La Fin de Pardaillan

Chapitre 13LES PETITS SECRETS DE LANDRY COQUENARD

Odet de Valvert haussa les épaules avec insouciance et sedirigea vers la table sur laquelle il avait, avec un geste desuperbe indifférence, déposé l’agrafe en diamants qu’il devait à lamunificence de la duchesse de Sorrientès. Il prit le magnifiquejoyau, l’admira sur toutes ses faces avec une joie puérile. Et, enl’admirant, son esprit battait la campagne.

« Ventrebleu ! se disait-il, tiendrais-je enfin dansla main l’unique cheveu de Mme la Fortune ?Que la peste m’étouffe si je suis assez bélître que de le laisserme glisser entre les doigts. Non, par la fièvre et la peste, sic’est lui que je tiens, je ne le lâcherai plus ! En tout cas,ce joyau, à lui seul, représente une petite fortune. Malepeste,cette duchesse de Sorrientès est donc bien riche, qu’elle peut sepermettre de faire un pareil présent au premiervenu ?… »

Et rêveur :

« Qu’est-ce que cette duchesse de Sorrientès, princessesouveraine, cousine de sa Majesté Philippe III d’Espagne ?… Jen’ai jamais entendu prononcer ce nom par personne. Uneespagnole !… Heu !… »

Et, se morigénant lui-même :

« Diantre soit de moi, vais-je me mettre à faire la petitebouche, maintenant ?… Puisque les princes français ne veulentpas de moi et puisqu’il me faut gagner ma vie, force m’est bien deprendre du service chez un étranger. D’ailleurs, je me suis réservéde reprendre ma liberté en cas d’entreprises contre le roi, je puisdonc avoir la conscience en repos. »

Comme il en était là de ses réflexions, Landry Coquenard rentra.D’un coup d’œil rapide, Valvert l’inspecta des pieds à la tête, etil détailla à haute voix :

– Solide costume d’excellent drap des Flandres, fortesbottes montantes, bonne casaque de cuir, grand manteau capable debraver pluie et tempête… Tu es superbe, ma foi, et pour un peu jene t’aurais pas reconnu.

– Je craignais que Monsieur le comte me reprochât d’avoirfait trop grandement les choses, fit Landry Coquenard en serengorgeant sous les compliments reçus, et peut-être aurais-je pume montrer un peu plus ménager de vos deniers…

– Mais non, mais non, rassura Valvert, il faut ce qu’ilfaut, que diable !

Et, laissant éclater sa joie :

– D’ailleurs, nous avons du nouveau. En ton absence, lafortune est rentrée ici. Regarde-moi ce joyau, Landry, qu’endis-tu ?

Landry Coquenard prit l’agrafe que lui tendait Valvert, laconsidéra d’un œil connaisseur, en faisant entendre un sifflementd’admiration. Et, la lui rendant, déclarasentencieusement :

– Je dis, monsieur, qu’un orfèvre point trop voleur vousdonnera bien cinq mille livres en échange de ces pierres, quandvous voudrez.

– Tu crois ?

– J’en suis sûr, monsieur. Peut-être même ajoutera-t-ilcinq cents livres de plus. Oh ! je m’y connais et vous pouvezvous fier à moi. Mais vous avez parlé de fortune, monsieur. Cinqmille livres, c’est une somme assez rondelette, j’en conviens. Cen’est pourtant pas ce qu’un homme de votre rang peut appeler lafortune. Il y a donc autre chose de plus ?

– Il y a, révéla joyeusement Valvert, que j’entre auservice d’une princesse étrangère : la duchesse deSorrientès.

– La duchesse de Sorrientès ! sursauta LandryCoquenard, qui devint aussitôt très attentif.

– Tu la connais ? interrogea Valvert.

– Monsieur, fit Landry Coquenard, répondant à une questionpar une autre question, ce n’est pas cette duchesse de Sorrientèsqui est venue ici vous proposer elle-même d’entrer à son service,n’est-ce-pas ?

– Non, c’est un gentilhomme de sa maison, lequel, avanttout, m’a remis cette agrafe de la part de sa maîtresse, réponditValvert assez étonné.

– Ce gentilhomme, continua Landry Coquenard, n’est-ce pasun noble Espagnol, un colosse vêtu d’un splendide costumeviolet ?

– Tu le connais donc ?

