La Fin de Pardaillan

Chapitre 10LANDRY COQUENARD

Odet de Valvert s’était donc mis à la poursuite de Brin deMuguet. Il ne la retrouva pas. Elle semblait s’être évanouie commeune ombre fugitive. Il eut beau fouiller la rue dans tous les sensà l’endroit où il l’avait aperçue en dernier lieu, il ne put pasretrouver sa trace. Il comprit l’inutilité de ses recherches et ily renonça en soupirant. Il allait s’éloigner. Il se souvintbrusquement de Landry Coquenard. Il se reprocha de l’avoir quittési précipitamment, sans lui avoir adressé un mot de remerciement.Et il le chercha des yeux.

Il n’eut pas de peine à le trouver, lui, attendu que le pauvrehère ne l’avait pas lâché d’une semelle et qu’il se présenta delui-même dès qu’il vit qu’on paraissait venir à lui. Il se présentala bouche fendue jusqu’aux oreilles, la loque, qui servait dechapeau, à la main. Et il se courba dans un salut qui n’avait riende servile, ni de gauche. Un salut fort correct, élégant même, etqui dénotait que le drôle s’était longtemps frotté à la bonnecompagnie.

Odet de Valvert fit cette remarque du premier coup d’œil. Ilconclut que l’homme, qui ne pouvait être un gentilhomme, devaitavoir servi dans quelque grande maison où il avait acquis unecertaine élégance de manières. Il l’avait vu à l’œuvre :c’était un brave qui maniait assez proprement une épée. Cela luisuffit pour l’instant.

– Excusez-moi, mon brave, dit-il poliment, je vous dois lavie, et je crois, Dieu me pardonne, que j’allais oublier de vousadresser les remerciements auxquels vous avez droit.

Et le remettant enfin :

– Mais je vous reconnais à présent : Vous êtes cepauvre diable que les gens de Concini menaient à la potence commeon mène un veau à l’abattoir.

– Et que vous avez sauvé deux fois : premièrement enm’arrachant à leurs griffes, secondement en me donnant cette boursesans laquelle je me serais couché ce soir le ventre creux. Oui,monseigneur.

– Pauvre diable ! songea Valvert ému. Et, tout haut,avec douceur :

– Vous n’aimez pas laisser traîner longtemps une dette, àce que je vois.

– Oh ! je ne me tiens pas quitte pour cela. Enchargeant les ordinaires de Concini, je faisais mes propresaffaires. Je n’oublie jamais ni le bien ni le mal qu’on mefait.

– Oui sourit Valvert, vous êtes en droit de leur garderquelque peu rancune. Je vois qu’il vaut mieux vous avoir pour amique pour ennemi.

– Je le crois, dit gravement Landry Coquenard.

– C’est vous qui m’avez glissé dans la main cette épée,quand la mienne s’est brisée ? reprit Valvert après un instantde silence consacré à étudier son homme.

– C’est moi.

– Une bonne lame, ma foi, admira Valvert.

– Une vraie lame de Milan, et signée Bartoloméo Campi, s’ilvous plaît !

– Diable ! je vais avoir du regret à vous larendre.

En disant ces mots, Odet de Valvert faisait mine de dégraferl’épée pour la rendre.

– Que faites-vous, monseigneur ? protesta vivementLandry Coquenard. Un gentilhomme ne saurait demeurer désarmé. Vousle pouvez moins que tout autre, maintenant surtout. Je ne lareprendrai pas, d’ailleurs. Cette épée ne saurait être en des mainsplus dignes que les vôtres.

– C’est que, hésita Valvert, qui mourait d’envie de garderla bonne lame, je ne suis pas riche et je ne sais si je pourraivous la payer ce qu’elle vaut.

Quelque chose comme une ombre de tristesse passa sur le visagerusé de Landry Coquenard. Il soupira :

– J’eusse été heureux et fier que vous me fissiez le trèsgrand honneur de garder cette arme en souvenir d’un homme qui vousdoit la vie, et qui, par conséquent, n’a pas songé un seul instantà vous la vendre.

Et ceci était dit avec un air de dignité qu’on n’eût certes pasattendu de ce pauvre diable déguenillé.

– Mais vous ? insista Valvert.

– Moi, j’ai l’épée conquise au sieur de Roquetaille. Elleest assez bonne pour moi.

