La Fin de Pardaillan

Chapitre 22FAUSTA ET CONCINI

Concini vint recevoir lui-même l’auguste visiteuse, à l’entréedu vestibule. Il était seul, somptueusement vêtu, comme à sonordinaire. Il s’inclina devant elle avec toutes les marquesextérieures du plus profond respect. Et tout de suite, de sa voixchantante, enveloppante, avec un léger accent zézayant, ilexpliqua :

– Vous le voyez, madame, j’ai rigoureusement suivi vosinstructions. Gardes, gentilshommes, pages, huissiers et laquais,tout le monde a été écarté. J’ai fait la solitude sur le chemin quenous avons à parcourir. En sorte que tout le monde ignorera quel’illustre princesse Fausta a fait au pauvre gentilhomme que jesuis l’insigne honneur de le venir visiter.

– Je n’attendais pas moins de votre galanterie, remerciaFausta. Mais, vous le voyez, Concini, j’ai réfléchi, depuis, etj’ai rendu vos précautions inutiles en venant ici à visagedécouvert et en laissant le mystère de côté. N’importe, je ne vousen sais pas moins gré de ce que vous avez fait.

Elle posa ses doigts sur le poing qu’il lui tendait et, sansajouter un mot, ils se dirigèrent vers le cabinet de Concini.Celui-ci avait dit vrai : dans les salles qu’ils durenttraverser, dans les couloirs, partout, sur leur chemin, ils netrouvèrent que le silence et la solitude. Ils ne rencontrèrent pasun être vivant. La maison – cette partie de la maison, du moins –paraissait déserte.

Dans son cabinet. Concini conduisit cérémonieusement Fausta versun fauteuil où elle s’accommoda. Lui-même demeura respectueusementdebout devant elle. Alors, très naturellement, comme si elle avaitété chez elle, elle invita gracieusement :

– Asseyez-vous, Concini.

Concini obéit aussitôt, sans un mot, sans un geste ; autrequ’une révérence de remerciement. Il agissait avec elle, en tête àtête, exactement comme il agissait avec Marie de Médicis quand lecérémonial intervenait entre eux. Il se montrait d’une politesseraffinée, calme, souriant, dégagé de toute préoccupation ou detoute contrainte. Mais le papillotement fréquent des paupièresindiquait qu’au fond il se sentait agité, inquiet et se tenait surses gardes, sur la plus prudente, la plus attentive desréserves.

Il fallait avoir le coup d’œil infaillible de Fausta – ou dePardaillan – pour saisir cette nuance si ténue, qu’elle eût échappéà tout autre. Fausta comprit, elle. De même qu’elle saisit aupassage le furtif et très rapide coup d’œil, qu’en s’asseyant illança sur une portière. Elle comprit, elle saisit ce coup d’œil etinstantanément elle vit, sans avoir eu l’air de regarder, que cetteportière, comme par hasard, était placée derrière son dos, à elle,alors que Concini l’avait juste en face de lui.

– Léonora est là, derrière cette portière, se dit-elle. Surmon dos, sans que je puisse rien y faire, elle le guidera pargestes, s’il est besoin. Allons, l’affaire sera chaude.

Et elle se replia sur elle-même comme l’athlète qui ramasse sesforces pour la lutte. Et cependant, de sa voix grave, avec son plusgracieux sourire, elle engageait aussitôt le fer :

– N’est-ce pas une chose vraiment merveilleuse que ce soitmoi qui vienne vous visiter, vous.

Concini saisit à merveille l’allusion. Il ne cessa pas desourire. Et, de sa voix la plus caressante, riposta du tac autac :

– En effet, madame, qu’une princesse souveraine comme vousdaigne se déranger pour un simple gentilhomme comme moi, c’est làun honneur inestimable, dont je garderai le souvenir précieux mavie durant. Mais laissez-moi vous dire que, si vous en aviezmanifesté le désir, je me serais fait un devoir d’accourir moi-mêmeprendre vos ordres.

– Non, dit Fausta avec un enjouement bien rare chez elle,il serait outrecuidant de la part d’un solliciteur de demander ausollicité de se déranger. Et, puisque aussi bien je vienssolliciter, c’était à moi de venir à vous.

– Oh ! madame, que me dites-vous là ? se récriaConcini. Et, avec son exquise politesse :

– La princesse Fausta ne sollicite pas : ellecommande, et on obéit.