– Figurez-vous, monsieur, que je l’ai vu sortir d’ici. Ilest venu droit à moi, et il m’a dit : « Tu es au servicede M. le comte de Valvert. » Notez, monsieur, qu’iln’interrogeait pas. Il affirmait en homme très sûr de ce qu’il dit.Alors, je n’ai pas hésité un instant, et j’ai répondu en leregardant droit dans les yeux : « Non, je ne suis pas auservice de M. le comte de Valvert. »

– Quelle idée ! fit Valvert. Et, se fâchant :

– Ah çà ! drôle, est-ce que tu rougirais d’avouer quetu es à mon service, par hasard ?

– Vous ne le pensez pas, monsieur, dit Landry Coquenard enlevant les épaules sans façon. J’ai répondu non, simplement parméfiance instinctive. Je me méfie de tout le monde, monsieur, et jene saurais trop vous engager à en faire autant. Quoi qu’il en soit,j’ai répondu non et je ne le regrette pas, car, savez-vous ce quem’a répondu ce noble hidalgo ? Il m’a répondu :« Pourtant, tu as dîné avec lui, hier, tu l’as suivi chez luiet tu y as passé la nuit. » Qu’en dites-vous, monsieur ?Il faut croire que cet Espagnol s’intéresse beaucoup à moi,puisqu’il s’est donné la peine de me suivre, ou de me fairesuivre.

– Voilà qui est étrange, murmura Valvert, rêveur.

– Or, reprit Landry Coquenard, comme je suis un trop mincepersonnage pour qu’on prenne tant de peine à mon sujet, j’enconclus que c’est vous qu’on a suivi.

– Parbleu ! expliqua Valvert, si on ne m’avait passuivi, on n’aurait pas pu venir ici me faire les offres qu’on m’afaites. C’est très simple. Enfin, que te voulait-il, cetEspagnol ?

– Il m’a proposé d’entrer au service deMme la duchesse de Sorrientès.

– Toi aussi ?

– Il paraît qu’elle monte sa maison, fit évasivement LandryCoquenard.

– Et qu’as-tu répondu ? demanda Valvert en l’observantdu coin de l’œil.

– Comment, ce que j’ai répondu ! Ah ! monsieur,voilà une question qui me chagrine ! protesta LandryCoquenard, qui prit une voix affreusement nasillarde.

Et, d’un air très digne :

– Mais j’ai refusé, monsieur, j’ai refusé comme il meconvenait, puisque j’ai l’honneur d’être à vous.

– La raison est bonne, fit Valvert, après un court silence.Mais, Landry, il faut cependant bien te dire que je ne t’envoudrais aucunement si tu quittais le service d’un pauvre diabletel que moi pour le service de cette duchesse qui est, paraît-ilfabuleusement riche.

– Je ne dis pas non. Mais, monsieur, quand vous meconnaîtrez mieux, vous saurez que quand Landry Coquenard s’estdonné une fois, ni pour or ni pour argent, il ne se reprendplus.

Ceci était prononcé avec simplicité, sur un ton de sincéritéauquel il était impossible de se méprendre.

– Tu es un brave garçon, Landry, fit Valvert, vaguementattendri. Je n’oublierai pas ton désintéressement et la marqued’attachement que tu viens de me donner.

Or, il nous faut dire ici que Landry Coquenard n’avait pas dittoute la vérité à Odet de Valvert. Il était parfaitement exact qued’Albaran lui avait proposé d’entrer au service de la duchesse deSorrientès. Parfaitement exact qu’il avait refusé. Mais l’entretienne s’était pas terminé là. Il avait eu une suite. C’est cette suiteque Landry Coquenard avait cru devoir cacher à son maître et quenous devons, nous, faire connaître au lecteur.

Sans se laisser démonter par ce refus d’Albaran avaitrépondu :

– Ma maîtresse tient à te voir. Elle t’attendra demainmatin, à neuf heures, à son hôtel qui est situé au fond de larue-Saint-Nicaise. Tu frapperas trois coups à la petite porte encul-de-sac et tu prononceras ce nom : La Gorelle.

– La Gorelle ? avait sursauté Landry Coquenard, quiétait bien loin de s’attendre à entendre prononcer ce nom.

Sans relever cette exclamation, d’Albaran avait continué, avecson calme accoutumé :

– Ma maîtresse désire s’entretenir au sujet d’un enfant quetu fis baptiser jadis, à qui tu donnas le nom de Florenza, et quetu confias ensuite à une femme qui se nommait précisément LaGorelle. Je te préviens que de ta visite et de l’entretien que tuauras avec la duchesse, dépendent la fortune et le bonheur de cetteenfant. C’est à toi de voir ce que tu veux faire pour elle.

Malgré la stupeur qui le submergeait, Landry Coquenard n’avaitpas hésité un seul instant, et il avait promis :

– Par le nombril de Belzébuth, dès l’instant qu’il s’agitde la fortune et du bonheur de l’enfant, nulle puissance humaine nepourra m’empêcher d’être exact au rendez-vous que vousm’assignez.