– Eh bien, se décida Valvert, j’accepte votre magnifiqueprésent comme il est fait : de tout cœur. Mais me voilàdoublement votre obligé maintenant.

– Bon, s’épanouit Landry Coquenard, vous n’êtes pas hommenon plus à laisser longtemps une dette impayée. Cela se voit, dureste, à votre air, monseigneur.

– Écoute, fit Valvert en le tutoyant soudain, je suis lecomte Odet de Valvert. Et toi, comment t’appelles-tu ?

– Landry Coquenard, monseigneur.

– Eh bien, Landry Coquenard, d’abord, tu me feras leplaisir de laisser de côté tes « monseigneur » qui sontridicules.

– Ah ! ah ! fit Landry dont l’œil rusé se mit àpétiller. C’est entendu, monsieur le comte. Ensuite ?… car ily a un ensuite.

– Ensuite, il me semble qu’il doit être l’heure où leshonnêtes gens dînent.

– Les honnêtes gens, oui, monsieur, ils peuvent s’offrir leluxe de se mettre à table à l’heure fixe. Mais les pauvres hèrescomme moi ne dînent que quand ils le peuvent. Ce n’est pas tous lesjours, comme vous pouvez le voir à ma maigreur.

Et Landry Coquenard jeta un coup d’œil moitié railleur, moitiéapitoyé sur sa maigre personne.

– Tu dîneras aujourd’hui, fit Valvert en souriant. Je teveux régaler. Viens avec moi.

– Monsieur, remercia Landry Coquenard, la mine épanouie,c’est un honneur dont je garderai le souvenir ma vie durant. Et ilajouta :

– À table, comme au combat, comme partout, où il vousplaira de me conduire, croyez bien que je serai toujours trèshonoré d’être votre très humble et très dévoué serviteur.

Quelques instants plus tard, ils s’asseyaient avec une égalesatisfaction devant une table plantureuse garnie de chosessucculentes, encombrée de flacons poudreux.

Ceci se passait dans la salle commune d’une auberge de secondordre, bien achalandée, de la rue Montmartre, à deux pas desHalles. Derrière eux, quelques instants après, d’Albaran entra, seplaça près de la porte, assez loin d’eux, et se fit servir à dînercomme eux. Ils ne prêtèrent aucune attention à ce clientsolitaire.

Landry Coquenard fit honneur au repas que lui offrait le comtede Valvert, en homme qui n’a pas tous les jours pareille aubaine etqui ne sait pas quand ses moyens lui permettront de souper. Ilmangea comme quatre et but comme six. Cependant, s’il se révéla dupremier coup gros mangeur et buveur intrépide, Valvert, quil’observait avec attention, sans en avoir l’air, remarqua qu’il setint très correctement, avec une aisance parfaite, sans être lemoins du monde impressionné. Et tout en se montrant bavard et unpeu familier, il n’oublia pas un seul instant la distance qui leséparait du noble amphitryon qui le traitait si magnifiquement etavec une simplicité de manières qui aurait pu faire croire à unautre, ayant moins de tact, qu’il se trouvait en présence d’unégal. Il remarqua en outre que malgré l’énorme quantité de liquidequ’il avait absorbé, il se tenait ferme comme un roc et gardaittoute sa lucidité.

Tant que dura le repas – et il fut long – ils ne parlèrent quede choses banales qui ne méritent pas d’être rapportées ici. Pourmieux dire, Valvert fit bavarder Landry Coquenard qui s’y prêta debonne grâce, n’ayant pas, comme on dit, « la langue dans sapoche ».

– Sais-tu que tu t’exprimes bien, lui dit-il.

– Je vais vous dire, monsieur le comte, j’ai étudiéautrefois pour être clerc. Mais mon mauvais caractère m’a faitrenvoyer du collège où j’étais. Et c’est bien fâcheux pour moi.Aujourd’hui, je serais peut-être un chanoine ventru et gras à lard,au lieu du minable compagnon n’ayant que la peau et les os que jesuis devenu.

– Tu as de belles manières.

– J’ai servi chez des gens de qualité, monsieur. Il m’enest resté quelque chose parce que la Providence m’a gratifié d’unecertaine facilité d’assimilation, voire d’un certain talentd’imitation.