– Voilà qui me met à mon aise et me fait bien augurer dusuccès de ma démarche, sourit Fausta.

– Quoi que ce soit que vous ayez à me demander, tenez-lepour accordé d’avance, assura Concini avec un accent de franchisequi eût trompé tout autre que Fausta.

Et, tout de suite, avec son plus doux sourire, il ajouta cetterestriction :

– À condition que cela dépende de moi, car je ne puism’engager que pour moi.

– Cela va sans dire, accepta Fausta sans cesser de sourire.Voici donc ce que je viens solliciter du tout-puissant maréchal etmarquis d’Ancre. Peu de chose en vérité : la grâce d’un pauvreprisonnier auquel je m’intéresse particulièrement.

Évidemment, Concini s’attendait à tout autre chose. Il fut sistupéfait, qu’il en laissa tomber un instant le masque derrièrelequel il s’abritait et laissa voir sa stupeur. Il regarda Faustacomme s’il ne pouvait en croire ses oreilles. Elle souriaittoujours, d’un sourire qui n’eût pas manqué de le remettre sur sesgardes, s’il l’avait mieux connue.

– N’est-ce que cela ? s’écria-t-il ? Et, avec unempressement joyeux :

– Comment se nomme ce prisonnier auquel vous vousintéressez ?

Fausta prit un temps. Et le fouillant de son regard profond,avec une lenteur calculée :

– C’est M. le comte d’Auvergne, duc d’Angoulême, quigémit à la Bastille depuis tantôt dix ans.

Cette fois, Concini s’était ressaisi, avait remis son masque.Fausta eut beau le dévisager, elle ne parvint pas à découvrirl’effet produit par la révélation de ce nom. Concini, cependant, sedisait :

– Je commence à entrevoir son jeu ; elle veut rendrela liberté au bâtard de Charles IX pour le lâcher ensuite sur moi.Ce n’est pas mal calculé. Mais si elle se figure que je vais lalaisser faire, elle se trompe étrangement.

À ce moment, la portière, en face de lui, s’écarta légèrement,sans bruit. Et le visage disgracié de Léonora, ce visage que lesfards, dont il était recouvert, parvenaient difficilement à rendresupportable, apparut une seconde. La tête fit un non énergique,résolu, et disparut aussitôt derrière la portière. Ce non ne fitque confirmer Concini dans sa résolution déjà prise. Ceci, comme onpense, avait pris à peine le temps d’un éclair. Déjà Concinirépondait. Et il se désolait, exagérant outrageusement son accentitalien :

– O peccato ! Je croyais qu’il s’agissaitd’un prisonnier ordinaire et je me faisais fort d’obtenir… Mais leduc d’Angoulême !… Diavolo… ! c’est une autreaffaire !… Ah ! povera signora ! vous vousêtes trompée de porte !… Ce n’est pas à moi qu’il fallait vousadresser : c’est à Sillery… ou Villeroy… ou Puisieux… je nesais pas au juste quel est le ministre compétent.

– N’êtes-vous pas Premier ministre ? demanda Fausta,qui ne pouvait pas être dupe de la comédie.

– Moi ! se récria Concini, mais je ne suis rien,illoustrissima signora !… Rien que l’ami de SaMajesté la reine régente !… Le plus humble, le plus dévoué deses amis et serviteurs.

– Qu’à cela ne tienne, dit Fausta conciliante, ami de larégente, c’est un titre qui a son poids… son bon poids. Intercédezprès d’elle pour mon protégé. Je me suis laissé dire que la reine,quand vous le voulez bien, ne sait rien vous refuser.

– On exagère, madame, on exagère beaucoup… trop.

– Essayez quand même… pour moi, insista Fausta.

– Cristo Santo ! mais vous me demandez detenter l’impossible, signora ! se désespéra Concini. Vousn’êtes pas, je le vois, au courant des affaires de la cour… sansquoi, vous sauriez que la reine est montée, outrageusement montéecontre ce « pôvre » duc d’Angoulême !…, Ah ! leporetto, s’il n’y avait que moi !… Mais la reine,ohimé !… intercéder près d’elle en faveur du ducd’Angoulême, mais ce serait chercher la disgrâce irrémédiable,absolue. J’aimerais mieux, oui, j’aimerais mieux répandre mon sang,tout mon sang ici même, à vos pieds.

– Ainsi donc, ce que je croyais facilement réalisable vousparaît impossible.

