La Fin de Pardaillan

Chapitre 24LE DUC D’ANGOULÊME ET FAUSTA

Le gouverneur de la Bastille n’était autre que la reine régente,Marie de Médicis elle-même.

Comme elle ne pouvait pas exercer en personne les fonctions decette charge, elle avait mis là, comme lieutenant, une créature àelle, sur le dévouement de laquelle elle savait pouvoir compter. Cesous-gouverneur de la Bastille était le seigneur de Châteauvieux,ancien chevalier d’honneur de la reine.

Châteauvieux était un courtisan et non un geôlier. C’était unvieux galantin toujours fort empressé et fort galant auprès desdames. En tout bien tout honneur, du reste, car son âge et lesinfirmités qu’il entraîne avec lui, lui interdisaient de passer auxactes, ne lui permettaient pas autre chose que les propos qu’ildébitait d’ailleurs avec une galanterie exquise, une politesseraffinée.

Grand seigneur, il n’entendait absolument rien aux fonctions –d’ailleurs largement rémunératrices – qu’il devait à la confiancede la reine. Non seulement il n’y entendait rien, mais encore ilrefusa énergiquement de se mettre au courant de ces fonctions, des’y intéresser. Cependant, comme il fallait que la besognematérielle fût abattue, que les rouages administratifs de lamachine fonctionnassent d’une façon satisfaisante, Châteauvieux, àson tour, choisit un sous-lieutenant sur lequel il pourrait sereposer, comme la reine se reposait sur lui, et qui accomplissait àbas prix la besogne qu’il aurait dû accomplir.

Châteauvieux passa en revue les bas officiers de la sombreprison. Son choix se fixa sur un nommé Rose, qui devint ainsi lesous-gouverneur de la Bastille. Celui-là était né geôlier. Touteson existence, il l’avait passée à la Bastille, où il avait débutédans les emplois les plus bas. D’échelon en échelon, il s’étaitélevé jusqu’à ce grade de bas officier qui était le sien et qu’iln’aurait jamais dépassé sans l’arrivée de Châteauvieux. On peutdonc dire qu’il connaissait à fond, jusque dans leurs plus infimesdétails, les nombreux services qu’il était chargé de diriger. Sousce rapport, le choix de Châteauvieux avait été heureux.

Lorsque Fausta s’était présentée, on l’avait conduite à l’hôtelde M. le gouverneur, lequel se trouvait, après avoir franchile premier pont-levis, à main droite, sur la première cour au boutde laquelle se trouvait l’avenue de la grande cour, puis la portede la grande cour, un second pont-levis et le corps de garde.L’extraordinaire beauté de Fausta, cet air de souveraine majestéqui était le sien enflammèrent aussitôt Châteauvieux, qui se mit àlui débiter ses galanteries les plus choisies, les mieuxtournées.

Fausta vit aussitôt à qui elle avait à faire. Avec cetteprodigieuse facilité d’assimilation qui était une de ses forces,elle se mit instantanément au diapason du vieux galantin. Ellepensait bien, en arrivant, qu’elle en aurait pour une heure oudeux, car, contrairement à ce qu’avait supposé Pardaillan, sonintention bien arrêtée était d’avoir un entretien avec le ducd’Angoulême avant de lui faire ouvrir les portes de sa prison… sitoutefois elle n’utilisait pas séance tenante l’ordre d’écrou quiavait si fort étonné Concini quand elle le lui avait demandé. Cequi, on le devine, était subordonné à cet entretien préalablequ’elle voulait avoir avec le prisonnier.

Fausta avait pensé qu’en apportant un ordre de mise en libertéimmédiate parfaitement en règle, on ne ferait aucune difficulté delui permettre de communiquer avec le prisonnier. En conséquence,elle avait négligé de demander une autorisation spéciale à Concini.En fait, dans les conditions où elle se trouvait, aucun gouverneurn’eût refusé. Et en réalité, dès les premiers mots qu’elle prononçasur ce sujet, le galant Châteauvieux s’empressa d’acquiescer à sademande et se précipita pour la conduire lui-même à la chambre duprisonnier.

