La Fin de Pardaillan

Chapitre 14VALVERT SE MONTRE HÉSITANT

Le reste de cette journée et la journée du lendemain, Valvert etLandry Coquenard, n’ayant pour ainsi dire pas bougé de chez eux, sepassèrent en propos à peu près semblables. Valvert, réservé àl’extrême, comme tous les timides, Valvert qui ne connaissait guèreà Paris que les deux Pardaillan auxquels il n’avait jamais osé seconfier, Valvert n’arrêtait pas de bavarder depuis qu’il avait sousla main un confident.

Il est vrai que Landry Coquenard se montrait le plus complaisantdes confidents, sachant écouter avec une inaltérable patience despuérilités vingt fois répétées. La vérité est que s’il se montraitsi attentif, c’est que Valvert lui parlait de Brin de Muguet. Et ilavait, lui, une véritable adoration pour celle que, dans son fondintérieur, il n’appelait jamais autrement que« l’enfant » ou la « petite ». Odet de Valvertne se doutait pas de cela. Il se figurait que l’attention de LandryCoquenard prêtait à ses ressassages, venait de l’affectionreconnaissante qu’il lui avait vouée. Et, comme il était lui-mêmed’un naturel très tendre, porté à s’exagérer à l’excès les servicesqu’on lui avait rendus, il lui savait un gré infini et sentait sedévelopper en lui cette sympathie instinctive que, dès le premierabord, il avait éprouvée pour le pauvre diable.

D’autre part, comme Landry Coquenard accomplissait son serviceavec une ponctualité scrupuleuse et se montrait plein de délicatesintentions, il en résultait que l’accord était parfait entre lemaître et le serviteur, et que tous deux étaient égalementenchantés l’un de l’autre. Si bien que, au bout de ces trois joursde vie en commun, il leur semblait qu’ils se connaissaient depuisde longues années et qu’ils ne pourraient plus se séparer. Ce quin’empêchait pas Landry Coquenard, ainsi qu’on a pu le voir, degarder ses petits secrets pour lui.

Le vendredi soir, à l’heure convenue, Odet de Valvert, à sontour, venait frapper à la porte de l’hôtel Sorrientès. Seulement,lui, il frappait à la grande porte qui s’ouvrit immédiatementdevant lui. Dans le grand vestibule, éclairé par d’énormestorchères de bronze doré, des soldats, l’épée au côté, appuyés surla hallebarde, veillaient devant chaque porte, immobiles et raidescomme des statues. Des huissiers, taillés en hercules, circulaientsilencieusement, graves et recueillis comme des fidèles dans uneéglise, recevaient discrètement les visiteurs nombreux malgrél’heure tardive, et, selon le cas, les éconduisaient prestementavec toutes sortes de ménagements ou d’égards ou, avec la mêmepolitesse onctueuse particulière aux gens d’Église, lesconduisaient dans de vastes et somptueuses antichambres où ilsattendaient d’être appelés. Et cela s’accomplissait dans un ordreparfait, discrètement, poliment, mais avec la célérité des gens quisavent que le temps est précieux et ne veulent pas perdre leleur.

Dès son entrée, le comte Odet de Valvert fut, pour ainsi dire,happé par un de ces huissiers si merveilleusement stylés. À peineeut-il décliné son nom, qu’il fut conduit dans une petite pièce oùil demeura seul. Dès son entrée, il avait été ébloui par le luxeprodigieux qui s’étalait autour de lui.

– Ah çà ! se disait-il en se raidissant, pourdissimuler l’étonnement qui le submergeait, me serais-jetrompé ? Serais-je ici, au Louvre ? Des gardes, desofficiers, des gentilshommes, des pages, des huissiers, les laquaisen quantité innombrable ! Et ces meubles, ces tentures, cestapis, ces tableaux, ces objets d’art entassés avec une prodigalitéinouïe. Oui, par le ventrebleu, je suis ici au Louvre !

Il ne demeura peut-être pas une minute seul. Presque aussitôtd’Albaran parut. Et il entama aussitôt l’interminable échange despolitesses raffinées. Odet de Valvert, sans sourciller, comme s’iln’avait fait que cela toute sa vie, rendit salut pour salut,compliment pour compliment, sourire pour sourire.

– Je vais avoir l’honneur de vous conduire moi-même près deson Altesse, qui vous attend dans ses appartements privés, déclarad’Albaran, après avoir enfin terminé ses politesses.

