La Fin de Pardaillan

Chapitre 34LA PETITE MAISON DE CONCINI

Cependant, à force de dévider confidence sur confidence, ilarriva un moment où Odet de Valvert n’eut plus rien à raconter àPardaillan attentif. À force de poser question sur question, ilarriva également, que la curiosité de Pardaillan fut pleinementsatisfaite et qu’il n’eut plus rien à demander.

Notons que Pardaillan, toujours réservé, tout en faisant àValvert des compliments sur sa jolie fiancée, pour laquelle, dèsqu’il l’avait vue pour la première fois, il avait éprouvé uneréelle sympathie, ne jugea pas à propos de lui révéler séancetenante qu’elle était la fille de Concini et de Marie de Médicis.Pardaillan renvoya cette révélation à plus tard. Il devait avoirses raisons pour agir ainsi.

Quant à Valvert, après avoir dit tout ce qu’il avait à dire, ilfinit par proposer :

– Il est encore de bonne heure et les jours sont longs.Gringaille doit avoir ramené votre cheval, et moi, je puis, en cinqminutes, aller chercher le mien au Lion d’Or. Vousplaît-il, monsieur, que nous piquions un temps de galop jusqu’àFontenay-aux-Roses ? Vous verrez la petite Loïse, qui est bienla plus mignonne enfant qui se puisse rêver.

– Et par la même occasion, vous pourrez, vous, contemplerles beaux yeux de votre belle, railla doucement Pardaillan.

Valvert rougit. Et avec cette belle franchise qui lecaractérisait, il avoua en riant :

– Dame, monsieur, mettez-vous à ma place.

– J’ai passé l’âge, plaisanta Pardaillan en riant luiaussi. Et, devenant sérieux :

– Vous avez raison. Il faut que je voie cette enfant, quej’interroge cette jeune fille. Tout ce que vous m’avez dit m’apersuadé qu’il s’agit bien de ma petite-fille que je ne connaispas. N’importe, je tiens à être tout à fait sûr de mon fait, avantd’annoncer la nouvelle aux parents. La mère, qui est malade en cemoment, ne supporterait pas une déception, si le malheur voulaitque nous nous fussions trompés. Allons donc à Fontenay-aux-Rosesvoir la petite Loïsette… et du même coup, la gracieuse Muguette.Allez chercher votre monture, Odet, je vous attends ici.

Odet de Valvert ne se le fit pas dire deux fois. Tout joyeux, ilse leva et partit pour se rendre à l’auberge du Lion d’Or,pour y prendre son cheval qu’il avait mis en pension là. Iltraversa la salle commune. Escargasse le salua respectueusement aupassage et le laissa sortir sans rien lui dire : il avaitoublié la commission dont il était chargé.

Il s’en fallut de peu qu’il ne le laissât s’éloigner tout àfait. Et comme l’amoureux, dans sa hâte de voir sa belle, nesongeait qu’à prendre son cheval et à filer au plus vite, sansmonter chez lui, on voit ce qu’il serait advenu. Heureusement, lamémoire revint au dernier moment à Escargasse qui se précipita.Valvert était déjà dans la rue et s’éloignait d’un pas rapide. Enquelques bonds, le Provençal le rattrapa :

– Pas moinsse, monsieur le comte, lui dit-il, j’allais vouslaisser partir sans m’acquitter d’une commission dont je me suischargé.

– Quelle commission, mon brave ! s’étonna Valvert.

– Voilà, monsieur le comte : une brave paysanne vousattend chez vous. Elle m’a prié de vous dire qu’elle est venue toutexprès de… ah vaï !… chienne de mémoire !… voilà que jene me souviens plus de cette coquinasse de pays ! Attendezdonc… un nom de fleur… il me semble bien qu’il y a des roseslà-dedans…

– Fontenay-aux-Roses ! s’écria Valvert déjàinquiet.

– Zou ! vous l’avez trouvé du premier coup !s’émerveilla Escargasse.