D’Albaran avait souri, de l’air d’un homme qui était sûrd’avance de la réponse qu’on allait lui faire et, sans ajouter unmot, il était parti de son pas lourd et tranquille de colosse.

Landry Coquenard était resté planté au milieu de la rue, toutéberlué, quelque peu inquiet, et se posant une multitude de pointsd’interrogation auxquels il ne parvenait pas à se faire desréponses satisfaisantes. Enfin il s’était secoué et s’étaitengouffré dans l’allée de sa maison en grommelant :

– Je serai fixé demain matin, car, à moins que je ne passede vie à trépas dans la nuit, j’irai voir cette duchesse deSorrientès qui me paraît en savoir bien long… Et il faudra bienqu’elle vide son sac… Et si, d’aventure, j’entrevois une menacecontre l’enfant, il faudra compter avec moi… Et Dieu merci, je nesuis point trop manchot encore, ni d’esprit trop obtus.

En effet, le lendemain matin, pendant que Valvert battait lequartier dans l’espoir d’apercevoir de loin celle qu’il aimait,Landry Coquenard, sans rien dire, s’en allait frapper à la petiteporte de l’hôtel Sorrientès qui lui avait été désignée pard’Albaran. Et la porte s’ouvrit dès qu’il eût prononcé le nom de LaGorelle.

Dans le somptueux vestibule où il attendait non sans quelqueimpatience d’être admis devant cette duchesse de Sorrientès quiavait voulu le voir, il entendit soudain une voix mielleusemurmurer derrière lui :

– Sainte Thomasse me soit en aide, mais c’est LandryCoquenard que je vois là !

– La Gorelle ! s’écria Landry Coquenard,stupéfait.

– Moi-même, répliqua la mégère avec sa grimace qu’ellejugeait la plus engageante.

Et tout aussitôt :

– Je me réjouis de tout mon cœur de voir que tu as échappéà ces mauvais garçons qui te menaient pendre… Car ils te voulaientpendre, pauvre Landry, et tu ne peux pas te figurer quelle peinej’ai éprouvée quand je t’ai vu dans cette terrible situation… Carje t’ai vu… j’ai eu la douleur de te voir… Ah ! tu étais loind’avoir la mine conquérante que je te vois en ce moment…Jésus ! je me souviendrai toute ma vie de la pauvre minepiteuse que tu faisais ! J’en ai encore bien de la… de lapeine. J’en suis encore toute bouleversée.

Elle disait qu’elle se réjouissait d’un air larmoyant et lugubrequi indiquait clairement qu’elle était navrée de le retrouver sainet sauf. Par contre, une joie mauvaise pétillait dans ses yeuxtorves quand elle rappelait dans quelle situation critique ellel’avait vu et quand elle parlait de la peine qu’elle avaitsoi-disant éprouvée. Landry Coquenard ne s’y méprit pas un instant,d’ailleurs.

– Oui, je sais de quelle affection toute spéciale tu veuxbien m’honorer.

Elle aussi, elle perçut très bien l’ironie que Landry Coquenardne se donnait pas la peine de voiler. Elle ne sourcilla pas. De sonmême air doucereux, elle renchérit :

– C’est tout naturel. Ne sommes-nous pas de vieuxamis ?

Et, baissant les yeux, s’efforçant de rougir, elleminauda :

– Je n’oublie pas, moi, qu’un sentiment très tendre nous aunis il y a de cela bien longtemps. Je n’oublie pas que tu as étéle premier homme qui m’a tenue, vierge ignorante et pure, dans tesbras. Ah ! Landry, Landry, est-ce qu’une femme peut oublierson premier amour !

« Vieille guenon ! songea Landry Coquenard, vieillerôtisseuse de manches à balais, qui essaie de me faire croire quej’ai été le premier ! Comme si je ne savais pas qu’on pourraitlever une compagnie, rien qu’avec ceux qui m’ontprécédé ! »

Et, tout haut, avec une certaine rudesse :

– Or çà ! que fais-tu ici ! toi ?

– Mais je suis chez moi, ici ! s’écria La Gorelle. Etavec orgueil :

– Je suis au service de Son Altesse. Je suis au service dela lingerie. Ah ! c’est une vraie bénédiction pour moi, d’êtreentrée au service d’une princesse aussi riche et aussi généreuseque Son Altesse. Depuis quelques jours que je la connais, j’ai misplus d’argent de côté que je n’en ai économisé en vingt ans. Quecela dure seulement un an, et je puis me retirer, m’en aller vivrede mes rentes dans une maison à moi à la campagne.