– Tout à fait impossible, signora.

– N’en parlons donc plus.

Fausta dit cela d’un air très naturel, sans marquer la moindrehumeur, en souriant plus que jamais. Voyant qu’elle se montrait desi bonne composition, Concini crut pouvoir protester :

– Vous me voyez désespéré, signora ! Demandez-moiautre chose qui soit en mon pouvoir, et je veux que la foudrem’écrase si je ne vous l’accorde pas sur-le-champ.

– Je désirais rendre à la liberté le duc d’Angoulême. Jecroyais que vous pourriez le faire. Il paraît que je me suistrompée. N’en parlons plus, vous dis-je.

Elle disait cela d’un air si détaché que Concini redevintinquiet, se demanda si ce n’était pas là une simple escarmouchepour aboutir à une autre demande plus importante. Mais Faustas’était mise à parler d’autre chose. Elle bavardait en touteconfiance, simple, familière, comme si Concini avait été son égal.Et ce bavardage familier, pour qui l’eût connue, eût paru plusredoutable que tout. Elle parlait de l’Italie, de Florence surtout,puisque Concini était Florentin. Et elle semblait avoir un fondsinépuisable d’anecdotes croustillantes, comiques ou terribles,qu’elle racontait avec un entrain qu’on ne lui eût jamaissoupçonné. Et Concini l’écoutait, si prodigieusement intéressé,qu’il en arrivait parfois à oublier de se demander où elle voulaiten venir.

Il ne devait pas tarder à être fixé. D’anecdote en récit, Faustaen vint, le plus naturellement du monde, à placer le récit qu’elletenait à lui faire entendre, tout ce qu’elle avait dit jusque-là,n’ayant pas eu d’autre but que de préparer ce récit.

– Il y a une vingtaine d’années, dit-elle, vivait àFlorence un jeune gentilhomme…

Et s’interrompant :

– Au fait, était-il gentilhomme ? Entre nous, je puisbien vous le dire, non, il n’était pas gentilhomme. Mais il criaitbien haut, lui, qu’il était d’excellente noblesse. Et comme ilétait fort beau garçon, fort élégant, qu’il ne manquait pas d’unecertaine distinction, on le croyait sans trop de peines ou feignaitde le croire, ce qui, pour lui, était l’essentiel. Si vous levoulez bien, nous ferons comme ceux-ci : nous admettrons sagentilhommerie.

Dès ce préambule, Concini avait dressé l’oreille. Cependant, ilne pensait pas encore qu’il était personnellement mis en cause.Fausta reprit son récit :

– Donc, ce jeune gentilhomme, fort joli garçon, fortélégant, était aussi fort pauvre. Ce dont il rageait. Comme lesfemmes accueillaient assez volontiers les déclarations enflamméesqu’il savait leur débiter sur un ton passionné, et comme il étaitdénué de scrupules, il se servit de cette espèce de fascinationqu’il exerçait sur elles pour leur soutirer de l’argent et fairefigure dans le monde. Il commença d’abord modestement par desimples chambrières, des ouvrières, des bourgeoises. Il en arrivarapidement aux dames. Il n’était pas riche, mais il le paraissait,car il menait grand train avec l’argent de ses belles. Vers 1596,il faisait figure de grand seigneur, jetait l’or à pleines mains,sans compter. Ses succès lui avaient donné de l’ambition et il nedoutait plus de rien. Il voulut être quelqu’un et, pour arriver àce résultat, il eut l’audace de jeter ses vues… devinez sur qui, jevous le donne en mille…

– Que sais-je ? répondit Concini qui commençait à sereconnaître dans le portrait qu’elle venait de tracer.

– Sur la propre fille du grand-duc François, révéla Faustatriomphante.

– Peste, il ne doutait de rien ! s’exclama Concini,qui maintenant était fixé, comprenait que c’était de lui qu’ilétait question et se demandait avec une angoisse admirablementdissimulée où elle voulait en venir.

– Et ce qu’il y a de plus merveilleux, continua Fausta,c’est qu’il réussit avec la fille du grand-duc, aussi bien qu’ilavait réussi avec les ouvrières florentines. La fille du grand-ducde Toscane et d’une archiduchesse d’Autriche devint la maîtresse dece… petit gentilhomme.

– Ah ! signora, tint tête Concini, pour le coup, jecrois que vous allez trop loin. Mieux que personne, vous devezsavoir, combien les grands sont exposés à la calomnie.