L’un et l’autre, ils avaient compté sans Rose. C’était unesombre brute que ce Rose. Châteauvieux n’avait qu’une idée trèsvague de ce que pouvait être ce règlement de la Bastille. Parcontre, Rose le connaissait à fond, et on peut croire qu’il setenait sévèrement à cheval dessus. Il en récita tant d’articles, ilfit une énumération si terrifiante des peines terribles quipunissaient les moindres manquements à ce sacro-saint règlement, ilen dit tant et tant que le vieux Châteauvieux, effrayé, battitprécipitamment en retraite, supplia Fausta de ne pas insister.

Fausta y consentit de bonne grâce, se disant qu’après toutl’entretien qu’elle voulait avoir avec le duc d’Angoulême pouvaitaussi bien avoir lieu ailleurs qu’à la Bastille. Seulement elledemanda au gouverneur d’activer les formalités afin de pouvoir seretirer le plus vite possible. Mais là encore elle se heurta aumauvais vouloir de Rose, qui voyait toujours partir ses prisonniersavec un déchirement affreux et qui, pour les garder un peu pluslongtemps, multipliait et prolongeait à plaisir toutes lesformalités. Et ceci, en se donnant des airs charitables d’homme quise met en quatre pour activer la libération de malheureux quiavaient hâte de reprendre leur liberté. De plus, comme ces lenteurspréméditées du sinistre geôlier faisaient tout à fait l’affaire dugalant Châteauvieux, qui ne s’était jamais vu à pareille fête, ilen résulta que l’attente de Fausta se prolongeainterminablement.

Pendant ce temps, dans une chambre assez confortablement meubléede la prison d’État, un gentilhomme de fière allure, plein devigueur, jeune encore assurément, mais les tempes déjàgrisonnantes, se promenait avec une impatience fébrile entre lesquatre murs de sa prison. Ce gentilhomme, c’était celui que Faustavenait délivrer, c’était Charles de Valois, comte d’Auvergne, ducd’Angoulême. Et en marchant, le duc d’Angoulême murmurait àdemi-voix pour lui-même, en froissant un papier qu’il tenait à lamain :

« Qui peut bien m’avoir adressé ce mystérieux billet quim’est parvenu hier et qui m’annonce ma prochaine mise enliberté ?… Qui ?… Le billet est signé : une ancienneennemie. Une ancienne ennemie devenue la meilleure, la plusprécieuse des amies puisqu’elle me tire de cet enfer !… Elleme tire est bientôt dit… M’en tirera-t-elle ?… Qui peut bienêtre cette ancienne ennemie ?… J’ai beau chercher, je netrouve pas ?… Au diable, après tout, peu importe qui elle est,pourvu qu’elle me fasse ouvrir les portes de cette maudite prisonoù je suis enfermé depuis dix ans… Dix ans ! les dix plusbelles années d’une existence humaine passées entre ces quatremurs !… C’est à en devenir fou ! »

De temps en temps, il se précipitait vers la porte, tendaitl’oreille : il lui avait semblé entendre un bruit de pas et,naturellement, il se figurait qu’on venait le chercher. Ildemeurait là un long moment, l’oreille collée contre le bois de laporte. Et quand enfin il lui fallait se rendre à l’évidence etreconnaître qu’il avait été le jouet d’une illusion, il secouait latête d’un air accablé, se mordait les lèvres jusqu’au sang,reprenait sa marche.

Et cela durait ainsi depuis que le jour s’était levé. Or, commeil venait, une fois de plus, de se précipiter vers la porte, il euttoutes les peines du monde à étouffer le rugissement de joie follequi montait à ses lèvres. Cette fois, il en était sûr, il n’étaitpas la victime d’une erreur, on venait.

Il ne se trompait pas. La porte s’ouvrit. Rose, flanqué de deuxguichetiers, parut. D’une voix larmoyante, il annonça l’heureusenouvelle. Et il continua imperturbablement, à accomplirl’interminable série des formalités. Et pendant ce temps, le duc serongeait les poings d’impatience à grand’peine contenue, étranglépar l’appréhension de voir surgir quelque complication inattenduequi l’obligerait à réintégrer sa cellule.

Enfin, les maudites formalités étant accomplies, il fut conduitchez le gouverneur. Maintenant, il était un peu plus tranquille. Àmoins qu’une catastrophe inouïe ne s’abattît sur lui, il pouvait sedire qu’il était libre. Maintenant, il était possédé par unecuriosité ardente : connaître la mystérieuse ancienne ennemiequi avait été assez puissante pour l’arracher à sa tombe anticipée.Il vit Fausta. Comme Pardaillan, malgré les années écoulées, il lareconnut sur-le-champ.