Et, reprenant :

– Elle est venue tout exprès de Fontenay-aux-Roses pourvous parler d’une pitchounette… Attendez donc une demoiselle… il ya encore de la fleur dans le nom de cette…

– Muguette ! interrompit Valvert d’une voix étrangléepar l’émotion.

– Muguette ! triompha Escargasse, c’est biencela !… Je disais bien qu’il y avait encore de la fleurlà-dedans !… Pas moins, sans vous flatter… Oh !diable ! il est déjà parti !… ventre à terre !…

C’était vrai : Odet de Valvert ne l’écoutait plus. Il avaitinstantanément compris qu’un événement imprévu, grave assurément,puisqu’elle envoyait quelqu’un chez lui, s’était produit chez sabien-aimée Muguette. Et sans s’attarder, pris d’un pressentimentsinistre, il était parti comme un fou, à toutes jambes, vers sonlogis qui, fort heureusement, n’était pas loin.

Escargasse demeura là tout pantois, au milieu de la chaussée. Ilétait d’esprit délié, comme tous les Méridionaux, il marmonna,troublé :

– Outre ! il paraît que c’était grave… etpressé !… Et il se reprocha :

– J’ai peut-être eu tort de ne pas parler plus tôt… que lafièvre me mange !

En quelques secondes, Odet de Valvert arriva rue de laCossonnerie. En bonds frénétiques, il franchit les marches de sonescalier, et, haletant, pénétra en trombe chez lui. Perrine étaittoujours là. La brave femme se rongeait les poings d’impatience.Mais pour rien au monde elle n’eût déserté son poste. En quelquesphrases hachées, elle mit le jeune homme au courant. Elle sentaitbien qu’il n’y avait eu que trop de temps perdu. Elle ne dit que lestrict nécessaire et lui donna tout de suite les indicationsindispensables.

Dès qu’il les eut, ces indications, il repartit comme uneflèche. Il dégringola les escaliers plus vite qu’il ne les avaitmontés, se rua dans l’écurie, prit tout juste le temps de passer unmors et une bride à son cheval, lui sauta sur le dos, sans selle,sans étriers et lui labourant les flancs à coups d’éperon furieux,le lança ventre à terre hennissant de douleur, dans la direction duPont-au-Change.

À travers la Cité et l’Université, ce fût une Course échevelée.Il passa comme un météore, sans entendre les clameurs deprotestation qu’il soulevait sur son passage, les injures et lesmalédictions dont on le couvrait. S’il n’écrasa personne, cela tintuniquement à un hasard heureux et aussi à la rapidité fantastiqueavec laquelle les passants, au bruit infernal du galop de soncheval, s’écartaient de son chemin. S’il ne se rompit pas dix foisle cou, ce fut un vrai miracle. Jamais il ne put dire comment dansla rue de Vaugirard, il parvint à éviter une litière très simple,qui s’en allait nonchalamment et qu’il trouva soudain devant lui autournant d’une rue.

Et cette allure folle se maintint ainsi jusque non loin de larue Casset, vers laquelle il se ruait en tempête. Là, il vit auloin, devant lui, un homme qui se tenait au milieu de la route –car, à cet endroit, la rue de Vaugirard était plutôt route que rue– et qui agitait désespérément les bras en hurlant son nom àtue-tête. Par miracle, il reconnut en cet homme Landry Coquenardqui, après l’avoir cherché partout, désespérant de le rencontrer àtemps, avait fini par prendre la résolution héroïque et désespéréede tenter seul de sauver celle qu’il appelait « lapetite ».

Ayant reconnu son écuyer, Valvert ralentit sa course, s’arrêtaune seconde devant lui, lui tendit la main et d’une voix rauquecommanda :

– Saute !…

Landry Coquenard, d’un bond, sauta en croupe derrière lui. Et lecheval, avec son double fardeau, repartit de plus belle. Et juste àce moment, la litière, dans laquelle Valvert avait failli entreravec son cheval, reparaissait derrière eux, semblait s’acheminer dumême côté qu’eux. Ils étaient alors presque arrivés, eux. Le chevals’engouffra dans la rue Casset et, en quelques foulées, parvint àla porte de la petite maison de Concini, devant laquelle lecavalier l’arrêta net.

