la terre… j’oubliais que,rentré dans
l’ombre, je n’en dois plus sortir ; dans l’ombre un homme de cœur prie et
se souvient !

Philippe prononça ces mots avec un accent qui fit
tressaillir la princesse.

– Un jour viendra, dit-elle, où j’aurai le droit de dire ce
que je ne puis que penser en ce moment. Monsieur, votre sœur peut,dès qu’il
lui plaira, entrer à Saint-Denis.

– Merci, madame, merci.

– Quant à vous… je veux que vous m’adressiez une demande.

– Mais, madame…

– Je le veux !

Philippe vit s’abaisser vers lui la main gantée de la
princesse ; cette main demeurait suspendue comme dans l’attente ;
peut-être n’exprimait-elle que la volonté.

Le jeune homme s’agenouilla, prit cette main, et lentement,
avec un cœur gonflé, palpitant, y posa ses lèvres.

– Cette demande ! voyons, dit la dauphine si émue,
qu’elle ne retira pas sa main.

Philippe courba la tête. Un flot d’amères pensées
l’engloutit comme le naufragé dans une tempête… Il demeura quelques secondes
muet et immobile ; puis, se relevant décoloré et les yeux éteints :

– Un passeport pour quitter la France, dit-il, le jour où ma
sœur entrera dans le couvent de Saint-Denis.

La dauphine se recula comme épouvantée ; puis, voyant
toute cette douleur que sans doute elle comprit, que peut-être elle partageait,
elle ne trouva rien à répondre que ces mots à peine intelligibles :

– C’est bien.

Et elle disparut dans une allée de cyprès, les seuls qui
eussent conservé intactes leurs feuilles éternelles, parure des tombeaux.

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