Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 19Méprise

Philippe prolongea la conversation sans affectation, tout en
surveillant du coin de l’œil sa sœur, qui cherchait elle-même à reprendre assez
d’empire sur elle pour ne le plus inquiéter par de nouvelles défaillances.

Philippe parla beaucoup de ses mécomptes, de l’oubli du roi,
de l’inconstance de M. de Richelieu, et, lorsque l’on entendit sonner sept
heures, il sortit brusquement, s’inquiétant peu de laisser deviner à Andrée ce
qu’il voulait faire.

Il marcha droit au pavillon de la reine, et s’arrêta à une
distance assez grande pour ne pas être interpellé par les gens de service,
assez rapproché pour que personne ne pût passer sans que lui,Philippe,
reconnût la personne qui passait.

Il n’était pas là depuis cinq minutes, qu’il vit venir à lui
la figure roide et presque majestueuse du docteur qu’Andrée lui avait signalé.

Le jour baissait et, malgré la difficulté qu’il devait
éprouver à lire, le digne docteur feuilletait un traité récemment publié à
Cologne sur les causes et les résultats des paralysies de l’estomac. Peu à peu
l’obscurité se faisait autour de lui et le docteur devinait déjà plutôt qu’il
ne lisait, lorsqu’un corps ambulant et opaque acheva d’intercepter ce qui
restait de lumière aux yeux du savant praticien.

Il leva la tête, vit un homme devant lui et demanda :

– Qu’y a-t-il ?

– Pardonnez-moi, monsieur, dit Philippe ; est-ce bien à
M. le docteur Louis que j’ai l’honneur de parler ?

– Oui, monsieur, répliqua le docteur en fermant son livre.

– Alors, monsieur, un mot, s’il vous plaît, dit Philippe.

– Monsieur, excusez-moi ; mais mon service m’appelle
chez madame la dauphine. Il est l’heure de me rendre auprès d’elle,et je ne
puis me faire attendre.

– Monsieur – et Philippe fit un mouvement de prière pour
s’opposer au passage du docteur –  …monsieur, la personne pour laquelle je
sollicite vos soins est au service de madame la dauphine. Elle souffre
beaucoup, tandis que madame la dauphine n’est point malade,elle.

– De qui me parlez-vous d’abord ? demanda le docteur.

– D’une personne chez laquelle vous avez été introduit par
madame la dauphine elle-même.

– Ah ! ah ! serait-il question de mademoiselle
Andrée de Taverney, par hasard ?

– Justement, monsieur.

– Ah ! ah ! fit le docteur en levant vivement la
tête pour examiner le jeune homme.

– Alors, vous savez qu’elle est fort souffrante.

– Oui, des spasmes, n’est-ce pas ?

– Des défaillances continuelles, oui, monsieur. Aujourd’hui,
dans l’espace de quelques heures, elle s’est évanouie trois ou quatre fois dans
mes bras.

– Est-ce que la jeune dame est plus mal ?

– Hélas ! je ne sais ; mais vous comprenez,
docteur, quand on aime les gens…

– Vous aimez mademoiselle Andrée de Taverney ?

– Oh ! plus que ma vie, docteur !

Philippe prononça ces mots avec une telle exaltation d’amour
fraternel, que le docteur Louis se trompa à leur signification.

– Ah ! ah ! dit-il, c’est donc vous… ?

Le docteur s’arrêta hésitant.

– Que voulez-vous dire, monsieur ? demanda Philippe.

– C’est donc vous qui êtes… ?

– Qui suis, quoi, monsieur ?

– Eh ! parbleu ! qui êtes l’amant, fit le docteur
avec impatience.

Philippe fit deux pas en arrière, en portant la main à son
front et en devenant pâle comme la mort.

– Monsieur, dit-il, prenez garde ! vous insultez ma
sœur.

– Votre sœur ! Mademoiselle Andrée de Taverney est
votre sœur ?

– Oui, monsieur, et je croyais n’avoir rien dit qui pût
donner lieu, de votre part, à une si étrange méprise.

– Excusez-moi, monsieur, l’heure à laquelle vous m’abordez,
l’air de mystère avec lequel vous m’adressiez la parole… J’ai cru,j’ai supposé
qu’un intérêt plus tendre encore que l’intérêt fraternel…

– Oh ! monsieur, amant ou mari n’aimera ma sœur d’un
amour plus profond que je ne l’aime.