– La princesse Fausta ! s’écria-t-il stupéfait.

Il avait pensé à une infinité de femmes, hormis à elle.

– Non pas la princesse Fausta, répliqua Fausta avec unecertaine vivacité, mais la duchesse de Sorrientès.

Et elle mit un doigt sur les lèvres pour lui recommander lesilence. Recommandation qu’il observa d’autant plus volontiersqu’il n’était pas fâché de rassembler un peu ses idées fortementdésemparées par la surprise que lui causait la découverteincroyable, inimaginable, incompréhensible pour lui qu’il venait defaire : Fausta s’intéressant à lui au point de lui fairerendre sa liberté et de venir elle-même lui faire ouvrir les portesde son cachot. Il est de fait que cette générosité, de la partd’une ennemie qu’il avait autrefois combattue avec l’aide dePardaillan, qui lui avait porté de rudes coups sous lesquelsc’était miracle vraiment qu’il n’eût pas succombé, cette générositésubite lui donnait fort à réfléchir et faisait se dresser dans sonesprit une foule de points d’interrogation.

Cependant, le moment finit par arriver où il ne resta plus qu’àlâcher le prisonnier. C’est ce qui fut fait. Mais le galantChâteauvieux se fit un devoir de reconduire lui-même la princessehors de l’enceinte de la prison. Le duc d’Angoulême et Fausta,après avoir essuyé les derniers compliments du gouverneur qui serésigna enfin à les quitter, se trouvèrent enfin seuls, hors del’enceinte de la formidable forteresse. Alors seulement, le duccommença à respirer plus librement. Mais la précipitation aveclaquelle il s’éloigna de la porte, indiquait qu’il ne se sentiraitvraiment rassuré que lorsqu’il aurait mis une appréciable distanceentre lui et la sombre demeure où il avait gémi durant de longuesannées.

Le duc offrit sa main à Fausta et la conduisit jusqu’à salitière. Ce ne fut que lorsqu’ils furent près de cette litière,loin de toute oreille indiscrète, que Charles d’Angoulême parla,et, avec un accent d’inexprimable gratitude :

– Madame, dit-il, en me tirant de cet enfer où je meconsumais lentement, vous avez acquis des droits à mon éternellereconnaissance. Vous me connaissez, vous savez que vous pouvez mecroire si je vous dis que, vienne l’occasion, je vous montrerai quevous n’avez pas obligé un ingrat.

Il prit un temps et plongeant ses yeux dans les yeux de Faustaattentive, avec un sourire indéfinissable :

– En attendant que vienne cette occasion, laissez-moi vousdire, sans plus tarder, qu’il faudra que ce que vous avez à medemander soit tout à fait irréalisable, tout à fait au-dessus demes forces pour que je ne vous l’accorde pas.

Ces paroles prouvaient qu’il ne croyait pas au désintéressementde celle à qui il parlait. Elles prouvaient aussi qu’il était hommede résolution, allant droit au but, sans feintes ni détours. Faustale comprit bien ainsi. Elle ne sourcilla pas cependant.

Et, étrangement sérieuse :

– Vous pensez donc que j’ai quelque chose à vousdemander ? dit-elle.

– Je pense, fit-il sans hésiter et en la regardant toujoursen face, je pense que la princesse Fausta ne fait rien à la légère.Je vous ai combattue autrefois. Mais vous me rendrez cette justiceque si la lutte entre nous fut violente, acharnée, elle demeuratoujours loyale, de mon côté du moins ?

– Je le reconnais très volontiers.

– Il n’en demeure pas moins acquis que nous fûmes ennemis.Et vous n’aviez aucune raison de rendre service à un ennemi. Jepense donc que si vous l’avez fait, c’est que vous avez jugé qu’unealliance entre nous était nécessaire à la réalisation de vosprojets que j’ignore. Me serais-je trompé, par hasard ?

– Non, fit-elle simplement. J’ai, en effet, despropositions à vous faire. Mais comme ces propositions ne sauraientêtre faites dans la rue…

– Je m’en doute bien, interrompit-il, en souriant. Je suis,princesse, prêt à vous suivre partout où il vous plaira de memener.