– Je sais, dit Fausta, mais je n’avance rien dont je nesois sûre. Et, avec une insistance destinée à attirer l’attentionde Concini et qui, en effet, lui donna fort à réfléchir :

– Rien que je ne sois en état de prouver. Elle devint samaîtresse, vous dis-je. Tant et si bien que, en l’an 1597, dans lepalais grand-ducal, elle mit clandestinement au monde un enfant…une fille.

Elle fit une pause, observa Concini. Il ne dit pas un mot. Ilréfléchissait profondément. Mais il continuait de montrer un masquesouriant, un peu sceptique. Sans être dupe de ce calme apparent,elle reprit :

– Notre petit gentilhomme avait un valet, homme à toutfaire, en qui il avait toute confiance. Il lui remit l’enfant, safille, en lui commandant d’aller la jeter dans l’Arno, une pierreau cou. Ce qui fut fait… paraît-il. Or, écoutez la fin, c’est plusmerveilleux : trois ans plus tard, la maîtresse du petitgentilhomme, la mère de cette petite créature qui avait été noyéeavec son consentement – car elle avait consenti à ce meurtre –épousait un monarque étranger, un des plus grands rois de lachrétienté… Elle partit pour rejoindre son royal époux… Elleemmenait avec elle son amant. Dans cette nouvelle patrie, grâce àsa maîtresse devenue reine, notre petit gentilhomme d’antan étaitdevenu un personnage considérable. Pas aussi considérable qu’il lesouhaitait cependant, car, je vous l’ai dit, il était ambitieux…d’une ambition démesurée, et ce qu’il rêvait, c’était d’occuper lapremière place dans le royaume de sa maîtresse. Malheureusement, ily avait l’époux. Il lui fallait ronger son frein. Un jour, unbienheureux accident supprima l’époux. Les vœux de notre homme setrouvèrent comblés : il était devenu le maître d’un des plusbeaux royaumes de la chrétienté… Concini, faut-il vous dire le nomde ce petit gentilhomme ?… Faut-il nommer la fille-mère,l’infanticide devenue…

– Inutile, madame, dit résolument Concini, qui avait prisson parti. Le petit gentilhomme, c’est moi. L’infanticide, c’est lareine Marie de Médicis. J’ai très bien compris. Et tenez, je suisbeau joueur, moi. Je vais être franc, d’une franchise qui vousparaîtra cynique, mais peu m’importe, nous sommes seuls et personnene peut nous entendre. Je reconnais que votre histoire est vraie.J’ai été et je suis l’amant de Marie de Médicis. J’ai eu une filled’elle que j’ai fait jeter dans l’Arno. Après ?… À quoitendez-vous ?… À m’arracher la mise en liberté du ducd’Angoulême ?…

– Oui, dit nettement Fausta.

– Vous ne l’obtiendrez pas. Je ne suis pas un niais,corpo di Cristo ! Je sais très bien qu’Angoulêmen’aura rien de plus pressé que de se remettre à conspirer, qu’illuttera contre moi, qu’il cherchera à prendre la place du petitroi, Louis XIII. Inutile d’insister, il restera où il est… Il y esttrès bien, à mon sens. À quoi tend cette histoire ?Auriez-vous par hasard l’intention de la publier ?

– Pourquoi pas ?

– Et vous pensez m’effrayer avec cela ! fit Concini enéclatant de rire. Personne ne vous croira… Car, vous ne pensez pasque j’aurai la naïveté de renouveler en public les aveux que jeviens de vous faire. On ne vous croira pas, vous dis-je. Vousn’avez pas l’ombre d’une preuve à produire.

Fausta approuvait doucement de la tête toutes ses paroles. Maiselle souriait de son sourire inquiétant. Il était clair qu’elle luiréservait une terrible surprise, qu’elle ne sortirait quelorsqu’elle jugerait le moment venu. En attendant, elle jouait aveclui, comme le chat joue avec la souris avant de lui briser lesreins d’un coup de griffe. Non par plaisir pervers, mais simplementparce qu’elle voulait lui faire dire de quelles armes il disposaitpour sa défense, afin de l’abattre plus sûrement.

– J’ai, dit-elle, le témoignage de l’homme qui a noyél’enfant. Je sais où trouver Landry Coquenard – vous voyez que jesuis bien renseignée –, il parlera quand je voudrai.