– Très bien ; en ce cas, je comprends que ma
supposition vous ait blessé, et je vous en présente mes excuses ;
voulez-vous permettre, monsieur ?…

Et le docteur fit un mouvement pour passer.

– Docteur, insista Philippe, je vous en supplie, ne me
quittez pas sans m’avoir rassuré sur l’état de ma sœur.

– Mais qui donc vous a inquiété sur cet état ?

– Eh ! mon Dieu, ce que j’ai vu.

– Vous avez vu des symptômes qui annoncent une
indisposition…

– Grave ! docteur.

– C’est selon.

– Écoutez, docteur, il y a dans tout ceci quelque chose
d’étrange ; on dirait que vous ne voulez pas, que vous n’osez pas me
répondre.

– Supposez plutôt, monsieur, que, dans mon impatience de me
rendre près de madame la dauphine, qui m’attend…

– Docteur, docteur, dit Philippe en passant sa main sur son
front ruisselant, vous m’avez pris pour l’amant de mademoiselle de
Taverney ?

– Oui ; mais vous m’avez détrompé.

– Vous pensez donc que mademoiselle de Taverney a un
amant ?

– Pardon, monsieur, mais je ne vous dois pas compte de mes
pensées.

– Docteur, ayez pitié de moi ; docteur, vous avez
laissé échapper une parole qui est restée dans mon cœur comme la lame brisée
d’un poignard ; docteur, n’essayez pas de me donner le change ; vous
êtes en vain un homme délicat et habile, docteur, quelle est cette maladie dont
vous deviez compte à un amant et que vous voulez cacher à un frère ?
Docteur, je vous en supplie, répondez-moi.

– Je vous demanderai, au contraire, de me dispenser de vous
répondre, monsieur ; car, à la façon dont vous m’interrogez,je vois que
vous ne vous possédez plus.

– Oh ! mon Dieu, vous ne comprenez donc pas, monsieur,
que chacun des mots que vous prononcez me pousse plus avant vers cet abîme que
je frémis d’entrevoir.

– Monsieur !

– Docteur ! s’écria Philippe avec une véhémence
nouvelle, c’est donc à dire que vous avez à m’annoncer un si terrible secret
que j’ai besoin pour l’entendre de tout mon sang-froid et de tout mon
courage ?

– Mais je ne sais dans quelle supposition vous vous égarez,
monsieur de Taverney ; je n’ai rien dit de tout cela.

– Oh ! vous faites cent fois plus que de me
dire !… vous me laissez croire des choses !… Oh ! ce n’est pas
de la charité, docteur ; vous voyez que je me ronge le cœur devant
vous ; vous voyez que je prie, que je supplie ; parlez,mais parlez
donc ! Tenez, je vous le jure, j’ai du sang-froid, du courage…Cette
maladie, ce déshonneur peut-être… Oh ! mon Dieu ! vous ne
m’interrompez pas, docteur, docteur !

– Monsieur de Taverney, je n’ai rien dit, ni à madame la dauphine,
ni à votre père, ni à vous ; ne me demandez rien de plus.

– Oui, oui… mais vous voyez que j’interprète votre
silence ; vous voyez que je suis votre pensée dans le chemin sombre et
fatal où elle s’enfonce ; arrêtez-moi au moins si je m’égare.

– Adieu, monsieur, répondit le docteur d’un ton pénétré.

– Oh ! vous ne me quitterez pas ainsi sans me dire oui
ou non. Un mot, un seul, c’est tout ce que je vous demande.

Le docteur s’arrêta.

– Monsieur, dit-il, tout à l’heure, et cela amena la méprise
fatale qui vous a blessé…

– Ne parlons plus de cela, monsieur.

–. Au contraire, parlons-en ; tout à l’heure, un peu
tard peut-être, vous me dites que mademoiselle de Taverney était votre sœur.
Mais, auparavant, avec une exaltation qui a causé mon erreur, vous m’aviez dit
que vous aimiez mademoiselle Andrée plus que votre vie.

– C’est vrai.

– Si votre amour pour elle est si grand, elle doit le payer
d’un semblable retour ?

– Oh ! monsieur, Andrée m’aime comme elle n’aime
personne au monde.