– Il est de fait, fit Valvert en riant, que je n’ai jamaisentendu quelqu’un imiter aussi bien que toi le chat, le chien,l’âne et le cochon. C’est à s’y méprendre, et j’avoue que j’y aiété pris.

– Oh ! fit modestement Landry Coquenard, ceci n’estrien. Vous en verrez bien d’autres avec moi.

– Tu comptes donc que nous nous reverrons ?

Landry Coquenard réfléchit une seconde. Et, regardant Valvertbien en face :

– Monsieur, dit-il, je vous ai dit que j’ai étudié pour mefaire clerc. C’est vous dire que j’ai des sentiments religieux trèssolides. Je crois que c’est le seigneur Dieu, qui sait bien cequ’il fait, qui nous a rapprochés. Dès lors, pourquoi irions-nouscontre sa volonté ? Pourquoi nous séparerions-nous ?Pourquoi ne me garderiez-vous pas avec vous ?

– Si je t’entends bien, tu me demandes de te prendre à monservice ?

– Oui, monsieur. Vous avez heurté ce matin le seigneurConcini, qui est tout-puissant en ce pays. Entre vous et lui, c’estdésormais une lutte sans merci. Je crois, je suis sûr que, danscette lutte, je pourrai vous être utile. Moi, de mon côté, jem’appuierai sur vous contre le Concini qui me hait.

– Je ne dis pas, fit Valvert rêveur. Mais je suis pauvre,moi.

– Vous ferez fortune, monsieur, assura Landry Coquenard. Enattendant, je ne suis pas exigeant. Le gîte, la pâtée, vos vieillesnippes, c’est tout ce que je vous demande.

– Il est entendu que les jours où vous n’aurez rien à vousmettre sous la dent, je me contenterai, moi, de faire un cran à monceinturon.

Valvert réfléchissait en observant Landry. Cette physionomieintelligente, rusée, ne lui déplaisait pas. Le regard clair, qui nese dérobait pas, annonçait la franchise. Il avait vu l’homme àl’œuvre. Dans le combat, il serait un compagnon sur lequel onpourrait compter. Il se disait donc qu’il aurait en lui unexcellent serviteur capable de le seconder dans la bataille commeau conseil. Un serviteur qui lui serait dévoué comme un homme decœur peut l’être à quelqu’un à qui il doit la vie.

– Écoute, fit-il brusquement, raconte-moi un peu pourquoiConcini te voulait pendre.

La longue et maigre figure de Landry Coquenard s’éclaira d’unlarge sourire de satisfaction ; il sentait qu’il avait partiegagnée. Et, devenant subitement sérieux, il commença :

– Il faut vous dire, monsieur, que j’ai été le valet,l’homme de confiance du signor Concini.

– Toi ! sursauta Valvert, pris d’une vague méfiance.Quand ?

– Il y a dix-sept ans. Vous voyez que cela ne date pasd’aujourd’hui et ne me rajeunit guère. C’était à Florence. Lesignor Concini était loin d’être alors ce qu’il est devenu depuis.Mais c’était un jeune et élégant cavalier, fort beau garçon, lacoqueluche des grandes dames florentines qui se le disputaient etauprès desquelles il se poussait autant qu’il le pouvait, ayantdéjà compris dès lors que c’est par les belles qu’il arriverait àfaire son chemin. Il y a joliment réussi, il faut le reconnaître,car le voilà devenu par les femmes, par une femme, pour mieux dire,le véritable maître du plus beau royaume de la chrétienté. C’estpour vous dire, monsieur, que ce n’était pas une petite affaire qued’être l’homme à tout faire, le confident d’un aussi élégantcavalier, si avancé dans la faveur des belles.

« Vive Dieu, en avons-nous eu de galantes aventures !Filles ou femmes mariées, du bas peuple, de la bourgeoisie, de lacour grand-ducale, toutes y passaient, à condition qu’elles fussentjeunes et jolies. Et ce que le signor Concini arrachait à cellesqui étaient riches, il le dépensait sans compter avec celles qui nel’étaient pas. Car, il faut lui rendre cette justice : il atoujours été magnifique et généreux jusqu’à la prodigalité. Poursatisfaire un caprice, briser une résistance, acheter unecomplicité, il n’hésitait pas à répandre l’or à pleines mains. Vousme direz que pour ce qu’il lui coûtait, il pouvait ne pas yregarder de près. Toutes ces intrigues, et il y en avait, monsieur,n’allaient pas, bien entendu, sans quelques fâcheux inconvénients.Il y avait les jaloux : pères, maris bafoués, amantssupplantés, frères outragés, tout cela, souvent, nous donnait lachasse. Il fallait en découdre, fournir aux uns quelques bons coupsd’épée, expédier les autres à la douce, avec le poignard. Et celame regardait plus particulièrement.