– Un laquais que j’ai chassé, un homme de sac et decorde ! Beau témoignage, ma foi ! railla Concini.

– C’est vrai, reconnut Fausta, le témoin peut paraîtresuspect. Mais j’ai plus et mieux. J’ai oublié de vous faire partd’un petit détail, Concini. Je vais réparer mon oubli. Ce LandryCoquenard était un homme qui avait des sentiments religieux.Croiriez-vous qu’il s’avisa de faire baptiser l’enfant avant de lajeter à l’eau comme un pauvre chien ? Il le fit si bien, quevoici l’acte de baptême dûment en règle… La copie, s’entend.

Elle fouilla dans son sein et en retira un papier qu’elle tendità Concini. Celui-ci le prit machinalement. Il ne s’attendait pas àce coup. Il fut un instant démonté. Mais se remettantaussitôt :

– Eh ! qu’importe cet acte ! Nous soutiendronsqu’il est faux !

– Il l’est, en effet, sourit Fausta, vous voyez que je suisfranche, moi aussi. Cependant, l’acte véritable, authentique,existe et je pourrais le produire s’il me plaisait. Cet acte porteles signatures : 1° du prêtre qui est mort, mais dont il serafacile de vérifier la signature en consultant le registre de laparoisse ; 2° du parrain, Landry Coquenard bien vivant, et quiattestera lui ; 3° de deux témoins, morts tous les deux.L’acte porte que l’enfant est fille du seigneur Concino Concini etde mère inconnue. Cet acte authentique, je l’ai fait falsifiercomme suit : 1° à la place de ces mots « mèreinconnue », on a mis en toutes lettres le nom de lamère : Marie de Médicis ; 2° à la place de la signatured’un des deux témoins morts, on a mis le nom d’une femme, LaGorelle, qui, comme Landry Coquenard, est bien vivante, et,toujours comme lui, attestera, soutiendra tout ce que je voudrailui faire dire. Je pourrai donc produire, si vous m’y forcez, deuxtémoins et un acte en règle. C’est quelque chose, songez-y.

Pour la deuxième fois, elle eut la satisfaction de constater queses coups avaient porté, et rudement. Pour la deuxième fois,Concini fut démonté. Même son désarroi fut tel, qu’il jeta un coupd’œil sur la tenture, comme pour appeler une aide ou uneinspiration. Et Léonora, qui comprit, se montra une deuxième fois,de la tête renouvela son « non » farouche. Et Concinirépéta :

– Nous soutiendrons que l’acte est faux, que les témoinsmentent. Cristaccio ! qui donc hésitera entre laparole de la reine régente et celle de deux misérables !

Fausta eut un sourire de pitié dédaigneuse, devant la pauvretéde cette défense.

– Personne, je vous l’accorde volontiers, concéda-t-elle.Mais, mon pauvre Concini, vous ne réfléchissez pas au scandaleénorme, prodigieux, que cette affaire va susciter. Vous oubliez quenous ne sommes pas en Italie ici. Nous sommes en France, à Paris.Les Français se montrent très chatouilleux pour tout ce qui regardeles questions d’honneur. Les Français ne voudront plus d’une reineà la face de laquelle on peut jeter de si monstrueuses accusations.Il y aura un tel cri de réprobation que, même fût-elle innocente,la reine sera obligée de fuir. Sa fuite entraînera votre chute… sice n’est votre mort.

La tête pâle de Léonora reparut. Et cette fois, avec la mêmeénergie virile, elle disait clairement :

« Elle a raison ! »

Concini l’avait bien compris aussi, quoique un peu tard. Sonattitude se modifia :

– Corbacco ! madame, vous avez raison,dit-il, et je vous remercie de m’avoir signalé le véritable danger.Car, c’est là le véritable danger. Nous agirons donc autrement.

– Qu’allez-vous faire ? demanda Fausta avec un calmegros de menaces.

– Une chose très simple, railla Concini. D’abord, je vaisfaire connaître vos intentions à la reine.

– Ensuite ? dit froidement Fausta.

– Ensuite et c’est tout indiqué, la reine, qui est régente,ne l’oubliez pas, vous montrera que charbonnier est maître chezlui.

– Vous voulez dire qu’elle m’enverra rejoindre à laBastille mon protégé, le duc d’Angoulême ?

– Vous l’avez dit, madame. Et soyez tranquille, une foisque vous serez là on veillera à ce que vous n’en sortiez plus. Ets’il vous plaît de parler, n’oubliez pas que les murs de laBastille sont assez épais pour étouffer toutes les clameurs de tousses habitants réunis.

