La Fin de Pardaillan

Chapitre 16LA DÉCLARATION

Dès la fin de cette première semaine de son entrée au service dela duchesse, le revirement produit chez le comte de Valvert étaitsi complet qu’il se disait :

– J’étais un sot et un niais ! Je ne sais quellesimaginations stupides et malveillantes je m’étais logées dans latête. La duchesse est la plus loyale, la plus honnête, la meilleuredes femmes, qui soient au monde. Il serait à souhaiter, que nosprinces et princesses de France fussent pareils à cette princessed’Espagne. On verrait assurément moins de misère, on entendraitmoins de sourdes malédictions parmi ceux qui peinent sans relâchepour gagner juste de quoi ne pas mourir de faim. Je suis chez ellejusqu’à la fin de mes jours que je souhaite aussi longs quepossible. Car ce n’est point moi qui quitterai son service, et jesuis sûr qu’elle ne me congédiera jamais, attendu que je mets etmettrai toujours tous mes soins à la satisfaire. Or, puisqu’il enest ainsi, pourquoi tarder à cueillir le bonheur là où je crois letrouver : dans l’amour de ma jolie Muguette ?… Je saisbien qu’elle se montre très réservée avec moi. Mais quoi, c’est sonrôle de jeune fille honnête, qui se respecte. M’aime-t-elleseulement ? Ventrebleu, si je ne lui demande jamais, je ne lesaurai jamais, comme dit Landry, qui est un homme qui ne manque pasde sens. Eh bien, je le lui demanderai pas plus tard que demain. Ilen arrivera ce qu’il en arrivera.

Le lendemain était un dimanche. Cela n’empêcha pas Brin deMuguet de venir comme tous les jours, à l’heure dite, les braschargés de fleurs. Et naturellement, elle avait mis ses habits desjours de fête, sous lesquels elle paraissait encore plus charmanteque d’habitude.

Retiré dans son appartement, Valvert, qui s’était rendu libre cejour-là, la guettait du haut de sa fenêtre. Quand il la vittraverser la cour pour sortir, il descendit précipitamment, biendécidé à en finir. Elle n’avait pas fait quatre pas dans la rueSaint-Nicaise que Valvert la rattrapait.

En le voyant arriver à son côté, elle eut son petit froncementde sourcil, signe de mécontentement chez elle.

Cependant, avec sa politesse accoutumée, d’une voix quitremblait, il implora :

– Voulez-vous me permettre de vous accompagner jusqu’à larue Saint-Honoré ?

Ils n’avaient pas d’autre chemin que la rue Saint-Nicaise pouraller à la rue Saint-Honoré. Elle ne pouvait se dérober à moins derépondre à une politesse par une grossièreté gratuite. Elle acceptad’une simple inclination de tête. Elle le vit très troublé. Ellepressentit la vérité. Car si elle était l’innocence et la puretémêmes, elle n’était pas, elle ne pouvait pas, pauvre enfant de larue, ignorer certaines choses que n’ignorent pas, parfois, lesjeunes filles les mieux gardées. Et la rue Saint-Nicaise, nousl’avons dit, était le plus souvent déserte, comme elle l’était ence moment même, et elle comprit d’instinct que c’était sur cettesolitude que le jeune homme comptait, en quoi elle ne se trompaitpas, du reste. Alors, elle pressa le pas en disant en manièred’excuse :

– Excusez-moi, je suis très pressée. Et, étourdiment, elleajouta :

– C’est que, voyez-vous, le dimanche, je vais à lacampagne. Ce sont les seules heures de réconfort et de bonheur sansmélange dont s’illumine ma pauvre existence, et pour rien au mondeje ne voudrais m’en priver, ou simplement les abréger.

Ces paroles avaient jailli spontanément, comme malgré elle. Ilétait certain qu’elle venait de dire la vérité. Il faut croirepourtant qu’elle avait des raisons de la cacher, cette vérité, carelle ne l’eût pas plus tôt lâchée qu’elle se mordit les lèvres, etregretta amèrement d’avoir parlé.

– Ah ! vous allez à la campagne ! Chez des amis,sans doute ? fit Valvert.

Elle eut un geste évasif et ne répondit pas. Valvert d’ailleursn’insista pas. Comme on dit, il n’avait parlé que pour parler, pours’entraîner, sans trop savoir ce qu’il disait. Ils continuèrentd’avancer côte à côte, en silence. À chaque pas qu’il faisait,Valvert se disait :

« Je parlerai tout à l’heure. »

Et il ne parlait pas. Elle n’était pas très longue, cette rueSaint-Nicaise. Pourtant Valvert la trouvait terriblement courte etse désespérait de voir approcher si vite la rue Saint-Honoré… Larue Saint-Honoré, sillonnée d’une foule de passants endimanchés oùil ne pourrait plus parler et où il lui faudrait se séparer d’elle.Par contre, et c’est tout naturel, elle lui paraissait interminableà elle. Il lui semblait qu’elle n’atteindrait jamais la rueSaint-Honoré… La rue Saint-Honoré, où elle serait délivrée de lamenace qu’elle sentait suspendue sur sa tête.

