La Fin de Pardaillan

Chapitre 21PARDAILLAN REPARAÎT

Quelques instants plus tard, précédée de son escorte commandéepar d’Albaran, la litière de la duchesse de Sorrientès débouchaitde la place des Trois-Mairies et s’engageait sur le Pont-Neuf.Cette fois, les mantelets de cuir étaient écartés et la duchesse semontrait à tous les yeux. Vêtue de cette robe blanche très simple,que nous avons vue, nonchalamment accotée contre une pile decoussins de soie cramoisie, elle regardait d’un air distrait lafoule qui sillonnait ce pont, le plus animé du Paris d’alors.

Dans le même moment, un cavalier, monté sur un cheval blancd’écume, manteau jeté sur l’épaule, s’engageait sur ce même pont, àl’autre extrémité, venant de la rue Dauphine.

Ce cavalier, c’était le chevalier de Pardaillan.

Pardaillan qui, à en juger par son costume de voyage couvert depoussière, venait de fournir une longue étape, qui revenaitprobablement de Saugis où nous savons qu’il était allé accompagnerson fils Jehan. Pardaillan qui, tout en se laissant bercer par lemouvement de son cheval qu’il avait dû, dans cette cohue, mettre aupas, se disait :

« Allons, encore quelques minutes et je me trouverai chezcette excellente Nicole, confortablement assis devant une tableconvenablement garnie de choses appétissantes, et je pourraiapaiser la faim qui me tenaille, la soif qui m’étrangle. Aprèsquoi, le ventre plein, je regagnerai mon lit, où j’espère bien nefaire qu’un somme jusqu’à demain matin. Ah ! je me fais vieux,corbleu, je me fais terriblement vieux ! Pour une malheureuseétape un peu plus longue que les autres, me voilà exténué defatigue ! »

Et il soupira.

Pardaillan, sur son cheval, avançait dans un sens pendant que laduchesse, dans sa litière, avançait dans l’autre sens. Le momentapprochait où ils allaient se croiser. Parvenu sur le terre-pleinoù l’on projetait d’élever une statue équestre au roi Henri IV –projet qui ne devait être réalisé que quelques années plus tard –Pardaillan sentit tout à coup sa selle vaciller sous lui.

Il mit lestement pied à terre. Et il accomplit ce mouvement avecune vivacité, une légèreté bien surprenantes chez un homme qui seprétendait si vieux et exténué de fatigue. Courbé sur le flanc desa monture, il se mit à resserrer la sangle de la selle. Ceci fait,il allait se redresser, sauter en selle et repartir. À ce moment,la litière n’était plus très loin de lui. Par hasard, les yeux dePardaillan tombèrent sur la duchesse qui ne pouvait le voir, masquéqu’il était par son cheval : Et il eut un sursaut violent,tandis que, emporté malgré lui, il s’exclamait d’une voixsourde :

– Fausta !…

Et, au lieu de se redresser comme il allait le faire, il secourba davantage, parut s’activer à arranger la sangle, ramenafurtivement les pans du manteau sur le visage, se dissimula enfin,autant qu’il put, derrière son cheval. La duchesse – ou Fausta,puisque Pardaillan, qui était si bien payé pour la connaître,disait que c’était elle – passa sans voir ce chevalier quiarrangeait la sangle de sa selle.

Quand il jugea qu’elle était trop loin pour le reconnaître aucas où elle se retournerait, Pardaillan se redressa lentement. Deson regard étincelant il suivait Fausta, cependant que ses traitsse figeaient en une froideur de glace, ce qui, chez lui, étaitl’indice certain d’une émotion violente.

– Fausta !… répétait-il dans son esprit.Fausta !… Elle n’est donc pas morte ?…

Et, avec un froncement de sourcils :

– Fausta… à Paris !… Oh ! oh !… Que diableFausta vient-elle faire à Paris ?…

Et, avec un de ses sourires en lame de couteau :

– Je crois que, de ce coup, voilà renversé le plantureuxdîner que je me proposais de faire !

Et, levant les épaules avec insouciance :

– Bah ! je n’en souperai que mieux… si toutefois jesoupe… Tout en songeant de la sorte, il s’était remis en selle, ilavait tourné bride, et déjà, le visage enfoui dans le manteau, lechapeau rabattu sur les yeux, déjà il suivait la litière.Pardaillan était toujours le même : l’homme aux décisionspromptes, promptement mises à exécution. L’âge semblait n’avoir euaucune prise sur lui. La barbe et les cheveux étaient devenus gris,mais il avait gardé la souplesse et la vigueur de la jeunesse.

Pardaillan, qui se disait vieux, qui, l’instant d’avant,soupirait après un bon repas et un bon lit, Pardaillan, dèsl’instant où il aperçut Fausta, qu’il croyait morte, oublia qu’ilétait vieux et qu’il avait faim et qu’il était exténué pour lasuivre. Et, en la suivant, il se parlait à lui-même à bâtonsrompus :

« Oui, corbleu ! c’est bien elle, et je ne m’étaispoint trompé !… C’est qu’elle n’est pas changée… Que diablevient-elle faire à Paris ?… On ne lui donnerait pas plus detrente ans… Où diable s’en va-t-elle ainsi ? Pourtant, si jesais bien compter, elle doit avoir dans les quarante-six ans… Bon,voilà ce que je cherchais. »

Il s’était arrêté devant un cabaret. Il sauta à terre, entradans la salle commune. En le voyant paraître, le cabaretier se hâtad’accourir, le bonnet à la main, avec toutes les marques du plusprofond respect. Pardaillan lui fit signe de le suivre et sortitaussitôt.