– Eh bien, alors, retournez près d’elle, interrogez-la,
monsieur ; interrogez-la dans cette voie où je suis forcé,moi, de vous
abandonner ; et, si elle vous aime comme vous l’aimez, eh bien, elle
répondra à vos questions. Il y a bien des choses que l’on dit à un ami que l’on
ne dit pas à un médecin ; alors peut-être consentira-t-elle à vous dire, à
vous, ce que je ne voudrais pas, pour un doigt de ma main, vous avoir laissé
entrevoir. Adieu, monsieur.

Et le docteur fit de nouveau un pas vers le pavillon.

– Oh ! non, non, c’est impossible ! s’écria
Philippe fou de douleur et entrecoupant chacune de ses paroles d’un
sanglot ; non, docteur, j’ai mal entendu ; non, vous ne pouvez
m’avoir dit cela !

Le docteur se dégagea doucement ; puis, avec une
douceur pleine de commisération :

– Faites ce que je viens de vous prescrire, monsieur de
Taverney, et, croyez-moi, c’est ce que vous avez de mieux à faire.

– Oh ! mais, songez-y donc, vous croire, c’est renoncer
à la religion de toute ma vie, c’est accuser un ange, c’est tenter Dieu,
docteur ; si vous exigez que je croie, prouvez au moins,prouvez.

– Adieu, monsieur.

– Docteur ! s’écria Philippe au désespoir.

– Prenez garde, si vous parlez avec cette véhémence, vous
allez faire connaître ce que je m’étais promis, moi, de taire à tout le monde,
et ce que j’eusse voulu cacher à vous-même.

– Oui, oui ; vous avez raison, docteur, dit Philippe
d’une voix si basse, que le souffle mourait en sortant de ses lèvres ;
mais enfin la science peut se tromper, et vous avouez que,vous-même, vous vous
êtes trompé quelquefois.

– Rarement, monsieur, répondit le docteur ; je suis un
homme d’études sévères, et ma bouche ne dit oui que lorsque mes yeux et mon
esprit ont dit : « J’ai vu –  je sais – je suis sûr. » Oui,
certes, vous avez raison, monsieur, parfois j’ai pu me tromper comme se trompe
toute créature faillible ; mais, selon toute probabilité, ce n’est point
cette fois-ci. Allons, du calme, et séparons-nous.

Mais Philippe ne pouvait se résigner ainsi. Il posa la main
sur le bras du docteur avec un air de si profonde supplication que celui-ci
s’arrêta.

– Une dernière, une suprême grâce, monsieur, dit-il ;
vous voyez dans quel désordre se trouve ma raison ; j’éprouve quelque
chose qui ressemble comme à de la folie ; j’ai besoin, pour savoir si je
dois vivre ou mourir, d’une confirmation de cette réalité qui me menace. Je
rentre près de ma sœur, je ne lui parlerai que lorsque vous l’aurez
revue ; réfléchissez.

– C’est à vous de réfléchir, monsieur ; car, pour moi,
je n’ai pas un mot à ajouter à ce que j’ai dit.

– Monsieur, promettez-moi – mon Dieu ! c’est une grâce
que le bourreau ne refuserait pas à la victime, – promettez-moi de revenir chez
ma sœur après votre visite à Son Altesse madame la dauphine ;docteur, au
nom du ciel, promettez-moi cela !

– C’est inutile, monsieur ; mais vous y tenez, il est
de mon devoir de faire ce que vous désirez ; en sortant de chez madame la
dauphine, j’irai voir votre sœur.

– Oh ! merci, merci. Oui, venez, et alors vous avouerez
vous-même que vous vous êtes trompé.

– Je le désire de tout mon cœur, monsieur, et, si je me suis
trompé, je l’avouerai avec joie. Adieu !

Et le docteur, rendu à la liberté, partit laissant Philippe
sur l’esplanade, Philippe tremblant de fièvre, inondé d’une sueur glacée, et ne
connaissant plus, dans son transport délirant, ni l’endroit où il se trouvait,
ni l’homme avec lequel il avait causé, ni le secret qu’il venait d’apprendre.

Pendant quelques minutes, il regarda, sans comprendre, le
ciel qui s’illuminait insensiblement d’étoiles et le pavillon qui s’éclairait.

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