Ils arrivèrent près de l’hospice des Quinze-Vingts sans avoirajouté un mot. Déjà ils pouvaient voir les passants de la rueSaint-Honoré. Encore quelques pas, ils seraient au milieu de cespassants. Il serait trop tard pour lui. Elle, serait débarrassée.Valvert prit héroïquement son parti.

Il s’arrêta et se plaça devant elle de telle manière qu’il luibarrait le passage. Non pas qu’il eût calculé la manœuvre : ilétait bien trop troublé pour calculer quelque chose. Simplementparce que la rue était étroite et que d’instinct il avait voulutourner le dos à ces horribles gêneurs qui allaient et venaient,là-bas, dans cette maudite rue Saint-Honoré.

Elle dut s’arrêter. Elle le vit très pâle, la sueur del’angoisse au front. Elle comprit. Elle se fit instantanément trèssérieuse, presque hostile. Un pli dur barra son front si pur. Sonregard rieur devint de glace. Et elle eut un geste demécontentement des plus significatifs.

Lui, ne vit rien. Il réunit tout son courage et, à moitiésuffoqué, tant le cœur lui battait violemment dans la poitrine,balbutia :

– Laissez-moi implorer une grâce… une grande grâce de vous.Elle eut un nouveau geste d’ennui, plus accentué, regarda à droiteet à gauche comme si elle cherchait par où elle pourrait s’évaderet, ne trouvant pas sans doute, tenta d’écarter le coup :

– Je vous en prie, dit-elle d’une voix toute changée,laissez-moi passer… Je vous ai dit que j’étais très pressée.

Il implora à son tour :

– Je vous en supplie, laissez-moi parler. Je vous jure queje ne vous retiendrai pas longtemps.

Elle comprit qu’elle devait se résigner à accepterl’inévitable.

– Parlez donc, fit-elle sèchement.

Il se sentit étreint à la gorge par une terrible angoisse. C’estque son attitude, qu’il commençait à bien voir, parlait un langaged’une éloquence terrible pour lui. Ce n’était pas le chaste émoi dela vierge qui, tout en le redoutant, appelle de tous ses vœuxl’aveu de l’aimé. C’était l’air ennuyé de la femme qui n’aime pas,c’était la froide indifférence. Il sentit cela d’instinct. Ilentrevit que la catastrophe allait fondre sur lui. Néanmoins ils’était trop engagé pour reculer maintenant. Il alla jusqu’au bout.Il parla. Et pas une des paroles qu’il avait préparées d’avance nelui revenant à la mémoire abolie, il prononça ceci d’une voixrauque, indistincte :

– Voulez-vous être ma femme ?

Et il le prononça à peu près comme il eût asséné un coup depoing formidable, capable d’assommer un bœuf.

Et l’effet que produisirent ces paroles fut bien, en effet,celui d’une véritable assommade : elle demeura un instant sansvoix, suffoquée, fixant sur lui deux yeux exorbités où se lisait unétonnement immense, prodigieux. Car c’était cela qui la laissaitsans voix : l’étonnement qui la submergeait. Il est clairqu’elle s’attendait à tout, hormis à ces paroles-là. Et comme sielle ne pouvait en croire ses oreilles, elle bégaya :

– Vous dites ?… Répétez !…

Il se sentit un peu soulagé… Certes la réponse, si on peutappeler cela une réponse, n’était pas de nature à le rassurer en lefixant. Mais il n’était pas éconduit sans ménagement, comme ilavait cru un instant, d’après son attitude, qu’il le serait. Cetteattitude elle-même s’était déjà modifiée : elle n’était plushostile. C’était peu. Ce peu était énorme pour lui. Il répéta. Etcomme il se sentait un peu plus d’assurance, il précisa etdéveloppa un peu plus sa réponse :

