Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 18Le frère et la sœur

Philippe trouva sa sœur couchée sur le petit sofa dont nous
avons déjà eu occasion de parler.

En entrant dans l’antichambre, le jeune homme remarqua
qu’Andrée avait soigneusement écarté toutes les fleurs, elle qui les aimait
tant ; car, depuis son malaise, le parfum des fleurs lui causait des
douleurs insupportables, et elle rapportait à cette irritation des fibres
cérébrales toutes les indispositions qui s’étaient succédé depuis quinze jours.

Au moment où Philippe entra, Andrée rêvait ; son beau
front chargé d’un nuage penchait lourdement, et ses yeux vacillaient dans leurs
orbites douloureuses. Elle avait les mains pendantes et, quoique dans cette
situation le sang eût dû y descendre, ses mains étaient blanches comme celles
d’une statue de cire.

Son immobilité était telle, qu’elle ne vivait point en
apparence, et que, pour bien se convaincre qu’elle n’était pas morte, il
fallait l’entendre respirer.

Philippe avait toujours été d’un pas plus rapide depuis le
moment où Gilbert lui avait dit que sa sœur était malade, de sorte qu’il était
arrivé tout haletant au bas de l’escalier ; mais, là, il avait fait une
halte, la raison était revenue, et il avait monté les degrés d’un pas plus
calme, en sorte qu’au seuil de la chambre, il ne faisait plus que poser le pied
sans bruit et sans mouvement comme s’il eût été un sylphe.

Il voulait se rendre compte par lui-même, avec cette
sollicitude particulière aux gens qui aiment, de la maladie parles
symptômes ; il savait Andrée si tendre et si bonne que,aussitôt après
l’avoir vu et entendu, elle composerait son geste et son maintien pour ne pas
l’alarmer.

Il entra donc en poussant si doucement la porte vitrée,
qu’Andrée ne l’entendit pas, de sorte qu’il fut au milieu de la chambre avant
qu’elle se doutât de rien.

Philippe eut donc le temps de la regarder, de voir cette
pâleur, cette immobilité, cette atonie ; il surprit l’expression étrange
de ces yeux qui s’abîmaient dans le vide et, plus alarmé qu’il ne croyait
lui-même pouvoir l’être, il prit tout de suite cette idée que le moral entrait
pour une notable part dans les souffrances de sa sœur.

À cet aspect qui faisait courir un frisson dans son cœur,
Philippe ne put retenir un mouvement d’effroi.

Andrée leva les yeux et, poussant un grand cri, elle se
dressa comme une morte qui ressuscite ; et, toute haletante à son tour,
elle courut se pendre au cou de son frère.

– Vous, vous, Philippe ! dit-elle.

Et la force l’abandonna avant qu’elle pût en dire davantage.

D’ailleurs, que pouvait-elle dire autre chose, puisqu’elle
ne pensait que cela ?

– Oui, oui, moi, répondit Philippe en l’embrassant et en la soutenant,
car il la sentait fléchir entre ses bras, moi qui reviens et qui vous trouve
malade ! Ah ! pauvre sœur, qu’as-tu donc ?

Andrée se mit à rire d’un rire nerveux qui fit mal à
Philippe, bien loin de le rassurer, comme la malade l’aurait voulu.

– Ce que j’ai, demandez-vous ? ai-je donc l’air malade,
Philippe ?

– Oh ! oui, Andrée, vous êtes toute pâle et toute
tremblante.

– Mais où donc avez-vous vu cela, mon frère ? Je ne
suis pas même indisposée ; qui donc vous a si mal renseigné,mon
Dieu ? Qui donc a eu la sottise de vous alarmer ? Mais,en vérité, je
ne sais ce que vous voulez dire et je me porte à merveille, sauf quelques
légers éblouissements qui passeront comme ils sont venus.

– Oh ! mais vous êtes si pâle, Andrée…

– Ai-je donc ordinairement beaucoup de couleurs ?

– Non ; mais vous vivez au moins, tandis
qu’aujourd’hui…

– Ce n’est rien.

– Tenez, tenez, vos mains, qui étaient brûlantes tout à
l’heure, sont froides maintenant comme la glace.

– C’est tout simple, Philippe, quand je vous ai vu entrer…

– Eh bien ?…

– J’ai éprouvé une vive sensation de joie, et le sang s’est
porté au cœur, voilà tout.

– Mais vous chancelez, Andrée, vous vous retenez après moi.