Il le prit familièrement par le bras et l’entraîna. Ilstraversèrent plusieurs salles meublées avec la même somptuositéextraordinaire. Odet de Valvert, qui se sentait observé par songuide, montrait un visage impénétrable. Mais, malgré son assurance,malgré son apparente indifférence, son émerveillement allait engrandissant et il se disait :

– L’Italie, l’Espagne, la France, ont déversé ici leurstrésors d’art les plus rares, les plus précieux ! Je n’auraisjamais supposé qu’il fût possible d’étaler un luxe pareil et avecquelle science incomparable, quel goût impeccable, toutes cesrichesses sont rangées ! Je me croyais au Louvre ! ParDieu, non, je suis ici tout bonnement dans la demeure du dieuPlutus.

Les premières pièces qu’ils avaient traversées étaientencombrées par une cohue étincelante de seigneurs, qui attendaientpatiemment d’être reçus. Là, c’était le bruit, le mouvement, lavie. Les suivantes se trouvèrent désertes. Là, c’était le calme, lesilence. Et ce calme, ce silence étaient si pesants, siimpressionnants, que d’instinct, sans savoir pourquoi, Valvert semit à marcher sur la pointe des pieds et baissa la voix pourrépondre à son compagnon, tout comme il l’eût fait dans une église.Peut-être, sans s’en rendre compte, subissait-il l’influenced’Albaran qui lui donnait l’exemple.

Ils arrivèrent dans une petite pièce, sorte d’oratoire meubléavec une simplicité relative, doucement éclairé par des cires rosesqui, en se consumant, répandaient dans l’air un léger parfum, trèsdoux. Dans un fauteuil large et profond comme un trône, une femmeétait assise. Une femme !… Un être de beauté prodigieuse,surnaturelle. Trente ans, à peine. Vêtue d’une robe très simple,sans aucun ornement, de fin lin d’une éblouissante blancheur. Pasde bijou, sauf à un doigt, un petit cercle d’or mat, pareil à unealliance. Les mêmes yeux larges et profonds, d’une angoissantedouceur, que nous avons déjà signalés. Des attitudes d’une suprêmeharmonie. La majesté d’une souveraine. C’était cette duchesse deSorrientès, dont nous n’avons vu jusqu’ici que les yeux.

D’Albaran vint se courber devant elle, comme il se fût courbédevant une reine et prononça :

– J’ai l’honneur de présenter à Votre Altesse le seigneurcomte Odet de Valvert.

Ceci fait, il se retira discrètement.

Odet de Valvert, plus ébloui par la prestigieuse beauté de cettefemme qu’il ne l’avait été par les richesses accumulées dans cettefastueuse demeure, se courba avec cette grâce juvénile qui luiétait propre et, se redressant, attendit dans une attitude simpleet digne qu’on lui adressât la parole.

La duchesse de Sorrientès fixa sur lui l’éclat profond de sesmagnifiques yeux noirs. Sur cette physionomie étincelante deloyauté, elle lut l’admiration profonde que sa vue causait. Cetteadmiration ne lui déplut pas sans doute, car quelque chose, commeune lueur de satisfaction, passa dans son regard. Et elle sourit.Elle sourit, et ce fut comme un éblouissement. Elle parla de savoix harmonieuse qui enveloppait comme une caresse, à la fois sidouce et si impérieuse, et elle alla droit au but, sans s’attarderà des compliments, elle :

– Monsieur de Valvert, dit-elle, mon fidèle d’Albaran medit que vous êtes libre et tout disposé à entrer à mon service, siles conditions que je veux vous faire vous paraissent acceptables.Voici ce que je vous offre ; une somme de cinq mille livrespour vous équiper convenablement d’abord ; deux mille livrespar mois, le logement et la table chez moi s’il vous plaît de logerchez moi, toutefois ; tous vos frais payés en casd’expédition, et, à la suite de chacune de ces expéditions, unegratification qui variera selon l’importance de cette expédition,mais dont vous aurez lieu d’être satisfait, attendu que j’aitoujours su me montrer généreuse envers ceux qui me servent bien.Cela vous paraît-il acceptable ?

Odet de Valvert plia les épaules comme assommé. On lui offraitdeux mille livres par mois, à lui qui hésitait à en demander cinqcents, tant ce chiffre lui paraissait exorbitant. On conviendraqu’il y avait de quoi être ébloui. D’autant plus que, depuis qu’ilavait mis les pieds dans ce merveilleux hôtel, il allaitd’éblouissement en éblouissement. Il se remit vite pourtant. Et, entoute sincérité, répondit :

– C’est trop, madame.