– Je vous aime, dit-il avec une inexprimable douceur, jevous aime depuis longtemps… Depuis le jour, où, pour la premièrefois, je vous ai aperçue vendant vos fleurs moins fraîches etjolies que vous… Vous n’avez peut-être pas remarqué, vous… maisdepuis cette fois, tous les jours je me suis trouvé sur votrepassage, tous les jours je vous ai acheté une fleur… Ces fleurs,que votre main avait touchées, je les ai précieusement gardées,toutes, toutes… elles reposent desséchées dans un petit coffret.Depuis ce jour, votre image ne m’a plus quitté un seul instant. Ettout de suite, j’ai fait ce rêve de faire de vous la compagneadorée et respectée de ma vie. Mais j’étais pauvre alors. Avec monnom et mon titre, je ne pouvais que vous offrir de partager mamisère. Et je vous voulais riche, heureuse, parée comme une madame.J’ai attendu… j’ai eu le courage d’attendre. Jamais, je ne me suispermis de vous adresser la parole, si ce n’est pour acheter vosfleurs… Et cependant, je vous suivais tous les jours, je veillaissur vous… de loin, et je vous jure que ce n’était pas l’envie quime manquait de vous parler… Mais quoi, les seules paroles qu’unhonnête homme comme moi pouvait dire à une honnête femme commevous, ma pauvreté m’interdisait de les prononcer. Je me suis tu.Aujourd’hui, je ne suis pas riche, certes, mais j’ai une situationbrillante. Quoi qu’il arrive, je puis vous assurer un sort digne devous. Aujourd’hui, je puis parler. Et c’est pourquoi je vousrépète : Voulez-vous faire de moi le mortel le plus heureux dela terre en consentant à devenir ma femme ?

Elle l’avait écouté avec une attention aiguë, comme si, hésitantencore à en croire ses oreilles, elle voulait bien se pénétrer deses paroles pour se convaincre. Elle n’avait pas eu un mot, pas ungeste pour l’interrompre. Elle hochait doucement la tête, semblantapprouver par-ci, par-là. Quand il eut fini, quand elle eut entenduqu’il renouvelait sa demande en mariage avec un respect, unesincérité dont il eût été criminel de douter, elle se mit à riredoucement, très doucement. Et brusquement, elle éclata en sanglotsconvulsifs. Bouleversé par ces larmes imprévues qui coulaient àflots, il s’effara :

– Quoi, alors que dans mon cœur il n’y a que respect etvénération pour vous, aurais-je eu cet affreux malheur de laissertomber quelque parole offensante !…

Et s’emportant :

– Je veux m’arracher cette misérable langue qui n’a passu…

– Laissez, interrompit-elle avec douceur, laissez-moipleurer, de grâce !… Ces larmes sont douces, ces larmesconsolent… Ce sont des larmes de bonheur…

– Puissances du ciel ! Vous m’aimez donc ?…Inconsciemment cruelle, comme toute femme qui n’aime pas, ellerépondit franchement :

– Non…

Et sans remarquer qu’il chancelait sous le coup qui l’atteignaiten plein cœur, sans voir la lividité et l’angoisse de ce pauvrevisage convulsé par la douleur, l’œil rêveur, perdu dans le vague,pendant que de grosses larmes coulaient sur ses joues satinées sansqu’elle songeât à les essuyer, pour elle-même plus que pour lui,elle expliqua d’où lui provenait cette joie puissante qui setraduisait par une crise de larmes :

– Tous les hommes que j’ai rencontrés se sont crus le droitde m’insulter de leur amour… parce que je suis pauvre, sansfamille, sans nom, abandonnée de tous… Tous, ils voulaient bien demoi pour maîtresse. Aucun n’a pensé que la pauvre fille sans nompouvait être une honnête fille, ayant le respect de soi-même… Envoici enfin un, le premier, qui a compris… qui pense que je puisêtre une honnête femme, tout comme celles qui ont une famille…Ah ! comme cela est bon, et comme cela me réchauffe le cœur derencontrer un peu d’estime…

Il fut tout saisi d’entendre ces paroles qui étaient unerévélation. Il oublia sa propre douleur pour la plaindre de touteson âme. Elle demeura un instant rêveuse songeant sans doute auxhumiliations subies. Elle ne pleurait plus. Elle parut se réveillertout à coup et, souriante, elle s’approcha de lui, lui prit unemain qu’elle garda entre ses petites mains, et le considéra uneseconde en silence, avec un attendrissement profond.

– Monsieur de Valvert, dit-elle enfin, il faut que je vousdemande humblement pardon.

– Et de quoi, bon Dieu ?

– De ce que j’ai pu croire que vous étiez un homme commeles autres. Il faut que je vous le confesse, quand vous m’avezabordée, j’ai très bien compris que vous cherchiez l’occasion deplacer votre déclaration. Vous trouverez sans doute que je suisbien expérimentée pour une jeune fille. Hélas ! monsieur,songez qu’on ne se gêne guère avec une pauvre bouquetière des ruescomme moi… L’autre jour, ne m’avez-vous pas soustraite auxviolences de ce misérable !… Ne vous étonnez donc pas si j’aicompris. Et si je me suis montrée si froide, impatiente mauvaise,c’était pour vous avertir, car je croyais que vous alliez me tenirle même langage qu’ils me tiennent tous. C’est de cela, de cettemauvaise opinion que j’ai eu de vous que je vous prie de mepardonner.