– À plus forte raison, les gémissements d’un agonisant,sourit Fausta.

– Oh ! madame, je sais de longue date que vous êtesd’une intelligence remarquable, plaisanta Concini, féroce. Voyezcomme vous comprenez à demi-mot.

– Il faudra donc m’arrêter, dit Fausta adoptant, elleaussi, le ton plaisant.

– Hélas ! oui, madame, et vous m’en voyez tout marri.Mais j’y songe. Voyez comme les choses s’arrangent bien toutesseules : je vous tiens ici. Je vous garde et tout est dit.

– C’est très simple, en effet. Me voilà donc votreprisonnière. Ces mots, elle les prononça en riant. Elle se fitsoudain sérieuse pour ajouter :

– Vous savez que c’est la guerre ?

Concini sentit bien la menace sourde. Au fond, malgré toute sonassurance, il ne se sentait pas tranquille : Fausta semontrait trop souverainement calme, trop sûre d’elle-même. Mais ilétait lancé, il se croyait plus fort et il continua derailler :

– Vous n’y pensez pas, madame. Puisque vous voilàprisonnière, la guerre se trouve finie avant que d’avoircommencé.

Avec le même sérieux, qui avait on ne sait quoi d’effrayant,elle asséna son coup de massue :

– Vous ne m’entendez pas, monsieur. Il ne s’agit pas demoi. Moi, c’est entendu, je me tiens pour prisonnière. Il s’agit dela guerre avec l’Espagne.

Et ce fut bien, en effet, comme un coup de massue qui venait des’abattre sur le crâne de Concini. Il plia les épaules ets’effara :

– La guerre avec l’Espagne !… Pourquoi la guerre avecl’Espagne, dans une affaire où elle n’a rien à voir et quin’intéresse que la princesse Fausta.

– Parce que la princesse Fausta représente ici Sa MajestéPhilippe III, roi de toutes les Espagnes, monsieur, fit-elle avechauteur.

Et, sans lui permettre de placer un mot :

– Sa Majesté a dû vous aviser…

Et se reprenant, railleuse à son tour :

– Pardon, j’oublie que vous m’avez assuré que vous n’êtespas Premier ministre, que vous ne participez pas aux affaires del’État, que vous n’êtes rien… rien qu’un ami de la reine…Adressez-vous donc à Sillery… ou à Villeroy… ou à Puisieux… ou àJeannin… Je ne sais pas au juste quel est le ministre compétent…Peut-être, en votre qualité d’ami de la reine, consentira-t-il àvous apprendre ce que vous ignorez, à savoir que le roi d’Espagne aannoncé la prochaine arrivée d’un envoyé extraordinaire, muni despouvoirs les plus étendus, qui le placent au-dessus del’ambassadeur ordinaire et spécialement accrédité auprès de la courde France. Oui, le ministre compétent… au fait, je crois, moi, quece doit être M. de Villeroy… vous apprendra peut-êtrecela.

– Mais, se débattit Concini qui perdait de plus en pluspied, je sais, en effet, que le roi d’Espagne nous a annoncé laprochaine arrivée de cet envoyé extraordinaire. Cet envoyé, c’estMme la duchesse de Sorrientès, princesse d’Avila.Je ne vois pas ce qu’il peut y avoir de commun entre la duchesse deSorrientès et la princesse Fausta.

– La duchesse de Sorrientès, princesse souveraine d’Avila,c’est moi, révéla enfin Fausta en se redressant, avec cet air desouveraine majesté qui était si imposant chez elle.

Ceci, c’était le coup de grâce qui achevait Concini effondré.Fausta continua, implacable :

– Vous, monsieur le marquis d’Ancre, qui n’êtes pas Premierministre, qui n’êtes rien… c’est vous qui l’avez dit… il vous plaîtde porter la main sur l’envoyée du roi d’Espagne, de la violenter,de la faire incarcérer comme une vile criminelle, et ceci au nom dela reine régente. Vous n’ignorez pas que toute violence exercée surma personne atteint le souverain que je représente. Le roid’Espagne n’est pas un homme à supporter une telle injure, sans entirer une vengeance éclatante. C’est la guerre, vous dis-je. Laguerre avec l’Espagne prête, archiprête, dont les armées, avanthuit jours, auront envahi vos provinces méridionales. Voyez si vousêtes en mesure de faire face à une guerre pareille. Quant à moi,j’en doute.