– Je vous le confie, dit-il en montrant son cheval. Lapauvre bête est fatiguée. Soignez-la bien. Je reviendrai lachercher… je ne sais quand.

Le cabaretier ne manifesta pas la moindre surprise. Il devaitêtre habitué aux façons de Pardaillan. Il prit le cheval par labride, en assurant « Monsieur le chevalier qu’il aurait leplus grand soin du cheval de Monsieur le chevalier ».

Pardaillan n’entendit pas ses assurances : il était déjàreparti à la poursuite de Fausta. Et il avait repris saconversation avec lui-même, conversation dont le décousu indiquaitles sautes brusques qui se faisaient dans son esprit :

« Ce n’est pas que la bonne bête n’aurait pu fournir encoreun effort, Dieu merci, nous en avons fait d’autres, elle et moi.Mais un cheval, avec Fausta… par Pilate, que vient-elle faire àParis ?… Un cheval avec elle, pouvait être bien gênant… Et oùva-t-elle ainsi ?… Ah ! diable, c’est qu’elle me paraîtvouloir sortir de la ville… Si elle va loin ainsi, me voilà bienloti… J’aurais dû garder le cheval… Eh ! eh ! moi quim’ennuyais de ne rien faire, peut-être vais-je avoir tropd’occupation… Voilà qu’elle franchit la porte Dauphine… Tiens,tiens, tiens… décidément non, j’ai bien fait de remiser le cheval…je gage qu’elle va voir son compatriote, le signor Concini…monsou lou maréchal d’Ancre… maréchal, un pleutre, unruffian qui n’a jamais su ce que c’est que de porter une épée,quelle pitié !… Que peut-elle comploter avec leConcini ?… Quelle besogne ténébreuse, terrible, comme toujoursavec elle, vient-elle accomplir ici ?… Oui, décidément, nousnous dirigeons vers la rue de Tournon… Savoir… savoir… Heu !entrer chez le Concini ?… Ce n’est pas là qu’est ladifficulté… Quelle chance que Jehan soit demeuré à Saugis, près desa femme malade… Mais entendre la conversation deMme Fausta avec monsou le maréchal, voilàqui serait intéressant… Ce n’est pas que je doute de mon fils. Jesuis sûr qu’il n’hésiterait pas un instant, entre elle et moi. Etd’ailleurs, il ne la connaît pas, elle… Il doit y avoir un moyen…c’est qu’il faudrait que je sache ce qu’elle complote… Bien qu’ilne la connaisse pas, il me répugnerait de voir le fils entrer enlutte contre sa mère… Car il n’y a pas à se le dissimuler, dèsl’instant que voilà Fausta à Paris et que m’y voilà aussi, la luttereprendra entre elle et moi… Je suis bien content que Jehan n’aitpas à participer à cette lutte… Lutte sournoise, comme autrefois,terrible, acharnée, qui, cette fois, ne se terminera que par lamort de l’un de nous deux, peut-être de tous les deux… Corbleu decorbleu, pourtant il faut que j’entende… Oui, mais comment ?…Je savais bien qu’elle allait chez Concini !… »

En effet, la litière, venant de s’engouffrer sous la hautevoûte, pénétrait dans la cour d’honneur.

Pardaillan s’arrêta. Il cherchait toujours dans sa tête lemoyen, non pas d’entrer dans l’hôtel, ce qui en effet était facile,mais d’entendre ce que la visiteuse venait dire à Concini. Et ceciétait un peu plus malaisé, pour ne pas dire impossible.

Devant la porte de l’hôtel, à l’écart des gardes et desgentilshommes qui se tenaient là, Stocco allait et venait, semblantattendre quelque chose ou quelqu’un. Stocco avait vu passer Fausta.Il la connaissait sans doute, car il lui avait adressé un de cessaluts exorbitants et gouailleurs dont il avait le secret. Et ilavait repris sa promenade un instant interrompue.

Pardaillan aperçut Stocco. Et il eut un de ces sourires aigusqui n’appartiennent qu’à lui. Il écarta brusquement le manteau etmit son visage à découvert. Et il ne bougea plus.

Ce qu’il attendait se produisit. Les yeux de Stocco tombèrentsur lui. Il pâlit. Il fit rapidement demi-tour et s’engouffra sousla voûte avec une précipitation qui était une belle et promptefuite.

Pardaillan le guidait du coin de l’œil. En deux enjambées il lerattrapa et abattit la main sur son épaule.