– Vous ne me connaissiez pas. Vous pouviez croire en effetque j’agirais comme les autres.

– Vous ne me connaissiez pas davantage, vous, monsieur. Etcependant, vous ne m’avez pas soupçonnée. Vous ne vous êtes pasdit, comme ils se disent tous sans doute : « Avec unefille des rues, il n’est pas besoin de faire de façons. »C’est que vous avez une âme plus noble que la mienne. Je me croyaistrès fière pourtant. Monsieur de Valvert, vous êtes le plus galanthomme, le plus digne d’estime, le plus digne d’être aimé qui soitau monde.

– Mais vous ne m’aimez pas, dit-il avec amertume.Laissez-moi espérer que plus tard, quand vous me connaîtrez mieux,vous consentirez à porter mon nom.

– Je vous connais maintenant, fit-elle en secouant sa têtecharmante. Même si je vous aimais, je vous dirais : Non, je nepuis être votre femme.

– Pourquoi ?

– Voyons, vous le savez bien : Est-ce que le noblecomte de Valvert peut épouser une fille comme moi ?

– N’êtes-vous pas une honnête femme ?

– Oui, dit-elle en se redressant avec fierté, et je vousassure que ce n’est pas un mince mérite de ma part. Mais ungentilhomme, un homme de votre rang n’épouse pas une bouquetièredes rues, une Brin de Muguet, une Muguette, qui sont les noms quele populaire m’a donnés.

– Sornettes ! Si vous saviez combien peu je m’occupede ces niaiseries !

– Mais, moi, je m’en occupe. Je vous dois bien cela,d’ailleurs. Plus tard, d’ici peu peut-être, vous aurez trouvé lanoble jeune fille digne en tout point de vous. Vous rirez alors devos velléités actuelles. Il me sera doux de penser que vous bénirezalors l’humble petite bouquetière d’avoir compris, elle,l’infranchissable distance qui la séparait d’un homme tel quevous.

– Vous vous trompez, fit-il avec un accent poignant, cecœur qui s’est donné à vous, jamais ne se reprendra. Si vous nevoulez pas de moi, jamais je n’en épouserai une autre, jamais jen’en aimerai d’autre. Je garderai votre souvenir enfoui au fond demon cœur jusqu’à ce que le seigneur Dieu me fasse la grâce dem’appeler à lui… ce qui ne tardera guère.

Elle tressaillit. Le ton sur lequel il venait de parler nepouvait laisser aucun doute.

« C’est qu’il dit vrai, s’écria-t-elle en elle-même, il estcapable d’en mourir !… Pourtant, je ne peux pasl’épouser ! Non, je ne le peux pas, je ne le doispas. »

Et, tout haut, avec une grande douceur :

– Vous m’oublierez, dit-elle. Il le faut d’ailleurs… Tenez,il vaut mieux que je vous le dise : Je ne suis pas libre.

– Pas libre ! bégaya-t-il, seriez-vousmariée ?

Elle fut effrayée de sa pâleur, du tremblement convulsif qui lesecouait. Elle répondit précipitamment :

– Non, non pour Dieu, ne croyez pas cela !

– Alors… vous en aimez un autre ?

– Non plus… Je n’aime personne… Je n’ai jamais aimépersonne… et je sens… oui, je sens que si je devais aimer quelqu’unc’est vous que j’aimerais.

– Alors, implora-t-il, ne me découragez pas !…Laissez-moi croire que plus tard… J’attendrai… Oh !j’attendrai tant que vous voudrez.

– Vous me torturez bien inutilement, gémit-elle.

Et le regardant loyalement en face, droit au fond desyeux :

– Je ne suis pas libre. Mais cela peut vous être uneconsolation, je vous jure sur mon salut éternel que je ne suis pasplus libre pour d’autres que pour vous. Je vous jure que je ne memarierai jamais… que jamais personne ne m’aura. Adieu, monsieur deValvert. Dans ma triste existence, les moments de joie ont été bienrares. Je vous assure que je peux les compter. Je vous devrai un deces moments les plus purs, les plus radieux. Je ne l’oublieraijamais.

Elle lui adressa un sourire affectueux, un peu triste, et,profitant de son désarroi, elle partit d’un pas vif et léger versla rue Saint-Honoré.

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