– Non, je vous embrasse, voilà tout ; ne voulez-vous
point que je vous embrasse, Philippe ?

– Oh ! chère Andrée !

Et il serra la jeune fille sur son cœur.

Au même instant, Andrée sentit ses forces l’abandonner de
nouveau ; vainement elle essaya de se retenir au cou de son frère, sa main
glissa raide et presque morte, et elle retomba sur le sofa, plus blanche que
les rideaux de mousseline sur lesquels se profilait sa charmante figure.

– Voyez-vous, voyez-vous que vous me trompiez ! cria
Philippe. Ah ! chère sœur, vous souffrez, vous vous trouvez mal.

– Le flacon ! le flacon ! murmura Andrée en contraignant
l’expression de son visage à un sourire qui l’accompagnait jusque dans la mort.

Et son œil défaillant, et sa main soulevée avec peine,
indiquaient à Philippe un flacon placé sur le petit chiffonnier près de la
fenêtre.

Philippe se précipita vers le meuble, les yeux toujours
fixés vers sa sœur, qu’il quittait à regret.

Puis, ouvrant la fenêtre, il revint placer le flacon sous
les narines crispées de la jeune fille.

– Là, là, fit-elle en respirant à longs traits l’air et la
vie, vous voyez que me voilà ressuscitée ; allons, me croyez-vous bien
malade ? Parlez.

Mais Philippe ne songeait pas même à répondre ; il
regardait sa sœur.

Andrée se remit peu à peu, se redressa sur le sofa, prit
entre ses mains moites la main tremblante de Philippe, et son regard
s’adoucissant, le sang remontant à ses joues, elle parut plus belle qu’elle
n’avait jamais été.

– Ah ! mon Dieu ! dit-elle, vous le voyez bien,
Philippe, c’est fini, et je gage que, sans la surprise que vous m’avez faite à
si bonne intention, les spasmes n’eussent point reparu, et que j’étais
guérie ; mais arriver ainsi devant moi, vous comprenez,Philippe, devant
moi qui vous aime tant… vous, vous qui êtes le mobile, l’événement de ma vie,
mais ce serait vouloir me tuer, même si je me portais bien.

– Oui, tout cela est très gracieux et très charmant,
Andrée ; en attendant, dites-moi, je vous prie, à quoi vous attribuez ce
malaise ?

– Que sais-je, ami ? au retour du printemps, à la
saison des fleurs ; vous savez comme je suis nerveuse ;hier déjà,
l’odeur des lilas perses du parterre m’a suffoquée ; vous savez combien
ces plumets magnifiques, qui se balancent aux premières brises de l’année,
dégagent de senteurs enivrantes ; eh bien, hier… Oh ! mon Dieu !
tenez, Philippe, je n’y veux plus penser, car je crois que le mal me
reprendrait.

– Oui, vous avez raison, et peut-être est-ce cela. c’est
fort dangereux, les fleurs ; vous rappelez-vous qu’étant enfant, je
m’avisai, à Taverney, d’entourer mon lit d’une bordure de lilas coupés dans la
haie ? C’était joli comme un reposoir, disions-nous tous deux ; mais,
le lendemain, je ne me réveillai pas, vous le savez ; le lendemain, tout
le monde me crut mort, excepté vous, qui ne voulûtes jamais comprendre que je
vous eusse quittée ainsi sans vous dire adieu, et ce fut vous seule, pauvre
Andrée – vous aviez six ans à peine à cette époque –, et ce fut vous seule qui
me fîtes revenir à force de baisers et de larmes.

– Et d’air, Philippe, car c’est de l’air qu’il faut en
pareille occurrence ; l’air semble toujours me manquer, à moi.

– Ah ! ma sœur, ma sœur, vous ne vous êtes plus
souvenue de cela, vous aurez fait apporter des fleurs dans votre chambre.

– Non, Philippe, non, en vérité, il y a plus de quinze jours
qu’il n’y est entré une pâquerette ! Chose étrange ! moi qui aimais
tant les fleurs, je les ai prises en exécration. Mais laissons là les fleurs.
Donc, j’ai eu la migraine ; mademoiselle de Taverney a eu la migraine,
cher Philippe, et comme c’est une heureuse personne que cette demoiselle de
Taverney !… car, pour cette migraine, qui a amené un évanouissement, elle
a intéressé à son sort la cour et la ville.

– Comment cela ?