Sans se retourner, Stocco se secoua comme le sanglier coiffé quiveut s’arracher aux crocs de la meute. Mais Pardaillan le tenaitbien, Et quand il tenait quelqu’un, il ne fallait pas compter luifaire lâcher prise. Pardaillan ne lâcha donc pas Stocco. Mais de savoix railleuse, il prononça :

– Je te fais donc bien peur, maître Stocco, que tu détalesainsi ?

Stocco cessa de se démener. N’ayant pas réussi à se dégager parsurprise, il savait qu’il n’avait plus qu’à se tenir tranquille.Pardaillan le lâcha alors. Il était sûr que l’homme à tout faire deLéonora ne chercherait plus à s’enfuir. Eh effet, Stocco ne bougeapas. Il était toujours aussi pâle. Il n’avait plus cetinsupportable air de gouaillerie insolente qui lui étaitparticulier. Suivant une expression populaire expressive, commetoutes les expressions populaires, « il n’en menait paslarge ». Il s’inclina avec un respect qui n’était pas affecté,celui-là, et prononça :

– Oui, monsieur, j’ai peur de vous…

Et se redressant, rivant sur Pardaillan un regardflamboyant :

– Et pourtant, vous savez que je ne crains ni Dieu nidiable.

Pardaillan le considéra, ayant aux lèvres un de ces sourires quiinquiétaient terriblement ceux qui le connaissaient bien. Et levantles épaules :

– J’ai besoin de te dire deux mots qui ne doivent pas êtreentendus, dit-il.

Ils se mirent à l’écart dans la cour. Baissant la voix etdésignant Fausta du coin de l’œil, Pardaillan formula cette demandecomme une chose très naturelle :

– Tu vois cette illustre princesse qui franchit les marchesdu perron d’honneur, là-bas ?… Il faut que tu t’arranges demanière à ce que je puisse, sans être vu moi-même, assister àl’entretien, qu’elle va avoir avec ton maître.

De pâle qu’il était, Stocco devint livide. Il reculaprécipitamment de deux pas, comme s’il avait vu soudain un gouffrebéant s’ouvrir à ses pieds. Et il regarda Pardaillan avec des yeuxremplis d’épouvante.

Pardaillan, de la tête, fit plusieurs fois « oui », del’air de quelqu’un qui maintient résolument sa demande.

– C’est comme si vous me demandiez ma tête, monsieur,grelotta Stocco.

– Je sais, dit froidement Pardaillan. Mais je sais aussique tu tiens particulièrement à ta tête – et du diable si je saispourquoi, car elle est plutôt hideuse, ta tête – et que tut’arrangeras pour que je ne sois pas surpris, pour que tu ne soispas soupçonné, et, en conséquence, pour que ta précieuse tête nesoit pas menacée.

– Tout, monsieur, râla Stocco qui tremblait de tous sesmembres, tout ce que vous voudrez, mais ne me demandez pas cela…C’est impossible… tout à fait impossible, monsieur.

– Soit, dit Pardaillan avec la même froideur. Alors je tesaisis des deux mains que voici, je te traîne devant Concini, et jelui raconte certaines choses que tu sais aussi bien que moi.Notamment comment est morte certaine maîtresse particulièrementchérie de Concini et dont il a juré de venger la mort. Alors taprécieuse tête tombe… Sans compter qu’avant de la faire tomber,Concini s’amusera bien un peu à t’infliger quelques petitstourments de son invention.

Et d’une voix rude :

– Allons, choisis, et dépêche-toi, car voici la princessequi disparaît. Si le regard avait le pouvoir de tuer, Pardaillanfût tombé roide sous le coup d’œil mortel que lui décocha Stocco.Mais Pardaillan en avait vu bien d’autres. Ce n’était pas un Stoccoqui pouvait l’émouvoir. Voyant qu’il ne se décidait pas, ilallongea les deux mains et les abattit sur l’espion. Celui-cicomprit que la menace n’était pas vaine. Quant à espérer qu’ilpourrait s’arracher à son étreinte, il savait bien qu’il n’étaitpas de force à le faire. Il n’y songea même pas. Il grinça,vaincu :

– Venez… et puissiez-vous être damné jusqu’à laconsommation des siècles :

– Bon, railla Pardaillan, maudis-moi tant que tu voudras,mais obéis. C’est ce que tu as de mieux à faire. Quant au reste, jesuis bien tranquille : tu sauras bien t’arranger pour ne pasêtre pris.

Ils se mirent en marche. Dans un couloir, Pardaillan qui, commebien on pense, ne perdait pas de vue son guide, surprit un regardmenaçant, un sourire équivoque. Il saisit Stocco par le bras et leserra. D’une voix étouffée, Stocco gémit :

– Vous me faites mal !… Qu’est-ce qui vousprend ?

Pardaillan continua de serrer, Stocco gémit un peu plus fort.Alors, d’une voix qui fit courir un frisson de terreur le long deson échine, Pardaillan l’avertit :

– Ne t’avise pas de me conduire dans un traquenard. Ne vapas te tromper de chemin… Sans quoi, tu ne sortiras pas vivant demes mains. Marche, maintenant. Et marche droit : j’ai l’œilsur toi.

Il le lâcha. Stocco se le tint pour dit cette fois. Et frottantson bras endolori, il « marcha droit ».

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