– Vous êtes un charmant cavalier, duc, complimentagravement Fausta, et je constate avec satisfaction que dix annéesde tortures morales n’ont en rien altéré vos facultés. S’il vousplaît de prendre place dans cette litière, nous nous rendrons chezmoi, où nous pourrons nous entretenir en toute sécurité. Au lieu deprendre place dans le lourd véhicule qu’elle lui désignait, le ducd’Angoulême eut malgré lui un mouvement de recul. En même temps, iljetait sur les cavaliers de l’escorte qui attendaient impassibles àquelques pas de là, un regard si expressif que Fausta commanda ensouriant :

– D’Albaran, une monture pour Mgr. le duc d’Angoulême.D’Albaran se retourna et fit un signe. Un de ses hommes mitaussitôt pied à terre et vint présenter son cheval au duc, à qui iltint l’étrier. Celui-ci sauta en selle avec une légèreté qu’onn’eût certes pas attendue d’un homme qui venait de subir de longuesannées d’une déprimante captivité. Et tout joyeux :

– Par la mordieu ! s’écria-t-il, on respirelà-dessus !

Et s’adressant à Fausta :

– De grâce, madame, mettez le comble à vos bontés :partons sans plus tarder. On étouffe à l’ombre de ces sinistresmurailles.

– Partons, commanda Fausta avec un sourireindéfinissable.

En même temps qu’elle donnait cet ordre à haute voix, son regardrivé sur les yeux de d’Albaran donnait un autre ordre, muetcelui-là. Et le colosse qui avait compris, comme il l’avait déjàfait une fois, se retourna vers ses hommes et, d’un coup d’œilexpressif, il leur désigna le duc pendant que, du geste, ilcommandait une manœuvre.

En exécution de ces ordres muets, l’escorte se divisa en deuxpelotons. Le premier de ces pelotons précéda de quelques pas lalitière. Le second la suivit. De cette manœuvre, il résulta quelorsque la cavalcade s’ébranla, d’Angoulême et d’Albaran, qui setenaient aux portières de la litière, se trouvèrent pris entre cesdeux pelotons.

Les geôliers de la Bastille avaient si bien fait traîner leschoses que la nuit tombait lorsque Fausta et son escortes’engagèrent dans la rue Saint-Antoine. Pardaillan, qui avait vusortir Fausta et d’Angoulême, attendait leur passage au coin decette rue Saint-Antoine. Il remarqua très bien, lui, lesdispositions prises par d’Albaran sur l’ordre muet de sa maîtresse.Et avec un sourire railleur, il songea :

« Ce pauvre duc qui caracole et fait des grâces, qui paraîts’impatienter de l’allure lente que les mules de Fausta l’obligentà garder, ce pauvre duc n’a pas l’air de se douter qu’il est bel etbien prisonnier de celle qu’il semble tout joyeux et tout fierd’escorter. »

Pardaillan, avec cette sûreté de coup d’œil qui n’appartenaitqu’à lui, avait bien jugé la situation telle qu’elle était enréalité : le duc d’Angoulême était bien prisonnier ded’Albaran, et il ne paraissait pas s’en douter.

Une fois de plus, Pardaillan suivit Fausta jusqu’à l’hôtel deSorrientès. La nuit était tout à fait venue lorsqu’il vit lalitière pénétrer dans la cour d’honneur et la grande porte serefermer sur le duc d’Angoulême qui, cette fois, se trouvaitréellement prisonnier, à la merci de la terrible jouteuse qu’ilavait peut-être eu tort de suivre avec tant d’aveugle confiance. Ilva sans dire que Pardaillan était on ne peut plus décidé à entrer àson tour dans l’hôtel et à entendre ce que Fausta allait dire àcelui qu’il avait tendrement aimé autrefois et pour qui il avaitaccompli des exploits prodigieux, qui laissaient loin derrière euxles légendaires exploits des anciens preux.

L’aventure pouvait paraître insensée à tout autre quePardaillan : Fausta devait être gardée, et bien gardée chezelle. La tenter, cette aventure, c’était peut-être venir se jeterdélibérément dans la gueule du loup. Pardaillan, qui était payépour connaître Fausta mieux que personne, s’était dit à lui-mêmetout ce qu’il avait à se dire à ce sujet. Et il est certain quedevant l’énumération d’obstacles quasi insurmontables, tout autreque lui eût renoncé à une pareille entreprise. Mais les obstacles,loin de décourager Pardaillan, avaient le don de l’exciterdavantage au contraire. Puis, il en avait vu et fait bien d’autresdans sa vie aventureuse. Le matin même, n’avait-il pas réussi àpénétrer chez Concini qui était gardé chez lui aussi bien quepouvait l’être Fausta chez elle ?