Valvert sauta à terre, bondit sur le marteau et ébranla la portede deux coups formidables, en même temps qu’il hurlait lemot :

– Muguette !…

Landry Coquenard, qui ne perdait pas la tête, devant le tapageinfernal qu’il menait, protesta à demi-voix :

– Tout doux, monsieur ! Si vous cognez ainsi comme unsourd ils vont croire là dedans qu’ils sont assiégés, et du diables’ils ouvrent !…

Odet de Valvert, en son for intérieur, reconnut que la réflexionétait juste. Si elle arrivait un peu tard, elle eut du moins cetavantage de lui rendre instantanément son sang-froid qui l’avaitabandonné jusque-là et qui, maintenant plus que jamais, étaitindispensable.

Par bonheur, malgré la violence de l’appel, la porte s’ouvrit.Ils entrèrent en trombe dans le vestibule. À cet instant précis,l’appel désespéré de Muguette parvint distinctement jusqu’àeux.

– Me voici ! répondit Valvert dans un rugissement.

Et, guidés par la voix, ils se ruèrent vers l’escalier. Eynaus,Louvignac, Longval et Roquetaille, attirés par le bruit, avaientouvert la porte de leur corps de garde. Ils le reconnurent, ils seprécipitèrent, avec d’énormes jurons, pour leur barrer le passage.Ils n’eurent même pas le temps de dégainer.

Les deux enragés arrivèrent sur eux en tempête, tête baissée.Atteints en pleine poitrine, deux des ordinaires allèrent s’étalerà quatre pas de là. De ces deux-là, était Longval que LandryCoquenard, tenace dans sa rancune, avait particulièrement visé. (EtLongval, si l’on s’en souvient, était avec Roquetaille, un des deuxqui, au début de cette histoire, le traînaient au supplice, lacorde au cou.) Les deux autres reçurent chacun un formidable coupde poing qui les écarta.

Les deux compagnons passèrent. Le maître prit les devants,franchissant les marches quatre à quatre. L’écuyer suivait,guignant du coin de l’œil Roquetaille et Eynaus qui, déjà revenusde leur étourdissement, se lançaient à leur poursuite enhurlant :

– Arrête ! arrête !… Tue ! tue !…

Landry Coquenard ralentit volontairement son élan pour permettreà Roquetaille qui distançait Eynaus, de le rattraper. Et quand ille vit à portée, sans de retourner, il lança une ruade avec uneforce impétueuse, une précision remarquable. Roquetaille tomba à larenverse sur Eynaus qu’il entraîna dans sa chute. Landry Coquenardsalua ce succès vengeur par un braiment de triomphe, qu’il lançad’une voix éclatante :

– Hi han !… Hi han !…

Et, en deux formidables enjambées, il rejoignit Valvert aumoment où, derrière Rospignac, il faisait irruption dans lachambre.

Valvert tomba comme la foudre sur le baron au moment où lepoignard, dans un éclair blafard, s’abattait sur Concini. Rospignacfrappa dans le vide. Les deux poignes d’acier de Valvert s’étaientabattues sur lui, l’avaient fortement agrippé, soulevé, retourné,comme s’il n’eût été qu’un mannequin d’osier. Puis, sa botteprojetée en avant, à toute volée, heurta le chef des ordinaires aubas des reins, l’envoya rouler comme une boule aux pieds de LandryCoquenard au moment où il bondissait à son tour dans lachambre.