– Monsieur de Valvert, prononça gravement la duchesse deSorrientès, on ne saurait jamais payer trop cher les services d’unhomme de votre valeur. Vous acceptez donc ?

– Avec joie, madame.

– Bien. Et soyez tranquille, ce que je viens de vousindiquer n’est qu’un commencement. Tenez pour assuré que votrefortune est faite : je m’en charge.

– Vous me voyez confus de tant de bontés, madame.

La duchesse lui lança un de ses regards profonds. Elle le vitvibrant de sincérité et d’enthousiasme, prêt à se faire massacrerpour elle, dévoué jusqu’à la mort. Elle ne manifesta aucune joie.Elle garda son calme souverain. Il semblait qu’elle était habituéeà n’avoir autour d’elle que des dévouements poussés jusqu’aufanatisme. Un de plus n’était fait ni pour l’étonner, ni pourl’émouvoir. Elle reprit :

– D’Albaran m’a fait part de la réserve que vous avez faiteconcernant votre souverain…

Elle laissa la phrase en suspens, comme pour lui permettre deplacer son mot. Ou peut-être le sonder, car elle le fouillaitjusqu’au fond de l’âme de son regard de flamme. Si acquis que parutValvert, il répondit aussitôt :

– En effet, madame, je n’entreprendrai jamais rien contremon roi.

C’était prononcé avec une énergie qui ne permettait pas deconserver le moindre doute sur sa fidélité envers son roi.Néanmoins, la duchesse insista. Et, avec un sourire :

– Si je vous demandais cela, vous renonceriez à la fortuneque je vous offre ?

– Sans hésiter, madame. Plutôt demeurer gueux toute ma vie,que de trahir mon roi. J’ajoute, madame, que non seulement jen’entreprendrai rien contre lui, mais encore je combattrai detoutes mes forces quiconque, à ma connaissance, entreprendra quoique ce soit contre lui.

Ceci encore était prononcé sur un ton qui ne laissait aucundoute sur sa résolution. La duchesse continua de sourire, mais nerépondit pas sur-le-champ. Était-elle fâchée ou satisfaite de laréponse ? Valvert, qui l’observait avec attention, n’aurait pule dire, tant elle se montrait impénétrable. Cependant, comme ellene répondait pas encore, il s’inquiéta en lui-même :

« Oh ! elle voulait donc m’employer contre leroi !… Voilà bien ma chance ! Pour une fois que lafortune s’offre à moi pour tout de bon, je suis obligé del’écarter ! »

Enfin, la duchesse se décida, et souriant toujours :

– Noble désintéressement, scrupules généreux, qui vous fontle plus grand honneur, mais qui ne me surprennent pas de vous, quime prouvent simplement que je vous ai bien jugé, monsieur, et quifont que, plus que jamais, je suis désireuse de vous attacher àmoi, assurée que je suis de trouver en vous le même dévouement pourma personne que vous montrez pour votre roi, dit-elle.

Ces paroles firent rentrer la joie à flots dans le cœur deValvert, qui s’inclina en signe d’assentiment. La duchesse continuaavec une gravité soudaine :

– Rassurez vous, monsieur, je suis ici pour travaillerde toutes mes forces en faveur du roi de France (elleinsistait sur les mots que nous avons soulignés). Je ne vousdemanderai donc rien qui ne soit pour son service. Même quand celan’y paraîtra pas.

– En ce cas, disposez de moi, madame, comme bon vousl’entendrez. Vous trouverez en moi fidélité et dévouementabsolus.

– Je le sais, fit gravement la duchesse.

Elle se tourna vers une petite table qui se trouvait à portée desa main, griffonna quelques lignes et frappa sur un timbre. À cetappel, d’Albaran parut et se tint immobile près de la porte. Sanss’occuper de lui, elle se retourna vers Valvert :

– Je vous ferai connaître en temps et lieu ce que j’attendsde vous, dit-elle. En attendant, vous serez attaché à ma personneet vous n’aurez d’ordres à recevoir que de moi, uniquement. Parcontre ici, tout le monde devra vous obéir… Hormis d’Albaran qui,comme vous, n’a d’ordres à recevoir que de moi-même, et aveclequel, je l’espère, vous vivrez en bonne intelligence ; jevous rappelle que vous aurez votre appartement ici, que vous serezlibre d’occuper ou de ne pas occuper, à votre convenance.