Loin de renoncer, Pardaillan s’était confirmé dans sa résolutionet s’était mis incontinent à chercher le moyen de réaliser sonprojet. Il avait fini par se dire :

– Pardieu, j’irai à cette petite porte du cul-de-sac, jefrapperai trois coups légèrement espacés et je prononcerai cenom : La Gorelle… Je verrai bien ce qu’il en résultera.

Nous rappelons que, dans les premiers chapitres de cettehistoire, nous avons montré La Gorelle s’entretenant avec Faustacachée dans sa litière. Pour montrer qu’elle n’avait rien oublié,la mégère avait répété à haute voix les indications que Faustavenait de lui donner. Pardaillan qui passait, avec son fils Jehan,près de la litière, à ce moment là, avait entendu ces paroles. Iln’y avait, alors, prêté aucune attention. Brusquement, ellesvenaient de lui revenir à la mémoire et il avait décidé d’en faireson profit.

Cependant, en arrivant sur les lieux, Pardaillanréfléchit :

« Diable, c’est que voilà déjà pas mal de jours que j’aientendu ces paroles… Il est à présumer queMme Fausta, devenue duchesse de Sorrientès etenvoyée extraordinaire de Sa Majesté Très Catholique, a depuislongtemps changé son mot de passe… On ne m’ouvrira pas, c’est à peuprès certain. »

Cette réflexion judicieuse fit que Pardaillan, au lieu de s’enaller tout droit frapper à la porte du cul-de-sac, comme il avaitd’abord décidé de le faire, se mit à faire le tour de l’hôtel,étudiant les lieux, mesurant du regard la hauteur des murs, aveccette sûreté et cette rapidité de coup d’œil qui étaient siremarquables chez lui. Et il bougonna :

– Diantre soit de ces murs d’une hauteur démesurée !…Je vous demande un peu quel bon sens il y a de faire des murs aussiextravagants… Cela devrait être défendu… Il y a quelque vingt ans,ils ne m’eussent pas arrêtés… Mais aujourd’hui, une escaladepareille n’est plus de mon âge… Si seulement j’étais sûr de ne pastrouver, de l’autre côté, une sentinelle… on pourrait encoreessayer… Je sais bien que je pourrai toujours me débarrasser decette sentinelle… sans la tuer. Mais cela n’ira pas sans quelquebruit, tout au moins sans quelque appel malencontreux qui attireradu monde… ce qui me mettra dans l’impossibilité d’entendre ce queMme Fausta, duchesse de Sorrientès, veut dire àCharles d’Angoulême… Et moi je veux entendre cela précisément… Non,décidément, cette escalade ne me dit rien… Allons-nous-en frapper àcette petite porte. Il en arrivera ce qu’il en arrivera.

Cette fois, Pardaillan était bien décidé : il allarésolument à la petite porte, frappa les trois coups, prononça lemot de passe. Et la porte s’ouvrit aussitôt.

Pardaillan, le visage enfoui dans le manteau, entra dans unemanière de corps de garde faiblement éclairé par une veilleuse. Undes hommes qui se trouvaient là se leva, et, sans prononcer uneparole, sans lui demander la moindre explication, lui fit signe dele suivre. Pardaillan suivit, sans souffler mot : puisqu’on nelui demandait rien. Son guide le conduisit dans une antichambre oùil le laissa seul, en le priant d’attendre qu’on vint lechercher.

Dès qu’il se vit seul, Pardaillan ouvrit la porte opposée àcelle par où était sorti l’homme qui l’avait amené là. La portedonnait sur un couloir faiblement éclairé. Il s’engagea résolumentdans ce couloir et s’éloigna. Il ne savait pas du tout où il setrouvait ni où il aboutirait. Néanmoins, il marchait avec assurancede ce pas silencieux qui n’avait rien perdu de sa souplesse et desa légèreté d’autrefois. Il comptait sur ce flair particulier quil’avait servi dans tant de circonstances critiques pour découvrirla pièce où Fausta allait recevoir le duc d’Angoulême, Il traversaainsi plusieurs salles, ouvrant sans hésiter les portes qu’iltrouvait sur son chemin et les refermant sans bruit après avoirconstaté qu’il n’avait pas encore trouvé ce qu’il cherchait.