Sans laisser à Rospignac le temps de se reconnaître et de serelever, Landry Coquenard fondit sur lui en poussant les crisstridents du cochon qu’on saigne, des cris et des grognements siprécipités et si variés, qu’on pouvait se demander si la pièce nevenait pas d’être subitement envahie par un troupeau de pourceauxse livrant bataille entre eux. À coups de pied et à coups de poing,il acheva d’abord son homme en l’assommant à moitié. Et ceci futaccompli avec une rapidité fantastique. Puis, quand il le vitinerte, sans connaissance, il le traîna à travers la pièce quiprécédait la chambre, le précipita dans l’escalier et ferma laporte à double tour, en poussant une série de braiments vainqueurs.Après quoi, en deux bonds, il revint dans la chambre, dont il fermaégalement la porte derrière lui.

Concini n’avait pas entendu entrer Rospignac. À ce moment,Concini, qui d’ailleurs pouvait se croire en sûreté chez lui,Concini se trouvait dans un état d’érotisme tel, qu’il n’entendaitni ne voyait rien. Il ne voyait que ce corps de vierge qu’ilserrait frénétiquement dans ses bras. Ce corps, dont la doucechaleur le pénétrait, faisait couler dans ses veines des torrentsde feu, lui emplissait la tête d’un bourdonnement ininterrompu, siviolent qu’il l’empêchait de percevoir les bruits réels.

Concini ne s’aperçut donc pas qu’il s’en était fallu d’un filqu’il tombât sous le poignard de Rospignac. Ce ne fut que lorsqu’ilfut monté sur l’estrade, qu’il eut vaguement conscience qu’il sepassait quelque chose d’anormal derrière son dos. Il déposaMuguette sur le lit et se retourna, le sourcil froncé. Il accomplitce mouvement juste à point, pour voir Rospignac tomber entre lesgriffes de Landry Coquenard, lequel, en menant un tapage infernal,le reçut de la manière que nous venons d’indiquer. Il reconnutsur-le-champ son ancien valet de chambre. Il reconnut égalementOdet de Valvert qui, déjà, lui faisait face. Et la stupeur le clouasur place.

Quant à Valvert, il avait tout de suite vu qu’il arrivait àtemps pour empêcher l’abominable forfait. Il respira fortement,délivré de l’effrayante angoisse qui l’oppressait. Pour achever dele rassurer, comme si la présence de l’aimé avait suffi à ramenerla vie en elle, Muguette commençait à s’agiter doucement sur lelit.

Entre les deux hommes qui se dressaient face à face, il y eut uncourt instant de silencieux répit, amené, chez Concini, parl’anéantissement de la surprise, chez Valvert, par l’impérieuxbesoin de souffler. Pendant cet instant, Landry Coquenard achevaitsa besogne et revenait dans la chambre dont il fermait la porte àclé, comme nous l’avons dit.

Concini s’était déjà ressaisi. Il vit le geste de LandryCoquenard ; il comprit qu’il était inutile d’appeler. Il nepouvait plus compter que sur lui-même. Il ne manquait pas debravoure et il le fit bien voir. Il n’avait pas son épée aucôté : il l’avait déposée sur un meuble qui, malheureusementpour lui, était hors de sa portée. Mais il avait son poignard.Instantanément, ce poignard se trouva solidement emmanché au boutde son poing et il descendit les marches de l’estrade, se tint aubas comme pour en interdire l’approche.

Dans le même instant, Valvert se trouva, lui aussi, le poignardau poing. L’affreuse inquiétude qui l’avait rendu comme foujusque-là était tombée. Mais maintenant, c’était la colère, unecolère terrible, mortelle, qui le soulevait. Et tout raide, livide,la sueur au front, il gronda :

– Concini, l’un de nous deux doit mourir !… Concini,c’est toi qui vas mourir…

Cela tombait avec l’implacable assurance d’une condamnation àmort. Si brave qu’il fût, Concini sentit un frisson glacial luicourir le long de l’échine : la terreur de l’assassinat étaitdéjà le chancre rongeur qui empoisonnait son existence. Ilgrelotta :

– Ces deux misérables truands sont venus ici, armésjusqu’aux dents, pour m’assassiner !… Et je n’ai même pas monépée !