– Quand voulez-vous que je commence mon service,madame ?

– Mais le plus tôt possible. Toutefois, prenez le temps devous équiper.

– Ceci peut être fait dès demain, madame.

– Après-demain, c’est dimanche, jour consacré au Seigneur.Soyez ici lundi matin, voulez-vous ?

– Lundi matin, je viendrai prendre vos ordres, madame. D’unléger mouvement de tête, elle opina. Et s’adressant à d’Albaran, enlui tendant le feuillet sur lequel elle avait écrit quelquesmots :

– D’Albaran, dit-elle, conduis M. le comte de Valvertà mon trésorier, qui lui comptera la somme portée sur ce bon.Ensuite, tu lui montreras l’appartement qui lui est destiné. Allez,monsieur de Valvert.

Et d’un geste de reine, elle les congédia tous les deux.

Tous les deux s’inclinèrent comme ils eussent fait devant unereine et sortirent. Dehors, Valvert dut essuyer les compliments ducolosse, qui se félicitait de l’avoir pour compagnon, avec une joiequi paraissait sincère. Chez le trésorier, Valvert, qui croyaitfaire un rêve éblouissant, se vit compter, en belles pièces d’or,cinq mille livres, qui furent empilées dans un sac de cuir. Plusdeux mille livres.

– Pour le premier mois de Monsieur le comte, payé d’avance,déclara le trésorier avec son plus gracieux sourire.

Et les deux mille livres allèrent s’ajouter aux cinq mille dansle petit sac de cuir. Toujours conduit par d’Albaran, Valvertsortit, pressant contre sa poitrine le précieux sac qu’il couvaitd’un regard attendri. La visite à l’appartement qui lui étaitdestiné fut rapidement expédiée. Valvert ayant déclaré que sonintention était de n’occuper qu’accidentellement, en cas denécessité absolue, cet appartement qui, quoique assez simple, n’enparaissait pas moins un merveilleux nid, comparé à son taudis de larue de la Cossonnerie.

La visite terminée, d’Albaran qui, visiblement, s’efforçait dese montrer bon camarade, se fit un devoir de lui donner quelquesindications préliminaires, au sujet du service qui allait être lesien et de lui faire connaître les goûts, les habitudes, voire lespetites manies de celle qui allait être sa maîtresse. Comprenantl’utilité des renseignements qu’on lui donnait, Valvert l’écoutaavec une attention soutenue, nota soigneusement dans sa mémoire lesdétails qui lui parurent importants et remercia chaleureusement lecolosse.

– Son Altesse, dit celui-ci en terminant, se montre trèsexigeante, très stricte. Elle ne pardonne jamais deux fois unenégligence où une distraction dans le service. Ce sont là petitesmisères, qu’avec un peu de bonne volonté, on peut facilements’éviter. D’ailleurs, elle rachète cela par une générosité dont onne peut se faire une idée. Elle a fixé vos gages à deux millelivres par mois. Vingt-quatre mille livres par an, c’est une sommequi a de quoi satisfaire le plus exigeant. Bien des maîtres s’entiendraient là. Elle, non, et vous verrez qu’au bout de l’an, lesgratifications reçues égaleront pour le moins les gages. Quand onpaye ainsi, plus que royalement, on peut, je pense, exiger de sesgentilshommes, comme du plus humble de ses serviteurs, uneobéissance passive. Faites votre profit de ce que je vous dis là etvous verrez que vous vous en trouverez bien.

Valvert, tout simplement, fit mentalement la multiplication devingt quatre mille par deux. Il avait fait un peu la grimace enentendant parler des exigences de la duchesse et surtoutd’obéissance passive. Il estima, comme d’Albaran, que quarante-huitmille livres par an permettaient à celui qui les donnait de semontrer quelque peu exigeant.

– Bon, dit-il, on fera de son mieux pour la satisfaire.

– Ce n’est pas tout, reprit d’Albaran, vous voilàmaintenant à l’abri des entreprises de M. le maréchal d’Ancrequi, je vous l’ai dit, vous veut la malemort. Vous allez être undes premiers gentilshommes de Son Altesse. Tenez pour assuréqu’elle saura vous défendre avec vigueur.