Concini comprit, un peu tard, qu’il s’était enferré jusqu’à lagarde. Il recula, d’autant plus précipitamment que Léonora, qui semontra une seconde, lui donna ce conseil par gestes expressifs.

– Eh ! madame, fit-il, loin de vouloir la guerre avecl’Espagne, nous recherchons une alliance avec elle. Vous quiparaissez être en faveur auprès du roi Philippe, vous ne devez pasl’ignorer.

– Je sais, en effet, dit gravement Fausta, que desnégociations sont entamées en vue d’un double mariage entre le roiLouis XIII et l’infante Anne d’Autriche d’une part, l’infantPhilippe d’Espagne et Élisabeth de France, sœur du roi Louis XIII,d’autre part.

– Vous êtes, en effet, fort bien renseignée, s’étonnaConcini. Ces négociations ont été tenues rigoureusement secrètes àla cour de France. Présentement, la reine, moi et Villeroy sommesseuls à les connaître… Mais, pardonnez-moi, madame, vous vous ditesenvoyée extraordinaire du roi d’Espagne… Loin de moi la pensée dedouter de la parole de la princesse Fausta, mais, mieux quepersonne, vous devez savoir qu’il est d’usage d’accréditer cesenvoyés par des lettres patentes en bonne et due forme. Oserai-jevous demander de me montrer ces lettres avant leur remiseofficielle.

– Voici ces lettres, dit Fausta.

Elle fouilla dans son sein et en sortit les papiers qui luiavaient été apportés le matin même et de la façon que nous avonsindiquée. Elle prit un de ces papiers et le présenta tout ouvert àConcini en disant :

– Voici d’abord une lettre entièrement écrite de la mainmême du roi et à moi adressée. Lisez, monsieur le maréchal… Liseztout haut à seule fin que si, d’aventure, quelque confident à vousse trouve par là, aux écoutes, il soit au courant comme vous etpuisse vous donner les conseils utiles.

Sans relever ces paroles qui lui prouvaient que la terriblejouteuse avait pénétré son manège, Concini dominé lut touthaut :

« Madame et bien-aimée cousine,

Je vous adresse les présentes pour servir au mieux de notreroyal service, vous faisant savoir que nous nous tenons prêt à vousappuyer de toutes façons.

Connaissant votre habileté, votre sagesse, la sûreté de votrejugement et votre dévouement éprouvé, nous vous laissons toutelatitude d’agir au mieux de nos intérêts, approuvant et ratifiantd’avance toute décision que vous croirez devoir prendre, et nous nefaisons pas d’autre recommandation que celle-ci :

Aimez-nous toujours comme nous vous aimons.

Votre affectionné cousin. »

PHILIPPE, ROI.

Quand cette lecture fut terminée, Fausta prit tous les papierset les mit entre les mains de Concini. Celui-ci, qui étaitpleinement fixé maintenant, feignit de les parcourir du regard pourse donner le temps de réfléchir. Quand il eut achevé, il rendit lespapiers à Fausta en s’inclinant de l’air d’un homme qui n’a rien àreprendre. Et tortillant sa moustache d’un geste nerveux, il fitl’aveu de sa défaite :

– Ceci change tout à fait les choses, dit-il. Nous nevoulons pas la guerre avec l’Espagne. Nous respecterons donc, en lapersonne de madame la duchesse de Sorrientès, l’envoyéeextraordinaire, dûment accréditée de Sa Majesté le roid’Espagne.

Peut-être pensait-il s’en tirer ainsi à bon compte par cettereculade. Il ne savait pas à qui il avait à faire. Fausta n’étaitpas femme à le lâcher, avant d’avoir tiré de lui ce qu’elle étaitvenue chercher. Et sans marquer la moindre joie du succès qu’ellevenait de remporter.

– J’obtiens donc ce que j’ai demandé, dit-elle en remettanttranquillement les papiers dans son sein.

– Que voulez-vous donc ? fit Concini, jouantl’ignorance.

– Je veux, dit-elle en insistant sur les mots, je veux laliberté du duc d’Angoulême.

Concini feignit de réfléchir un instant et :

– Soit, dit-il, je demanderai à la reine sa mise en libertéimmédiate. Fausta eut un sourire sceptique.

– Nous n’en finirons pas si la reine intervient,dit-elle.