Il n’avait pas parlé ainsi pour insulter. Simplement, il avaitpensé tout haut. Néanmoins, ses paroles cinglèrent Valvert. D’ungeste violent, il enleva son épée qu’il jeta à Landry Coquenard, encommandant d’une voix impérieuse :

– Sur ta vie, ne bouge pas, quoi qu’il arrive.

Mais Landry Coquenard, loin de rester à sa place comme on le luiordonnait, s’approcha avec vivacité et bouleversé par une émotionétrange :

– Monsieur, fit-il d’une voix qui tremblait, c’est biendécidé, vous voulez tuer cet homme ?

D’un doigt singulièrement dédaigneux, il désignait Concinieffaré de cette intervention imprévue. Au reste, ils étaient sibouleversés tous les trois, que pas un d’eux ne s’aperçut qu’à cemoment même Muguette ouvrait les yeux, se redressait péniblementsur le lit.

La voix tremblante de Landry Coquenard avait des vibrationsaussi étranges que son étrange émotion. Valvert en fut frappé. Ildemeura une seconde pensif, fouillant son écuyer d’un regardardent, et :

– Pourquoi me demandes-tu cela ? dit-il d’une voixrude.

– Parce que, répondit Landry Coquenard, et cette fois savoix ne tremblait plus, parce que cet homme m’appartient, et depuislongtemps… Et je vous demande, monsieur, de le laisser vivre, pourque je puisse avoir la joie de le tuer moi-même.

Et ceci était prononcé avec un accent de haine, tel que Valvert,Concini et Muguette se sentirent frissonner.

– Concini, refusa Valvert, sur un ton qui n’admettait pasde réplique, doit mourir de ma main.

– En ce cas, monsieur, insista Landry Coquenard avec unefroideur qui avait on ne sait quoi de solennel, souffrez que jeprenne votre place et que je passe avant vous. Si le signor Concinime tue, vous ferez ce que vous voudrez après.

Valvert fixa de nouveau son œil clair sur Landry Coquenard. Etde la tête, il fit plusieurs fois non. Mais ce non répondaitévidemment à une pensée qui lui était venue, car, en même tempstout haut, il prononçait, d’une voix un peu radoucie, mais avec unaccent qui indiquait, une irrévocable résolution :

– Le maître passe toujours et partout avant le serviteur.Tu prendras ma place, si je suis tué. J’ai dit. Et n’ajoute plus unmot, ou, par l’enfer, c’est toi que je vais expédier lepremier.

– Je m’incline devant votre droit, prononça LandryCoquenard avec une gravité un peu triste. Mais vous regrettereztout à l’heure de ne pas m’avoir laissé faire.

Il s’inclina froidement et alla s’accoter nonchalamment à laporte, tenant sous le bras l’épée de son maître.

Pendant cette intervention, Concini avait opéré unemanœuvre : nous avons dit qu’il était descendu de l’estrade. Àce moment, il se trouvait presque à la tête du lit qu’il avait à sadroite. Pendant que Valvert et Landry Coquenard discutaient, ilavait avancé insensiblement, et de la tête du lit, il se trouvaitavoir passé au pied. Et il faut croire qu’il attachait unesingulière importance à ce déplacement, si minime qu’il fût, car,l’ayant heureusement exécuté, un sourire de satisfaction passafurtivement sur ses lèvres, et il jeta, à la dérobée, un regard sursa gauche, comme s’il mesurait la distance qu’il avait encore àfranchir pour contourner complètement le lit. Déjà, avec la mêmeadresse sournoise, il essayait de poursuivre sa manœuvre.

Valvert ne lui laissa pas le temps d’aller plus loin. Revenant àlui, avec un accent de fureur concentrée, il le défia :

– Tu as ma parole que celui-ci n’interviendra qu’après mamort… si tu me tues. Tu as ton poignard, j’ai le mien. C’est doncun combat loyal, à armes égales, d’homme à homme, que je t’offre.Défends-toi.

