Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 41Les îles Açores

À l’heure fixée par le capitaine, on aperçut à l’avant du
navire, bien loin dans le soleil éblouissant, les côtes de quelques îles
situées au nord-est.

C’étaient les îles Açores.

Le vent portait de ce côté ; le brick marchait bien. On
arriva en vue complète des îles vers trois heures de l’après-midi.

Philippe vit ces hauts pitons de collines aux formes
étranges, à l’aspect lugubre ; des rochers noircis comme par l’action du
feu volcanique, des découpures aux crêtes lumineuses, aux abîmes profonds.

À peine arrivé à distance du canon de la première de ces
îles, le brick mit en panne, et l’équipage prépara un débarquement pour faire
quelques tonnes d’eau fraîche, ainsi que l’avait accordé le capitaine.

Tous les passagers se promettaient le plaisir d’une
excursion à terre. Poser le pied sur un sol immobile après vingt jours et vingt
nuits d’une navigation pénible, c’est une partie de plaisir que peuvent seuls
apprécier ceux qui ont fait un voyage de long cours.

– Messieurs, dit le capitaine aux passagers, qu’il crut voir
indécis, vous avez cinq heures pour aller à terre. Profitez de l’occasion. Vous
trouverez dans cette petite île, complètement inhabitée, des sources d’eau
glacée, si vous êtes naturalistes ; des lapins et des perdrix rouges, si
vous êtes chasseurs.

Philippe prit son fusil, des balles et du plomb.

– Mais vous, capitaine, dit-il, vous restez à bord ?
Pourquoi ne venez-vous pas avec nous ?

– Parce que, là-bas, répliqua l’officier en montrant la mer,
vient un navire aux allures suspectes ; un navire qui me suit depuis quatre
jours à peu près ; une mauvaise mine de navire, comme nous disons, et que
je veux surveiller tout ce qu’il fera.

Philippe, satisfait de l’explication, monta dans la dernière
embarcation et partit pour la terre.

Les dames, plusieurs passagers de l’avant ou de l’arrière ne
se hasardèrent pas à descendre, ou attendirent leur tour.

On vit donc s’éloigner les deux canots avec les matelots
joyeux, et les passagers plus joyeux encore.

Le dernier mot du capitaine fut celui-ci :

– À huit heures, messieurs, le dernier canot vous ira
chercher ; tenez-vous le pour dit ; les retardataires seraient
abandonnés.

Quand tout le monde, naturalistes et chasseurs, eut abordé,
les matelots entrèrent tout de suite dans une caverne située à cent pas du
rivage, et qui faisait un coude comme pour fuir les rayons du soleil.

Une source fraîche, d’une eau azurée, exquise, glissait sous
les roches moussues et s’ allait perdre, sans sortir de la grotte elle-même, sur
un fond de sables fins et mouvants.

Les matelots s’arrêtèrent là, disons-nous, et emplirent
leurs tonnes, qu’ils se mirent en devoir de rouler jusqu’au rivage.

Philippe les regarda faire. Il admirait l’ombre bleuâtre de
cette caverne, la fraîcheur, le doux bruit de l’eau glissant de cascade en
cascade ; il s’étonnait d’avoir trouvé d’abord les ténèbres les plus
opaques et le froid le plus intense, tandis qu’au bout de quelques minutes la
température semblait douce et l’ombre semée de clartés molles et mystérieuses.
Aussi, c’était avec les mains étendues et se heurtant aux parois des roches
qu’il avait commencé par suivre les marins sans les voir ;puis, peu à
peu, chaque physionomie, chaque tournure s’était dessinée,éclairée ; et
Philippe préférait, comme netteté, la lumière de cette grotte à celle du ciel,
toute criarde et brutale en plein jour dans ces parages.

Cependant il entendait les voix de ses compagnons se perdre
au loin. Un ou deux coups de fusil retentirent dans la montagne,puis le bruit
s’éteignit, et Philippe resta seul.