– Sans doute : madame la dauphine a eu la bonté de me
venir voir… Oh ! Philippe, quelle charmante protectrice,quelle délicate
amie que madame la dauphine ; elle m’a soignée, dorlotée,amené son
premier médecin, et, quand ce grave personnage, dont les arrêts sont
infaillibles, m’a eu palpé le pouls, et regardé les yeux et la langue,
savez-vous le dernier bonheur que j’ai eu ?

– Non.

– Eh bien, il s’est trouvé purement et simplement que je
n’étais pas malade le moins du monde, que le docteur Louis n’a pas trouvé une
seule potion à m’ordonner, une seule pilule à me prescrire, lui qui abat chaque
jour des bras et des jambes à faire frémir, à ce qu’on dit ;donc,
Philippe, vous le voyez, je me porte à merveille. Maintenant,dites-moi qui
vous a effrayé ?

– C’est ce petit niais de Gilbert, pardieu !

– Gilbert ? dit Andrée avec un mouvement visible
d’impatience.

– Oui, il m’a dit que vous étiez fort malade.

– Et vous avez cru ce petit idiot, ce fainéant qui n’est bon
qu’à faire le mal ou à le dire ?

– Andrée, Andrée !

– Eh bien ?

– Vous pâlissez encore.

– Non, mais c’est que ce Gilbert m’agace ; ce n’est pas
assez de le rencontrer sur mon chemin, il faut que j’entende encore parler de
lui quand il n’est pas là.

– Allons, vous allez encore vous évanouir.

– Oh ! oui, oui, mon Dieu !… Mais c’est qu’aussi…

Et les lèvres d’Andrée blêmirent et sa voix s’arrêta.

– Voilà qui est étrange ! murmura Philippe.

Andrée fit un effort.

– Non, ce n’est rien, dit-elle ; ne faites point
attention à toutes ces bluettes et à toutes ces vapeurs ; me voilà sur mes
pieds, Philippe ; tenez, si vous m’en croyez, nous irons faire un tour
ensemble et, dans dix minutes, je serai guérie.

– Je crois que vous vous abusez sur vos propres forces,
Andrée.

– Non ; Philippe revenu serait la santé au cas où je
serais mourante ; voulez-vous que nous sortions,Philippe ?

– Tout à l’heure, chère Andrée, dit Philippe en arrêtant
doucement sa sœur ; vous ne m’avez pas encore rassuré complètement,
laissez-vous remettre.

– Soit.

Andrée se laissa retomber sur le sofa, entraînant auprès
d’elle Philippe, qu’elle tenait par la main.

– Et pourquoi, continua-t-elle, vous voit-on ainsi tout à coup
sans nouvelles de vous ?

– Mais, répondez-moi, chère Andrée, pourquoi vous-même
avez-vous cessé de m’écrire ?

– Oui, c’est vrai ; mais depuis quelques jours
seulement.

– Depuis près de quinze jours, Andrée.

Andrée baissa la tête.

– Négligente ! dit Philippe avec un doux reproche.

– Non, mais souffrante, Philippe. Tenez, vous avez raison,
mon malaise remonte au jour où vous avez cessé de recevoir des nouvelles de
moi : depuis ce jour, les choses les plus chères m’ont été une fatigue, un
dégoût.

– Enfin, je suis fort content, au milieu de tout cela, du
mot que vous avez dit tout à l’heure.

– Quel mot ai-je dit ?

– Vous avez dit que vous étiez bien heureuse ; tant
mieux, car, si l’on vous aime ici et si l’on y pense bien à vous,il n’en est
pas de même pour moi.

– Pour vous ?

– Oui, pour moi, qui étais complètement oublié là-bas, même
par ma sœur.

– Oh ! Philippe !

– Croiriez-vous, ma chère Andrée, que, depuis mon départ,
que l’on m’avait dit si pressé, je n’ai eu aucune nouvelle de ce prétendu
régiment dont on m’envoyait prendre possession, et que le roi m’avait fait
promettre par M. de Richelieu, par mon père même ?

– Oh ! cela ne m’étonne pas, dit Andrée.

– Comment, cela ne vous étonne pas ?

– Non. Si vous saviez, Philippe. M. de Richelieu et mon père
sont tout bouleversés, ils semblent deux corps sans âme. Je ne comprends rien à
la vie de tous ces gens-là. Le matin, mon père s’en va courir après son vieil
ami, comme il l’appelle ; il le pousse à Versailles, chez le roi ;
puis il revient l’attendre ici, où il passe son temps à me faire des questions
que je ne comprends pas. La journée s’écoule ; pas de nouvelles. Alors M.
de Taverney entre dans ses grandes colères. Le duc le fait aller,dit-il, le
duc trahit. Qui le duc trahit-il ? Je vous le demande ;car, moi, je
n’en sais rien, et je vous avoue que je tiens peu à le savoir. M.de Taverney
vit ainsi comme un damné dans le purgatoire, attendant toujours quelque chose
qu’on n’apporte pas, quelqu’un qui ne vient jamais.