Et comme Concini, malgré lui, jetait un regard oblique sur sagauche, paraissait hésiter, dans un grondement menaçant, ilajouta :

– Défends-toi, ou, par le Dieu vivant, je jure que je vaist’égorger ! Cette fois, Concini n’hésita plus. Il tomba engarde pour toute réponse. Un instant, les deux rivaux se mesurèrentdu regard, avec des visages flamboyants, animés tous les deux de lamême implacable volonté de tuer.

Ce fut Concini qui attaqua le premier. Il porta son coup avecune sorte de rage impétueuse. Mais il semblait que ce coup étaitdestiné à s’ouvrir un passage plutôt qu’à tuer. En effet, en mêmetemps qu’il le portait, il faisait un bond prodigieux de côté.Toujours sur sa gauche.

Et ce bond l’amenait presque à l’extrémité de la balustrade quientourait l’estrade, au pied du lit.

Valvert para. Et il fit un bond égal sur sa droite. En sorte queConcini le retrouva instantanément devant lui. Il para, mais il nerendit pas le coup. Sans en avoir l’air, il avait très bien vu lamanœuvre de Concini et il suivait l’aboutissement de cette manœuvreavec une attention aiguë en se disant, l’esprit en éveil :

« Il médite un coup de traîtrise. Maisquoi ?… »

Une deuxième fois, Concini frappa. Et, comme pour la premièrefois, il frappa pour se faire de la place et fit un nouveau bond àgauche. Cette fois, il avait complètement contourné le lit. Alors,séance tenante il se mit à reculer lentement, cessant d’attaquer.Et ce mouvement de recul, lent, mais ininterrompu, devait leramener à la tête du lit, par conséquent au mur qui se trouvait là.Alors Valvert comprit la manœuvre. Il gronda dans sonesprit :

« Il y a là une porte secrète où il espère fuir !… Sije le laisse faire, je suis perdu, et elle avecmoi !… »

Et il ne le laissa pas faire. Brusquement, il se détendit commeun ressort, sauta sur Concini, l’étreignit à pleins bras.

Un juron de désappointement furieux. Un éclat de rire railleur.Un piétinement frénétique. Les convulsions violentes de deux êtresétroitement enlacés qui cherchent à s’étouffer mutuellement.L’éclair blafard de deux lames d’acier qui cherchent un jour, paroù elles pourront frapper le coup mortel. Un hurlement de rage etde terreur. Concini était à terre. Le genou de Valvert pesaitlourdement sur sa poitrine. Sa main gauche le serrait à la gorge,le clouait sur le tapis, et sa main droite, dans un gestefoudroyant, levait le poignard, pour le lui plonger droit dans lecœur.

Et sa main ne retomba pas. Le poignard demeura suspendu àquelques pouces de la poitrine de Concini qui, impuissant à sedégager de la formidable étreinte, fermait instinctivement lesyeux.

Landry Coquenard, lorsqu’il avait vu Concini terrassé, étaitsorti de son immobilité et s’était approché, prévoyant bien ce quiallait se passer. Et c’était lui qui, saisissant des deux mains lepoignet de Valvert, venait d’arrêter le coup.

Valvert tourna la tête, le reconnut, et, écumant de fureur,rugit :

– Landry du diable ! tu veux donc que je te tued’abord, toi !

– Monsieur, répondit Landry Coquenard d’une voixsolennelle, vous ne pouvez pas tuer cet homme.

– Pourquoi ? hurla Valvert.

– Parce que cet homme est le père de celle que vous aimez…le père de celle dont vous voulez faire votre femme, révéla LandryCoquenard.

Valvert lâcha précipitamment Concini qui se releva d’un bond.Muguette s’était redressée, avait descendu les marches de l’estradedu côté opposé à celui où étaient les trois hommes. Et, pâle commeune morte, se tenait debout au pied du lit où, sentant ses jambesse dérober sous elle, elle s’accrochait désespérément à labalustrade pour ne pas tomber.

Entre les quatre personnages de cette scène tragique, ce fut uninstant de stupeur poignante.