De leur côté, les matelots avaient accompli leur
tâche ; ils ne devaient plus revenir dans la grotte.

Philippe se laissa entraîner peu à peu par le charme de
cette solitude et par le tourbillon de ses pensées ; il s’étendit sur le
sable doux et moelleux, s’adossa aux roches tapissées d’herbes aromatiques et
rêva.

Les heures s’écoulèrent ainsi. Il avait oublié le monde. À
côté de lui, son fusil désarmé dormait sur la pierre, et, pour pouvoir se
coucher à l’aise, il avait sorti de ses poches les pistolets qui ne le quittaient
pas.

Tout son passé revenait vers lui, lentement, solennellement,
comme un enseignement ou un reproche. Tout son avenir s’envolait austère comme
ces oiseaux farouches qu’on touche parfois du regard ; de la main, jamais.

Pendant que Philippe rêvait ainsi, sans doute on rêvait, on
riait, on espérait à cent pas de lui. Il avait la perception insensible de ce
mouvement, et plus d’une fois il lui avait semblé entendre la rame des canots
qui amenaient au rivage ou qui reconduisaient à bord des passagers,les uns
blasés sur le plaisir de cette journée, les autres avides d’en jouir à leur
tour.

Mais sa méditation n’avait pas été troublée encore, soit que
l’entrée de la grotte eût échappé aux uns, soit que les autres,l’ayant vue,
eussent dédaigné d’y entrer.

Tout à coup, une ombre timide, indécise, s’interposa entre
le jour et la caverne, sur le seuil même… Philippe vit quelqu’un marcher, les
mains en avant, la tête baissée, du côté de l’eau murmurante. Cette personne se
heurta même une fois aux rochers, son pied ayant glissé sur des herbes.

Alors Philippe se leva et vint tendre la main à cette
personne pour l’aider à reprendre le bon chemin. Dans ce mouvement de
courtoisie, ses doigts rencontrèrent la main du voyageur dans les ténèbres.

– Par ici, dit-il avec affabilité ; monsieur, l’eau est
par ici.

Au son de cette voix, l’inconnu leva précipitamment la tête,
et s’apprêtait à répondre, montrant à découvert son visage dans la pénombre
azurée de la grotte.

Mais Philippe, poussant tout à coup un cri d’horreur, fit un
bond en arrière.

L’inconnu, de son côté, jeta un cri d’effroi et recula.

– Gilbert !

– Philippe !

Ces deux mots éclatèrent en même temps, comme un tonnerre
souterrain.

Puis on n’entendit plus que le bruit d’une sorte de lutte.
Philippe avait serré de ses deux mains le cou de son ennemi, et l’attirait au
fond de la caverne.

Gilbert se laissait traîner sans proférer une seule plainte.
Adossé aux roches de l’enceinte, il ne pouvait plus reculer.

– Misérable ! je te tiens, enfin !… rugit
Philippe. Dieu te livre à moi… Dieu est juste !

Gilbert était livide et ne faisait pas un geste ; il
laissa tomber ses deux bras à ses côtés.

– Oh ! lâche et scélérat ! dit Philippe ; il
n’a pas même l’instinct de la bête féroce qui se défend.

Mais Gilbert répondit d’une voix pleine de douceur :

– Me défendre ! Pourquoi ?

– C’est vrai, tu sais bien que tu es en mon pouvoir, tu sais
bien que tu as mérité le plus horrible châtiment. Tous tes crimes sont avérés. Tu
as avili une femme par la honte et tu l’as tuée par l’inhumanité.C’était peu
pour toi de souiller une vierge, tu as voulu assassiner une mère !

Gilbert ne répondit rien. Philippe, qui s’enivrait
insensiblement au feu de sa propre colère, porta de nouveau sur Gilbert des
mains furieuses. Le jeune homme ne résista point.

– Tu n’es donc pas un homme ? dit Philippe en le
secouant avec rage, tu n’en as donc que le visage ?…Quoi ! pas même
de résistance !… Mais je t’étrangle, tu vois bien, résiste donc ! défends-toi
donc… lâche ! lâche ! assassin !