– Mais le roi, Andrée, le roi ?

– Comment, le roi ?

– Oui, le roi, si bien disposé pour nous.

Andrée regarda timidement autour d’elle.

– Quoi ?

– Écoutez ! le roi – parlons bas – je crois le roi très
capricieux, Philippe. Sa Majesté m’avait d’abord, comme vous savez,témoigné
beaucoup d’intérêt, comme à vous, comme à notre père, comme à la famille ;
mais tout à coup cet intérêt s’est refroidi sans que je puisse deviner ni
pourquoi ni comment. Le fait est que Sa Majesté ne me regarde plus,me tourne
le dos même, et qu’hier encore, quand je me suis évanouie dans le parterre…

– Ah ! voyez-vous, Gilbert avait raison ; vous
vous êtes donc évanouie, Andrée ?

– Ce misérable petit M. Gilbert avait, en vérité, bien
besoin de vous dire cela, de le dire à tout le monde,peut-être ! Que lui
importe, que je m’évanouisse, oui ou non ? Je sais bien, cher Philippe,
ajouta Andrée en riant, qu’il n’est pas convenable de s’évanouir dans une
maison royale ; mais, enfin, on ne s’évanouit pas par plaisir et je ne
l’ai point fait exprès.

– Mais qui vous en blâme, chère sœur ?

– Eh ! mais, le roi.

– Le roi ?

– Oui ; Sa Majesté débouchait du grand Trianon par le
verger, juste au moment fatal. J’étais toute sotte et toute stupide étendue sur
un banc, dans les bras de ce bon M. de Jussieu, qui me secourait de son mieux,
lorsque le roi m’a aperçue. Vous le savez, Philippe,l’évanouissement n’ôte
point toute perception, toute conscience de ce qui se passe autour de nous. Eh
bien, lorsque le roi m’a aperçue, si insensible que je fusse en apparence, j’ai
cru remarquer un froncement de sourcils, un regard de colère et quelques
paroles fort désobligeantes que le roi grommelait entre ses dents ; puis
Sa Majesté s’est sauvée, fort scandalisée, je suppose, que je me sois permis de
me trouver mal dans ses jardins. En vérité, cher Philippe, ce n’était cependant
point ma faute.

– Pauvre chère, dit Philippe en serrant affectueusement les
mains de la jeune fille, je le crois bien que ce n’était point ta faute ;
ensuite, ensuite ?

– Voilà tout, mon ami ; et M. Gilbert aurait dû me faire
grâce de ses commentaires.

– Allons, voilà que tu écrases encore le pauvre enfant.

– Oh ! oui, prenez sa défense, un charmant sujet !

– Andrée, par grâce, ne sois pas si rude envers ce garçon,
tu le froisses, tu le rudoies, je t’ai vue à l’œuvre !…Oh ! mon
Dieu, mon Dieu, Andrée, qu’as-tu encore ?

Cette fois, Andrée était tombée à la renverse sur les
coussins du sofa, sans proférer une parole ; cette fois, le flacon ne put
la faire revenir ; il fallut attendre que l’éblouissement fût fini, que la
circulation fût rétablie.

– Décidément, murmura Philippe, vous souffrez, ma sœur, de
façon à effrayer des gens plus courageux que je ne le suis lorsqu’il s’agit de
vos souffrances ; vous direz tout ce qu’il vous plaira, mais cette
indisposition ne me paraît pas devoir être traitée avec la légèreté que vous
affectez.

– Mais enfin, Philippe, puisque le docteur a dit…

– Le docteur ne me persuade pas et ne me persuadera jamais.
Que ne lui ai-je parlé moi-même ! Où le voit-on, ce docteur ?

– Il vient tous les jours à Trianon.

– Mais à quelle heure, tous les jours ? Est-ce le
matin ?

– Le matin et le soir, quand il est de service.

– Est-il de service en ce moment ?

– Oui, mon ami ; et, à sept heures précises du soir,
car il est exact, il montera le perron qui conduit aux logements de madame la
dauphine.

– Bien, dit Philippe plus tranquille, j’attendrai chez vous.

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