– Son père ! répéta machinalement Valvert, comme s’ilne pouvait en croire ses oreilles.

– Mon père ! sanglota Muguette que l’horreursubmergeait.

– Son père, confirma Landry Coquenard avec force. Et, avecun accent d’indicible reproche :

– Ah ! monsieur, pourquoi n’avez-vous pas voulu melaisser prendre votre place ?… Ce que vous ne pouvez pasfaire, vous, je pouvais le faire, moi. Nous eussions étédébarrassés… Au lieu de cela… Fasse le ciel que votre obstinationne soit pas cause d’irréparables malheurs !…

Odet de Valvert courba la tête en tortillant sa moustache d’unmouvement nerveux. Il comprenait que le brave Landry Coquenardavait raison. Il entrevoyait que Concini, père de Muguette, seraità redouter pour la jeune fille, tout autant, sinon plus quen’aurait pu l’être Concini amoureux de Muguette, étrangère pourlui. Avec cette complication en plus que, s’il pouvait, en toutejustice, frapper impitoyablement un rival dénué de scrupules, illui était moralement interdit de toucher au père de sa fiancée.

Quant à Concini, la révélation de Landry Coquenard l’avait pourainsi dire assommé. Rendons-lui cette justice de dire que cetterévélation bouleversa ses sentiments de fond en comble. Dèsl’instant où il sut que Muguette était sa fille, sa passion setrouva arrachée, déracinée complètement du coup. Et, trèssincèrement, il se fit horreur à lui-même, il se mauditvéhémentement pour avoir poursuivi sa fille de cet amour qui luiapparaissait maintenant ce qu’il était réellement :monstrueux, hors nature. Et ce n’est plus qu’à la dérobée qu’iljetait des regards gênés, honteux, sur cette enfant qu’il n’osaitplus regarder en face maintenant qu’il savait qu’elle était safille.

Cet instant de stupeur pendant lequel il semblait que ces quatrepersonnages avaient été soudain pétrifiés chacun à la place qu’iloccupait, se prolongea durant quelques secondes qui leur parurentlongues comme des heures. Et pendant tout ce temps, un silence,lourd, angoissant, pesa sur eux.

Peut-être se serait-il prolongé plus longtemps encore. Mais uneporte invisible, qui se trouvait à la tête du lit, du côtéprécisément que Concini, en rompant, avait cherché à atteindre,s’ouvrit tout à coup. Deux femmes entrèrent par cette porte.

En voyant paraître ces deux femmes, Landry Coquenard saisit lebras d’Odet de Valvert, le serra fortement, et, désignant de l’œilcelle de ces deux femmes qui précédait l’autre et s’avançait d’unpas majestueux, il lui glissa tout bas :

– Voilà la mère de Florence… votre fiancée !

– La reine-mère ! sursauta Valvert, secoué par un longfrisson. Landry Coquenard, du coin de l’œil, montra Concini quis’inclinait profondément devant la reine, et, avec un accentintraduisible, ajouta :

– Le père et la mère qui, dès l’instant où elle vint aumonde, condamnèrent leur fille à mort… Attention, monsieur,attention !…

Pour toute réponse, Valvert reprit son épée qu’il ceignit avecun geste de défi.

Ils avaient parlé bas, tous les deux. Pourtant, si bas qu’ilseussent parlé, Muguette avait entendu. Et la teinte livide de sonvisage s’était plus accentuée encore. Et elle fixait sur Marie deMédicis deux yeux exorbités, où se lisait, avec une ardentecuriosité, une inexprimable douleur. Et elle râlait dans sonesprit :

« Ma mère !… Voilà ma mère !… Et c’est elle,elle, ma mère, qui m’a condamnée à mort le jour même où je suisvenue au monde !… Est-ce possible ?… Ma mère est donc unmonstre ?… Puis-je croire cela, puis-je le croire ?…Ah ! pourquoi ne suis-je pas morte, eneffet ?… »

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