Elle aurait pu continuer longtemps ainsi. Mais, à ce moment,dAlbaran parut. La Gorelle oublia instantanément LandryCoquenard, plongea dans sa révérence la plus humble, se coulavivement vers la porte la plus rapprochée et disparut comme parenchantement. Landry Coquenard ne fit pas attention à cette fuiterapide. Il se disait :

« Ah ! La Gorelle est au service de cette duchesse àqui tout le monde ici donne le titre d’Altesse ! Voilà quim’explique qu’elle soit instruite de choses que je pensais ignoréesde tout le monde. »

Et il suivit, sans mot dire, d’Albaran qui lui faisait signe. Aubout d’une heure environ, il sortit de l’hôtel de Sorrientès etreprit le chemin de la rue de la Cossonnerie. Il faut croire qu’ils’était très bien entendu avec l’énigmatique duchesse deSorrientès, car il paraissait radieux.

Quelques instants plus tard, le comte de Valvert rentrait à sontour. Pas plus que la veille, il ne s’aperçut que Landry Coquenardavait profité de son absence pour sortir de son côté. Lui aussi, ilétait radieux. Seulement, lui, il ne se fit pas faute d’étaler sajoie et de dire d’où elle provenait.

– Landry, s’écria-t-il en entrant, je l’ai vue ! Ellea daigné m’adresser un sourire. Vive la vie ! Landry, j’ai dela joie et du soleil plein le cœur !

– Elle y viendra, monsieur, déclara sentencieusement LandryCoquenard, je vous dis qu’elle y viendra.

– À quoi, Landry ?

– À vous aimer, par les tripes de Belzébuth ! Maisdites-moi, monsieur, lui avez-vous parlé, cette fois-ci ?

– Je n’ai pas osé l’aborder, avoua piteusement Valvert.

Cette extraordinaire timidité amena un sourire sur les lèvres deLandry Coquenard. Il songea, vaguement attendri :

« Cornes de Belzébuth, voilà un honnête homme ! Si, àvingt ans, j’avais rencontré un maître comme celui-là, je ne seraispas le sacripant que je suis devenu depuis ! »

Et tout haut, avec le plus grand sérieux :

– Pourtant, il vous faudra bien prendre votre courage àdeux mains et en venir là un jour ou l’autre. Car enfin, monsieur,si vous demeurez éternellement muet, vous ne serez jamais fixé.

– C’est vrai, convint Valvert, mais avant que de medéclarer, encore convient-il de savoir si les conditions que mefera, demain, cette duchesse de Sorrientès, seront suffisantes pourme permettre de faire tenir à ma femme le rang qui convient à lacomtesse de Valvert. Voyons, Landry, toi qui es un hommed’expérience, penses-tu qu’un ménage puisse vivre convenablementavec cinq cents livres par mois ?

– Six mille livres par an ! Avec cela, vous tiendrezun rang fort honorable, monsieur. Même si le ciel vous accorde unenombreuse progéniture.

– Oui, c’est bien ce que je pensais. Il me faudra doncdemander cette somme à la duchesse de Sorrientès. Mais voilà, neva-t-elle pas pousser les hauts cris et trouver mes prétentionsexorbitantes ?

– N’en croyez rien, monsieur. Le signor Concini, qu’onappelle maintenant M. le marquis d’Ancre, donne mille livrespar an à ses estafiers. À vous seul, vous valez dix de cesbraves ; donc, vous valez dix mille livres pour le moins.

– Tu exagères, sourit Valvert en toute sincérité.

– Non pas, monsieur, protesta Landry Coquenard, aussisincère et aussi convaincu, je suis encore au-dessous de la vérité.D’ailleurs, si vous voulez m’en croire, vous vous garderez de fairedes conditions vous-même. Je me suis informé de cette duchesse deSorrientès. Il paraît qu’elle est réellement immensément riche.Avec cela d’une générosité extravagante. Voyez-la venir, monsieur,laissez-la parler, s’engager. J’ai dans l’idée que vous n’aurez paslieu de le regretter et les conditions qu’elle vous fera, elle,seront fort au-dessus de celles que vous feriez, vous.

– Telle était bien mon intention, confessa Valvert. Etrésolument :

– Demain, je serai fixé. Après-demain, si les choses vontau gré de mes désirs, je demanderai à la jolie Muguette si elleveut bien devenir ma femme.

– Et dans un mois, la noce sera célébrée, affirma LandryCoquenard avec un accent d’inébranlable conviction.

– Le ciel t’entende, soupira Odet de Valvert.

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