– Diable, observa Valvert, je n’aime pas beaucoup ce métierde bravo, maître Landry.

– Évidemment, monsieur, il ne faut pas être trop délicatpour l’exercer. Mais, moi, monsieur, je puis du moins me vanter den’avoir jamais frappé par derrière. C’est toujours en face que j’aiattaqué mon homme, à chances égales. Je risquais ma peauloyalement.

– C’est déjà mieux. Quoique… Enfin, passons…

– C’est pour vous dire aussi, monsieur, que je sais biendes choses sur le compte du signor Concini. Des choses terriblesque pour rien au monde il ne voudrait voir divulguées. Maintenantsurtout qu’il est un grand personnage. Or, j’avais quitté leConcini depuis longtemps. Je ne l’avais pas oublié. Mais lui mecroyait mort. La guigne, monsieur, une guigne noire, affolante, àvous rendre enragé, me poursuivait depuis ce temps avec unacharnement dont vous ne pouvez pas vous faire une idée. J’avaisessayé d’une infinité de métiers. Rien ne me réussissait. J’étaisen train de mourir lentement de misère, lorsque je me ressouvins demon ancien maître Concini, devenu tout-puissant ici. L’idée, idéefuneste, me vint d’aller le trouver. En somme, je ne l’avais jamaistrahi. Il devait bien le savoir. Une discrétion pareille, quis’était poursuivie durant de longues années, méritait bienconsidération. Je me dis que le Concini le comprendrait, qu’ilaurait pitié de ma détresse, et qu’il me donnerait quelque emploimodeste qui me permettrait de vivre. Je ne demandais pas lafortune, monsieur, je demandais simplement de quoi manger une foispar jour. C’était peu, comme vous voyez. Je me persuadai qu’il neme refuserait pas cela. Je commis l’insigne folie d’aller letrouver et de lui exposer ma triste situation. Le résultat, vousl’avez vu, monsieur : Concini, effrayé de me retrouver vivant,persuadé que je le trahirais un jour ou l’autre, me faisaitconduire à la potence lorsque j’ai eu la chance de vous rencontrersur mon chemin et que vous m’avez délivré. Voilà toute l’histoire,monsieur. Concini s’est dit que j’en savais trop long sur soncompte et que le meilleur moyen de s’assurer la discrétion des gensest encore de leur passer une bonne cravate de chanvre autour ducol, attendu qu’il n’y a que les morts qui ne parlent jamais.

– Heu ! fit Valvert, qui avait écouté avec attention,es-tu bien sûr de n’avoir pas quelque petite trahison à tereprocher à l’égard de ton ancien maître ?

Landry Coquenard eut une imperceptible hésitation. Et sedécidant tout à coup, baissant la tête comme, honteux, d’une voixsourde, il avoua :

– C’est vrai, monsieur, j’ai quelque chose comme ce quevous dites sur la conscience.

Et, redressant la tête, le regardant droit dans les yeux, d’unevoix redevenue ferme :

– Mais cette trahison, puisque trahison il y a, je n’enrougis pas. Cette trahison, c’est une bonne action. La seulepeut-être dont se puisse honorer ma vie de sacripant. Et, bien quede cette bonne action dépendent tous mes malheurs, attendu quec’est à la suite de cela que j’ai quitté Concini, je vous jure Dieuque je ne l’ai jamais regrettée et que si c’était à refaire, jerecommencerais encore.

Et, après une nouvelle hésitation, il ajouta :

– D’ailleurs, monsieur, pour peu que vous y teniez, je vousraconterai cette histoire.

– Nous verrons cela tout à l’heure, répliqua Valvert dontl’œil clair pétillait. Pour l’instant, réponds à ceci :puisque tu es entrain de te confesser, voyons, n’as-tu rien d’autrede plus sérieux à te reprocher sur la conscience ?