Jusque-là il n’avait pas rencontré âme qui vive. C’était àcroire qu’il avait fait fausse route et qu’il s’était égaré dansune partie de l’hôtel momentanément inhabitée. Il persistaitcependant, guidé par cette intuition qui ne l’avait jamais trompé.Il venait d’arriver dans un petit cabinet et se dirigeait vers uneporte qu’il se disposait à ouvrir.

Comme il atteignait cette porte, elle s’ouvrit d’elle-même. Unhomme parut.

Pardaillan ne distingua pas les traits du nouveau venu. Mais ilvit fort bien qu’un homme se dressait sur le seuil de cette porteet lui barrait le passage. Il leva aussitôt les bras pour lehapper, le saisir à la gorge, l’empêcher de crier, d’ameuter toutl’hôtel. Il n’acheva pas son geste. L’homme, d’une voix prudemmentassourdie, venait de s’écrier :

– Monsieur de Pardaillan !…

– Valvert ! répliqua Pardaillan, stupéfait.

Odet de Valvert – car c’était bien lui – entra, et, comme s’ilne pouvait en croire ses yeux, répéta :

– Monsieur de Pardaillan !

– Que fais-tu ici ? gronda Pardaillan soudainhérissé.

Ce tutoiement inusité, cette extraordinaire émotion chez unhomme qu’il avait toujours vu si souverainement maître de luifirent comprendre au jeune homme que quelque chose de très gravearrivait à son vieil ami. Il retrouva aussitôt son sang-froid quela surprise lui avait fait perdre un instant, ce sang-froid quiparaissait avoir abandonné Pardaillan, lequel, pourtant, ne perdaitpas facilement la tête.

– Mais, monsieur, fit-il avec douceur, je fais monservice.

– Ton service ?… Quel service ?

– Mon service de gentilhomme auprès deMme la duchesse de Sorrientès.

– La duchesse de Sorrientès !… Tu es au service de laduchesse de Sorrientès ?

– Oui, monsieur.

– Depuis quand ?… Comment se fait-il que tu ne m’en asrien dit ?

Chose extraordinaire et qui commençait à inquiéter sérieusementValvert, loin de se calmer, l’agitation de Pardaillan ne faisaitque grandir. Aussi, le jeune homme se dit-il que le meilleur moyend’en sortir était de donner des réponses nettes, précises, auxquestions du chevalier. Après quoi, il pourrait questionner à sontour.

– Je suis à son service depuis dix jours, dit-il. Avant qued’accepter les offres magnifiques qu’elle me fait, j’ai voulu vousconsulter comme c’était mon devoir, monsieur. Malheureusement, vousveniez de partir pour Saugis. Voilà pourquoi je suis ici sans vousavoir rien dit. Vous voyez qu’il n’y a pas de ma faute. Je suisretourné deux fois à votre logis pour vous mettre au courant. J’ysuis retourné pas plus tard que ce matin encore pour une chose quivous intéresse personnellement, vous et mon cousin Jehan. DameNicolle était toujours sans nouvelles de vous et n’a pu me direquand vous seriez de retour.

Ces explications eurent le don de satisfaire Pardaillan. Ilrespira, comme soulagé d’un grand poids et il retrouvainstantanément tout son sang-froid.

– Bon, dit-il, en somme, c’est de ma faute ce quit’arrive.

– Que m’arrive-t-il donc ? sourit Valvert.

– Je vais te le dire, et du coup, tu comprendras l’émotionqui m’a saisi en te trouvant ici, au service de la duchesse deSorrientès.

Pardaillan parlait maintenant avec une gravité qui impressionnafortement Valvert. De même que la façon bizarre dont le chevalieravait insisté sur les mots que nous avons soulignés lui fit dresserune oreille des plus attentives.

Pardaillan s’approcha de lui, lui prit la main et la serrantfortement, penché sur lui, baissant la voix, en le fouillant de sonregard étincelant :

– Sais-tu quel est le vrai nom de cette duchesse deSorrientès ?