Gilbert sentit les doigts acérés de son ennemi pénétrer dans
sa gorge ; il se redressa, se roidit et, vigoureux comme un lion, jeta
loin de lui Philippe, d’un seul mouvement d’épaules, puis il se croisa les
bras.

– Vous voyez, dit-il, que je pourrais me défendre si je
voulais ; mais à quoi bon ? Voilà que vous courez à votre fusil.
J’aime bien mieux être tué d’un seul coup que déchiré par des ongles et écrasé
de coups honteux.

Philippe avait saisi, en effet, son fusil ; mais, à ces
mots, il le repoussa.

– Non, murmura-t-il.

Puis, tout haut :

– Où vas-tu ?… Comment es-tu venu ici ?

– Je suis embarqué sur l’Adonis.

– Tu te cachais donc ? Tu m’avais donc vu ?

– Je ne savais pas même que vous fussiez à bord.

– Tu mens.

– Je ne mens pas.

– Comment se fait-il que je ne t’aie pas vu ?

– Parce que je ne sortais de ma chambre que la nuit.

– Tu vois, tu te caches !

– Sans doute.

– De moi ?

– Non, vous dis-je ; je vais en Amérique avec une
mission, et je ne dois pas être vu. Le capitaine m’a logé à part…pour cela.

– Tu te caches, te dis-je, pour me dérober ta personne… et
surtout pour cacher l’enfant que tu as dérobé.

– L’enfant ? dit Gilbert.

– Oui, tu as volé et emporté cet enfant pour t’en faire une
arme un jour, pour en tirer un gain quelconque,misérable !

Gilbert secoua la tête.

– J’ai repris l’enfant, dit-il, pour que personne ne lui
apprit à mépriser ou à renier son père.

Philippe reprit haleine un moment.

– Si cela était vrai, dit-il, si je pouvais le croire, tu
serais moins scélérat que je ne l’ai pensé ; mais tu as volé,pourquoi ne
mentirais-tu pas ?

– Volé ! j’ai volé, moi ?

– Tu as volé l’enfant.

– C’est mon fils ! il est à moi ! On ne vole pas,
monsieur, quand on reprend son propre bien.

– Écoute ! dit Philippe frémissant de colère. Tout à
l’heure l’idée m’est venue de te tuer. Je l’avais juré, j’en avais le droit.

Gilbert ne répondit pas.

– Maintenant, Dieu m’éclaire. Dieu t’a jeté sur mon chemin
comme pour me dire : « La vengeance est inutile ; on ne doit se
venger que quand on est abandonné de Dieu… » Je ne te tuerai pas ; je
détruirai seulement l’édifice de malheur que tu as échafaudé. Cet enfant est ta
ressource pour l’avenir ; tu vas tout à l’heure me rendre cet enfant.

– Mais je ne l’ai pas, dit Gilbert. On n’emmène pas en mer
un enfant de quinze jours.

– Il a bien fallu que tu lui trouves une nourrice :
pourquoi n’aurais-tu pas emmené la nourrice ?

– Je vous dis que je n’ai pas emmené l’enfant.

– Alors tu l’as laissé en France ? À quel endroit
l’as-tu laissé ?

Gilbert se tut.

– Réponds ! où l’as-tu mis en nourrice et avec quelles
ressources ?

Gilbert se tut.

– Ah ! misérable, tu me braves ! dit
Philippe ; tu ne crains donc pas de réveiller ma colère ?… Veux-tu me
dire où est l’enfant de ma sœur ? Veux-tu me rendre cet enfant ?

– Mon enfant est à moi, murmura Gilbert.

– Scélérat ! Tu vois bien que tu veux mourir !

– Je ne veux pas rendre mon enfant.