Landry Coquenard parut chercher dans sa mémoire, et finalement,très sérieux, très sincère, très convaincu :

– Je suis un homme de sac et de corde et non pas un saint.C’est pour vous dire, monsieur, que je reconnais volontiers que jedois avoir sur la conscience à peu près tous les péchés que peutavoir commis un sacripant de mon espèce. Mais quant à avoir quelquechose de vraiment sérieux à me reprocher, en conscience, je ne lecrois pas. D’ailleurs, je vous l’ai dit, de par mon éducationpremière, j’ai gardé des sentiments religieux qui font que je netransige jamais sur certaines questions. Hélas ! monsieur, ilfaut bien le dire puisque cela est, c’est à cet excès de scrupulesque je dois la guigne persistante contre laquelle je me débatsvainement depuis si longtemps. Je le sais, et pourtant, c’est plusfort que moi, il y a certains actes que je ne peux pas prendre surmoi d’accomplir. C’est malheureux, mais je n’y puis rien. Je suisainsi et non autrement.

– Voyons l’histoire de ta trahison, demanda brusquementValvert en souriant malgré lui.

Et, comme s’il devinait que son convive avait besoin d’êtreexcité, il remplit son verre à ras bord. Landry Coquenard vida sonverre d’un trait, s’assura d’un coup d’œil soupçonneux lancé autourde lui qu’on ne les écoutait pas et, se penchant sur la tablependant que Valvert se penchait de son côté, baissant lavoix :

– En ce temps-là, le signor Concini avait pour maîtresse –une de ses innombrables maîtresses, veux-je dire – une grande dame…une très grande et très noble dame.

– Une Florentine ? demanda curieusement Valvert.

– Non, monsieur, une étrangère, répondit Landry Coquenardsans hésiter. Et reprenant son récit :

– Il arriva une chose imprévue et qu’il eût été pourtantfacile et prudent de prévoir : la dame devint enceinte desœuvres de son maître. Ceci pouvait avoir des conséquences terriblespour les deux amants. Je ne sais comment elle s’y prit, mais il estun fait certain, c’est que l’illustre dame réussit à cacher sonétat à tous les yeux. Et Dieu sait si elle était surveillée, épiée,espionnée. Malgré tout, sans que personne le soupçonnât, un enfantvint au monde. Un enfant, qu’on espérait voir venir mort, attenduqu’on avait fait tout ce qu’il fallait pour cela, et qui seprésenta bien vivant, solidement râblé, ne demandant qu’à vivre.C’était une fille, monsieur. La plus mignonne, la plus jolie, laplus adorable petite créature du bon Dieu qui se puisse imaginer.Or – et faites bien attention, monsieur, c’est ici que commence matrahison – ce petit ange de Dieu qui aspirait à la vie de toutesses forces, pas plutôt sorti du sein de sa mère, ce fut à moi quele père le remit, en m’ordonnant de lui attacher une lourde pierreau cou et d’aller le jeter dans l’Arno, du haut du ponteVecchio.

– Horrible ! haleta Valvert bouleversé. J’espère bien,Landry du diable, que tu n’as pas exécuté cet ordre abominable.

– Non, monsieur, non. Je n’ai pas eu cet affreux courage.Et c’est là qu’a commencé ma trahison.

Valvert respira, comme soulagé d’un poids énorme quil’oppressait. Machinalement, il remplit encore les verres, et cettefois, lui aussi, but le sien d’un trait.

– Qu’en as-tu fait ? dit-il ensuite.

– D’abord, ce que le père n’avait pas pensé à faire :Avant de la noyer – car, monsieur, je ne veux rien vous cacher etje dois confesser à ma honte que j’étais résolu à obéir – avant dela noyer, dis-je, j’ai porté l’enfant à Santa Maria del Fiore.C’était bien assez, n’est-ce pas ? de la meurtrir sansl’envoyer par-dessus le marché pâtir éternellement en purgatoire.Je l’ai fait baptiser. Un bon baptême bien en règle, dûmentenregistré sur le livre de la paroisse. Et je l’ai déclarée, avectémoignages à l’appui, fille du signor Concino Concini et de mèreinconnue. Et je lui ai donné un nom, celui de la ville où elleétait née : Florenza. Et c’est moi, Landry Coquenard, qui suisson parrain. C’est signé, monsieur.