Bouleversé par le ton sur lequel Pardaillan venait de parler,Valvert frissonna :

– C’est donc d’elle qu’il s’agit ?… Ah ! moninstinct ne m’avait pas trompé !… Je sentais quelque chose delouche en elle, chez elle, autour d’elle… Si bien que, malgré lesconditions merveilleuses qu’elle me faisait, c’est en rechignantque j’étais entré à son service… Et j’enrageais de votre absence,monsieur, parce que je me disais que vous seul pouviez me tirerd’embarras, vous seul pouviez éclaircir les vagues soupçons quej’éprouvais en me renseignant sur son compte.

– Tu vas être fixé. Et du même coup, tu vas comprendrel’émotion qui m’a saisi en te trouvant sur mon chemin… Car enfin,c’est un fait : te voilà au service de la duchesse deSorrientès… Et moi, je suis ici en ennemi de ta maîtresse… Ce quifait que je vais t’avoir contre moi.

Ces paroles, Pardaillan les avait prononcées de cet air froidqu’il prenait en de certaines circonstances. Il serrait toujoursfortement la main du jeune homme, et il fouillait de plus en plusde ce regard qui avait le don de lire jusqu’au plus profond descœurs.

– Contre vous ! protesta Valvert avec un accent dedoux reproche, vous ne le pensez pas, monsieur.

Et s’animant :

– Puisque la duchesse est votre ennemie, elle devient lamienne dès cet instant. Sachez, monsieur de Pardaillan, que jen’aime, je n’admire et je ne vénère personne au monde autant quevous. Vous me diriez que Dieu lui-même est votre ennemi : jecroirais aveuglément que Dieu est devenu un mauvais bougre. Et sanshésiter, je me mettrais avec vous contre lui. Je pensais, monsieur,que vous m’auriez fait l’honneur de ne pas douter de moi.

Il était vibrant de sincérité. Pardaillan sourit doucement, etlui serrant plus fortement la main :

– Je le savais, dit-il, mais j’avais besoin de tel’entendre dire. Et maintenant que tu l’as dit, je dois t’avertirde ceci : « Le petit roi, Louis treizième, Concini, lesGuise, les Bourbon, Condé, d’Épernon, d’Angoulême, Luynes etl’évêque de Luçon tous ceux qui détiennent le pouvoir ou cherchentà s’en emparer, tous ceux-là réunis sont, à eux tous, moinsredoutables que celle que tu ne connais encore que sous le nom deduchesse de Sorrientès.

– Peste, monsieur, c’est quelque chose, en effet, souritValvert. Et très sérieux à son tour, le regardant droit dans lesyeux :

– Pourquoi dites-vous cela ?

– Pour que tu saches… puisque tu vas te trouver avec moicontre elle, dit froidement Pardaillan.

– Je me tiens pour dûment averti. Mais avec vous, monsieurde Pardaillan, je tiendrais tête à tous les démons de l’enferréunis. Et, par la fièvre, Mme de Sorrientèsn’est pas, j’imagine, plus redoutable à elle seule que tous lesdiables d’enfer. Videz donc votre sac, monsieur, et dites-moi quiest au juste cette duchesse qui doit être bien redoutable, eneffet, pour que vous en parliez, vous, ainsi que vous lefaites.

Il disait cela avec tant d’insouciante tranquillité quePardaillan, qui s’y connaissait en fait de bravoure, l’admiraintérieurement. Et l’attirant tout contre lui, dans un souffle àpeine distinct, il révéla :

– C’est Fausta.

L’effet produit par ce nom dépassa tout ce que Pardaillan avaitpu imaginer.

– Fausta ! s’écria Valvert dans un sursautviolent.

Et, tout aussitôt, il lança autour de lui des regards chargés deméfiance et sa main, d’un geste machinal, assujettit le ceinturon,se crispa sur la garde de l’épée : le geste de l’homme quisent la bataille imminente. Et, comme s’il ne pouvait en croire sesoreilles, il répéta :

– Fausta, la mère de Jehan ? (Pardaillan fit oui de latête.) Celle dont vous m’avez si souvent raconté l’histoire ?…L’ancienne papesse ?… Celle qui arma le bras du moine JacquesClément ?… Celle qui faillit asseoir le duc de Guise sur letrône de France, si vous n’aviez été là ?… Celle qui a voulumille fois vous meurtrir ?