– Gilbert, écoute, je te parle avec douceur ; Gilbert,
j’essaierai d’oublier le passé, j’essaierai de te pardonner ;Gilbert, tu
comprends ma générosité, n’est-ce pas ?… Je te pardonne !Tout ce que
tu as jeté de honte et de malheur sur notre maison, je te le pardonne ;
c’est un grand sacrifice… Rends-moi cet enfant. Veux-tu davantage ?…
Veux-tu que j’essaie de vaincre les répugnances si légitimes d’Andrée ?
Veux-tu que j’intercède pour toi ? Eh bien !… je le ferai… rends-moi
cet enfant… Encore un mot… Andrée aime son fils… ton fils avec frénésie ;
elle se laissera toucher par ton repentir, je te le promets, je m’y
engage ; mais rends-moi cet enfant, Gilbert,rends-le-moi !

Gilbert croisa ses bras en fixant sur Philippe un regard
plein du feu le plus sombre.

– Vous ne m’avez pas cru, dit-il, je ne vous crois
pas ; non que vous ne soyez un honnête homme, mais parce que j’ai sondé
l’abîme des préjugés de caste. Plus de retour possible, plus de pardon. Nous
sommes ennemis mortels… Vous êtes le plus fort, soyez vainqueur… Je ne vous
demande pas votre arme, moi ; ne me demandez pas la mienne…

– Tu avoues donc que c’est une arme ?

– Contre le mépris, oui ; contre l’ingratitude,
oui ; contre l’insulte, oui !

– Encore une fois, Gilbert, dit Philippe l’écume à la
bouche, veux-tu ?…

– Non.

– Prends garde !

– Non.

– Je ne veux pas t’assassiner ; je veux que tu aies la
chance de tuer le frère d’Andrée. Un crime de plus !…Ah ! ah !
c’est tentant. Prends ce pistolet ; en voici un autre ;comptons
chacun jusqu’à trois, et tirons.

Et il jeta un des deux pistolets aux pieds de Gilbert.

Le jeune homme resta immobile.

– Un duel, dit-il, c’est justement ce que je refuse.

– Tu aimes mieux que je te tue ! s’écria Philippe, fou
de rage et de désespoir.

– J’aime mieux être tué par vous.

– Réfléchis… Ma tête se perd.

– J’ai réfléchi.

– Je suis dans mon droit : Dieu doit m’absoudre.

– Je le sais… tuez-moi.

– Une dernière fois, veux-tu te battre ?

– Non.

– Tu refuses de te défendre ?

– Oui.

– Eh bien, meurs comme un scélérat dont je purge la terre,
meurs comme un sacrilège, meurs comme un bandit, meurs comme un chien !

Et Philippe lâcha son coup de pistolet presque à bout
portant sur Gilbert. Celui-ci étendit les bras, pencha d’abord en arrière, puis
en avant, et tomba sur la face sans pousser un cri. Philippe sentit le sable
s’imprégner sous son pied d’un sang tiède ; il perdit tout à fait la
raison, et s’élança hors de la caverne.

Devant lui était le rivage ; une barque
attendait : l’heure du départ avait été annoncée du bord pour huit heures,
il était huit heures et quelques minutes.

– Ah ! vous voilà, monsieur, lui dirent les matelots…
Vous êtes le dernier… chacun a regagné le bord. Qu’avez-vous tué ?

Philippe, entendant ce mot, perdit connaissance. On le
rapporta ainsi au navire, qui commençait d’appareiller.

– Tout le monde est rentré ? demanda le capitaine.

– Voici le dernier passager que nous ramenons, répondirent
les matelots. Il aura fait une chute, car il vient de s’évanouir.

Le capitaine commanda une manœuvre décisive, et le brick
s’éloigna rapidement des îles Açores, juste au moment où le bâtiment inconnu
qui l’avait si longtemps inquiété entrait dans le port sous le pavillon
américain.

Le capitaine de l’Adonis échangea un signal avec ce
bâtiment et, rassuré, en apparence du moins, il continua sa route vers
l’occident, et se perdit bientôt dans les ombres de la nuit.

Ce ne fut que le lendemain que l’on s’aperçut qu’un passager
manquait à bord.

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