– Florence ! le nom est joli, par ma foi !s’écria Valvert enthousiasmé ! Landry, je commence à avoirmeilleure opinion de toi !… Ensuite ?…

– Ensuite, je me suis aperçu qu’elle était mignonne à fairerêver, cette petite. Et j’ai senti ma résolution chanceler. On eûtdit qu’elle comprenait, monsieur. Ses petites mains avaient agrippéma moustache, elle me regardait de ses jolis yeux qui semblaientrefléter un coin du ciel bleu. Elle semblait me dire :« Je ne t’ai rien fait, moi ! Pourquoi veux-tu metuer ? » J’en fus bouleversé. Et voilà que pourm’achever, elle avança les lèvres dans cette adorable moue des toutpetits enfants qui demandent le sein de la mère. Et elle fitentendre un petit gémissement, oh ! si doux, monsieur, siplaintif, si triste, que je sentis les tripes me tournebouler dansle ventre… Je me précipitai comme un fou, je me ruai dans uneboutique, j’achetai du bon lait tout chaud, bien sucré, et je lafis boire tout son soûl. Bien repue, elle me sourit comme doiventsourire les anges, gazouilla quelque chose qui devait être unremerciement, et s’endormit paisiblement dans mes bras qui laberçaient machinalement. Voilà, monsieur, quelle fut matrahison.

– Landry, tu es un brave homme ! proclama Valvert avecconviction. Après ?…

– Après, vous sentez bien que je ne pouvais pas la garder,moi.

– Oui, ce n’est pas le rôle d’un homme de se muer ennourrice. Et puis il y avait le père, ce misérable Concini. Tôt outard, il aurait appris la chose. Il aurait repris l’enfant. Ill’aurait remise à un autre avec le même ordre qu’il t’avait donné,à toi, et celui-là, moins scrupuleux que toi, aurait peut-être obéisans hésiter.

– Tout juste, monsieur. C’est ce que je me suis dit. Alorsje pensai à une femme de ma connaissance qui avait eu quelquesbontés pour moi. C’était une Française comme moi, je savais qu’ellen’était point méchante, et de plus – c’est surtout cela qui medécida – je savais qu’elle devait, par suite de je ne sais quelledélicate histoire, quitter au plus vite Florence et les États dugrand-duc de Toscane. Je n’hésitai pas à lui confier ma petiteFlorenza que je commençais à aimer, de tout mon cœur. Et je vousassure, monsieur, que cela me fut bien pénible. Mais le salut del’enfant passait avant tout, n’est-ce pas ?

– Oui, fit Valvert, qui suivait cette histoire avec unintérêt passionné, mieux valait se séparer de l’enfant que de lagarder à portée de son assassin de père. Hors de la Toscane, horsde l’Italie, elle était sauvée. C’était l’essentiel. Tu as bienfait, Landry.

– Je suis heureux de votre approbation, monsieur, déclaragravement Landry Coquenard. Mais, monsieur, si je dis, sans riencacher, ce qui est à ma honte, je puis bien, en bonne justice, direaussi ce qui est de nature à pallier quelque peu la gravité de mesfautes ?

– Dis, Landry, dis, autorisa Valvert.

– Voici, monsieur : Cette femme, cette Française, senommait La Gorelle. Je la savais assez intéressée, voire quelquepeu avaricieuse. Pour me punir moi-même de l’abominable action quej’avais été sur le point de commettre, je lui donnai jusqu’à ladernière maille la somme que Concini m’avait remise pour prix demon crime. Mille ducats, monsieur, c’était une somme importantepour moi. Pourtant, vous me croirez si vous voulez, cette sommeeût-elle été dix fois, mille fois plus considérable, je n’aurais pula garder. Il me semblait que cet or me brûlait les doigts. Cettesomme, qui devait être le prix du sang de l’enfant, servit à lasauver. Grâce à elle, La Gorelle put quitter l’Italie, emmenantl’enfant. Voilà, monsieur. Après ce coup-là, j’eus une peuraffreuse de voir mon maître découvrir ma trahison. Si je n’avais euqu’un coup de poignard à redouter, je serais peut-être resté, carla place était bonne et je gagnais bien ma vie. Mais il y avait lescachots du Bargello où Concini pouvait me faire jeter. La peur dela mort lente dans les affreuses fosses de ce noir édifice, qu’onappelle Il palazzo del podesta ou le Bargello, fut plusforte que tout. À la première occasion qui se présenta, je quittaiConcini. Et c’est de là que commença cette guigne persistante dontje vous ai parlé. Peut-être était-ce la juste punition du crime quej’avais failli commettre.