À toutes ces questions qui se pressaient sur les lèvres du jeunehomme, Pardaillan répondait par son immuable mouvement de têteaffirmatif que soulignait un sourire aigu. Et Valvert épuisa lasérie par cette dernière question :

– Elle n’était donc pas morte ?

– Il paraît, dit Pardaillan. Et le pis est qu’elle revientplus puissante, plus formidablement armée qu’elle n’a jamaisété.

– Je comprends votre présence ici ! s’écriaValvert.

Et, s’animant de nouveau, le geste impatient, l’œilflamboyant :

– C’est la lutte… l’effroyable lutte d’autrefois quireprend plus implacable, plus acharnée que jamais entre vous etelle.

– Et cette fois-ci, Odet, la lutte ne se terminera que parla mort de l’un de nous deux… Peut-être y resterons-nous tous lesdeux.

– Allons donc, monsieur, vous l’avez toujours battue !se récria Valvert qui exultait maintenant.

– Je me fais vieux, Odet, terriblement vieux, soupiraPardaillan en hochant la tête.

– Ah ! la belle, l’admirable, l’effrayantelutte ! s’enthousiasma Valvert qui n’avait pas entendu. Et jevais en être, moi, de cette lutte épique ! Quel honneur etquelle joie pour moi, monsieur !

Cette juvénile ardeur amena un sourire de satisfaction sur leslèvres de Pardaillan. Mais il n’oubliait pas ce qu’il était venufaire à l’hôtel de Sorrientès et il commençait à trouver qu’ilperdait plus de temps qu’il ne convenait. Le plus simplement dumonde, il formula sa demande :

– Ta maîtresse vient de rentrer en compagnie d’ungentilhomme avec lequel elle va avoir un entretien. Il faut quej’assiste à cet entretien sans qu’on puisse soupçonner maprésence.

– Venez, monsieur, fit Valvert qui était impatient d’agir.Quelques secondes plus tard, dans un petit réduit obscur où Valvertvenait de le faire entrer, Pardaillan se tenait devant une porte.Il n’avait plus qu’à entrebâiller légèrement cette porte pour voiret entendre ce qui allait se passer de l’autre côté. Alors il setourna vers Valvert et lui glissa à l’oreille :

– Va maintenant… Et arrange-toi de manière à ce qu’on nepuisse soupçonner que c’est toi qui m’as introduit ici. Quoi qu’ilarrive, n’oublie pas que tu ne me connais pas, que tu m’ignorescomplètement, comme je t’ignore moi-même. Va, mon enfant.

Ce congé ne faisait pas du tout l’affaire de Valvert qui nerêvait plus que bataille, qui sentait que l’action était engagée etqui voulait à tout prix y remplir son rôle, si modeste qu’il fût.C’est ce qu’il essaya de faire entendre à Pardaillan. MaisPardaillan, qui en avait décidé autrement, le poussa doucement versla porte, en disant sur un ton d’irrésistible autorité :

– Va-t-en, te dis-je… Ne comprends-tu pas que si je suispris, je compte sur toi pour me délivrer ? Encore faut-il pourcela que tu gardes ta liberté. Obéis, corbleu !

Il savait bien ce qu’il faisait en disant qu’il comptait sur luipour le délivrer s’il en était besoin. Valvert, qui auraitpeut-être résisté, s’inclina devant cette raison qui lui parutdécisive. Il se résigna à sortir. Si pressé qu’il fût, Pardaillans’assura qu’il s’éloignait réellement avant de venir se mettre àson poste d’écoute. Quand il fut certain qu’il était bien parti, ileut dans l’ombre un sourire de satisfaction et murmura ces parolesqui eussent fort contrarié Valvert s’il avait pu lesentendre :

– Je m’en voudrais d’exposer cet enfant aux coups del’implacable Fausta. C’est bien assez, c’est trop déjà d’avoir eurecours à lui pour me guider jusqu’ici. Mais cela, espérons qu’ellene le saura pas.

Ayant fait cette réflexion, Pardaillan ouvrit sans bruit laporte devant laquelle il était revenu, écarta légèrement la tenturequi se trouvait de l’autre côté de cette porte, s’appuyacommodément au chambranle et, ouvrant les yeux, tendant l’oreille,il regarda et écouta.

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