– Cependant, fit Concini, il faut bien qu’elle signel’ordre d’élargissement.

– Sans doute, puisqu’elle est régente. Mais vous n’êtes passans avoir quelques parchemins dûment signés et scellés d’avance,qu’on n’a qu’à remplir. Je vous sais homme de précaution, Concini,et n’êtes-vous pas le vrai roi de France ?

Une fois de plus, Concini se voyait pris. La formidable lutteusequ’était Fausta le tenait entre ses mains puissantes, le tournaitet le retournait comme un hochet, ne lui laissant aucuneéchappatoire possible.

– Vous vous méfiez de moi ? fit-il avec un sourire quidissimulait mal la grimace de rage impuissante qu’il faisait.

– Non, dit-elle, je vous tiens en mon pouvoir, je sais quevous ferez ce que je veux. Je suis pressée, voilà tout. Prenez doncce parchemin et remplissez-le.

Définitivement dompté, Concini se leva, alla chercher dans untiroir ce papier si impérieusement exigé. Comme si elle avaitacquis le droit de commander, Fausta, le plus naturellement dumonde, ordonna :

– Prenez-en deux pendant que vous y êtes.

Et Concini, frissonnant de colère contenue, obéit, prit les deuxordres en blanc.

– Asseyez-vous là, devant cette table ; écrivezl’ordre de remettre immédiatement en liberté le duc d’Angoulême.Datez d’aujourd’hui.

Concini obéit encore, écrivit d’une main rageuse les quelqueslignes nécessaires et lui tendit l’ordre en la poignardant duregard.

Sans s’émouvoir, elle le prit, le vérifia soigneusement,approuva d’un léger mouvement de tête. Et, de sa voix douce,irrésistiblement impérieuse, elle commanda encore :

– Écrivez maintenant l’ordre d’écrouer et de garder à laBastille M. le duc d’Angoulême.

Concini demeura la plume en l’air. Il la considéra d’un airstupéfait. Et levant les deux bras, comme accablé, malgré lui, ilmurmura :

– Je ne comprends plus !

– Je comprends, moi, cela suffit, sourit Fausta. Écrivez,Concini, écrivez. Et laissez la date en blanc.

Concini remplit ce deuxième ordre comme il avait rempli lepremier et le lui tendit. Elle le vérifia comme elle avait vérifiél’autre, sourit, plia les deux papiers qu’elle mit dans son sein etse leva.

– Je savais, dit-elle en souriant, que nous finirions parnous entendre. Je regrette seulement, pour vous, que vous m’ayezmise dans la nécessité de vous menacer et d’user de violencemorale. N’importe, vous vous êtes exécuté et je vous en saisgré.

Et comprenant la nécessité de le rassurer, elle ajouta de sonair enveloppant :

– Dites-vous bien, Concini, que je ne suis pas votreennemie. Je vous l’ai déjà prouvé, sans que vous vous en doutiez,en gardant votre secret que j’avais depuis longtemps. Je vous leprouverai bientôt de nouveau et vous reviendrez, j’en suis sûre, devos préventions actuelles contre moi. Car, je le vois bien, vous megardez rancune de la violence que je viens de vous faire. Celapassera et vous ne tarderez pas à reconnaître, je l’espère, queFausta est plus votre amie que vous ne le pensez. Quant à votresecret, soyez sans inquiétude : j’ai su me taire jusqu’à cejour, je saurai garder la même réserve discrète.

Concini vit qu’il lui fallait se contenter de ces assurances. Ils’inclina d’assez mauvaise grâce.

Sans paraître remarquer son humeur, elle reprit, se faisant plusgracieuse, plus enveloppante :

– Dites à Léonora qu’elle me garde une place dans sesaffections. Et maintenant, Concini, faites-moi la grâce de medonner la main et de me reconduire jusqu’à ma litière.

La rage au cœur, Concini dut s’exécuter. Mais il avait eu letemps de se ressaisir pleinement. Comme il commençait à prendre sonparti de sa défaite, le prodigieux comédien qu’il était lui aussi,reprenant le dessus, il sut s’exécuter avec une bonne grâceparfaite. Et Fausta, comédienne plus géniale, sut lui donner laréplique avec un art incomparable. En sorte que, lorsqu’ilsparurent dans la cour d’honneur où attendaient d’Albaran et seshommes, ils paraissaient les meilleurs amis de la terre.

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