– Et l’enfant, la petite Florence, sais-tu ce qu’elle estdevenue ? demanda avidement Valvert.

– Non, monsieur, répondit Landry Coquenard avec assurance.Je sais qu’elle vit, qu’elle est heureuse. Je n’en sais pas plus.Mais cela me suffit.

– Tu ne sais pas où elle est ?

– La dernière fois que j’ai vu La Gorelle, c’était àMarseille. Je suppose que l’enfant y est encore.

– Elle est peut-être ici, à Paris.

– Je suis sûr que non, monsieur.

– Qui te le fait supposer ?

– Si la petite Florenza, qui doit être maintenant un beaubrin de fille était à Paris, La Gorelle y serait aussi. Or, jeroule tous les jours la ville, la cité et l’université ;j’aurais, un jour ou l’autre, rencontré La Gorelle, quediable !

Notons ici que Landry Coquenard mentait. Il ignorait peut-êtrela présence à Paris de La Gorelle qui s’y trouvait depuis peu, à cequ’elle avait dit elle-même ; mais il n’ignorait pas que celleque les Parisiens, appelaient Muguette ou Brin de Muguet n’étaitautre que la fille de Concini qu’il avait baptisée, lui, du nom deFlorence. Il devait avoir d’excellentes raisons pour mentir ainsiqu’il le faisait.

Quoi qu’il en soit, la raison qu’il venait de donner satisfitValvert.

– C’est juste, dit-il.

Et, toujours curieux :

– Concini la croit toujours morte ?

– Oui, monsieur. Et vous comprenez que je me suis biengardé de le tirer de son erreur.

– Tu as bien fait, ventrebleu ! Et, dis-moi, lamère ?…

– C’était une très grande et très illustre dame, réponditévasivement Landry Coquenard. Elle n’était pas italienne. Elleaussi, elle a quitté Florence et l’Italie peu de temps après moi.Je ne sais pas ce qu’elle est devenue, et j’avoue que je ne me suisguère soucié d’elle.

Valvert comprit qu’il en savait peut-être plus long qu’il nevoulait bien le dire, mais qu’il jugeait nécessaire de se taire.Intérieurement, il approuva cette discrétion, qui était toute àl’honneur de Landry Coquenard. Ce fut Valvert qui rompit le premierce silence. Et redressant la tête, avec un bon sourire :

– La confession que tu viens de me faire n’est point denature à me faire repousser ta demande d’entrer à mon service. Etsi tu es toujours disposé à quitter ta misère solitaire pour venirpartager la mienne ?…

– Plus que jamais, monsieur, s’écria Landry Coquenard avecune joie manifeste. Vous êtes tout à fait le maître que jecherchais. Avec vous, je suis tranquille : il n’y aura jamaisd’ordres dans le genre de ceux que me donnait Concini.

– Sur ce point, tu peux être tranquille, assura Valvert enriant. Par contre, je t’avertis qu’il n’y aura pas mal de horions àdonner et à recevoir.

– Bon, vous avez vu qu’on ne boude point trop à la besogne.Et, quant aux horions, le tout est de savoir s’y prendre : iln’y a qu’à s’arranger de manière à les donner sans les recevoir… oudu moins n’en recevoir que le moins possible.

– Très simple, en effet, fit Valvert en riant de plusbelle. Puisqu’il en est ainsi, je te prends. Dès maintenant, tufais partie de ma maison.

Malgré lui, il n’avait pu retenir un geste railleur de gamin quise moque de soi-même en parlant avec emphase de « samaison ». Mais Landry Coquenard prit la chose au sérieux, lui.Il promit avec gravité :

– On tâchera de se montrer digne de la maison de monsieurle comte de Valvert, qui vaut bien, il me semble, celle du signorConcino Concini.

– Ceci, tu peux le dire en toute assurance, car mon comté,à moi, n’est pas un titre de pacotille acheté comme son marquisatd’Ancre, répliqua fièrement Valvert.

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