– Oh ! fit insoucieusement Valvert, pour me défendre,je compte surtout sur ceci et sur ceci.

Et il frappait rudement sur ses deux bras et sur le pommeau deson épée.

– Vous êtes fort, je le sais, mais M. d’Ancre est toutpuissant. Il peut vous faire arrêter. Si ce malheur vous arrivait,n’oubliez pas de vous réclamer de la duchesse. Du fait que vous luiappartenez, vous êtes inviolable. Nul, dans ce royaume, ne peutporter atteinte à votre liberté… sans le consentement de SonAltesse.

– Pas même le roi ? railla Valvert.

– Pas même le roi ! répliqua gravement d’Albaran.

Valvert le considéra avec attention. Il le vit très sincère,très convaincu. Il cessa de railler. Et le fouillant duregard :

– En sorte que si le roi me faisait arrêter ?

– Son Altesse irait au Louvre vous réclamer.

– Et le roi me ferait remettre en liberté ?

– Oui.

– S’il refusait ?

– Il ne refusera pas…

– Pourtant ?…

– Il ne refusera pas… Il ne pourra pas refuser.

– Ah çà ! notre maîtresse est donc bienpuissante ?

– Au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer.

Pendant qu’il posait ces questions, Valvert ne cessait deregarder d’Albaran droit au fond des yeux. Et il se convainquit dela parfaite sincérité du colosse. Il n’y avait pas à setromper : il était absolument convaincu de la toute puissancede sa maîtresse. Et comme il y avait de longues années qu’il étaità son service, on pouvait croire qu’il avait de bonnes raisons pourmontrer tant d’assurance.

Valvert n’insista pas davantage. Après avoir remercié unedernière fois, il enfouit son sac au fond de sa poche, s’enveloppadans son manteau et sortit de l’hôtel. Dehors, la nuit était tout àfait venue. La rue Saint-Nicaise longeait le rempart d’un côté. Del’autre côté, il n’y avait que l’hôtel de Sorrientès à sonextrémité, puis la chapelle Saint-Nicolas et les Quinze-Vingts àl’autre extrémité, près de la rue Saint-Honoré. Entre lesQuinze-Vingts et Saint-Nicolas courait un long mur masquant desterrains et le cimetière contigu à la chapelle. De-ci, de-là,quelques masures qui paraissaient abandonnées coupaient ce mur. Lelieu était sinistre, propice à souhait à un mauvais coup.

Valvert n’y prit pas garde. Pendant qu’il se dirigeait vers larue Saint-Honoré d’un pas souple, allongé, il avait l’espritpréoccupé par les dernières paroles de d’Albaran. L’assurance ducolosse au sujet de la puissance de la duchesse de Sorrientès avaitproduit sur lui une impression profonde. Chose bizarre, qu’il eûtété bien en peine d’expliquer, dont il ne se rendait peut-être pastrès bien compte, au lieu de le rassurer, cette toute-puissanceocculte de la mystérieuse étrangère, au service de laquelle ilvenait de s’engager, lui causait une indéfinissable inquiétude. Etil songeait :

« Décidément, qu’est-ce que cette duchesse de Sorrientès,dont je n’ai jamais entendu parler ?… Chez elle, devant elle,si incomparablement belle, je me sentais transporté de joie,j’étais tout feu tout flamme… D’où vient que maintenant me voicitout morose ?… Çà, quelle mouche venimeuse m’a piqué ?…En dehors des mirifiques promesses qu’elle m’a faites et qu’on peuttoujours esquiver, il est un fait certain, c’est que j’emporte dansma poche sept mille livres en bel et bon or. Sept mille plus cinqmille que vaut l’agrafe font douze mille. Douze mille livres, c’estdéjà une fortune !… une fortune que je tiens !… Et je nesaute pas de joie… Que la fièvre me ronge !… Tout cela parceque ce d’Albaran si aimable, si poli – ah ! qu’il est doncaimable et poli, ce comte d’Albaran ! – m’a assuré que samaîtresse, notre maîtresse, est assez puissante pour imposer sesvolontés au roi lui-même !… Comment ? par le sang deDieu, comment ?… »

Voilà ce que se disait Odet de Valvert. Et il était si absorbépar ses pensées, qu’il ne s’apercevait pas qu’il faisait nuitnoire, que les rues étaient désertes et que des ombres inquiétantesse coulaient aux coins des rues, dans les renfoncements, sous lesauvents. Cependant, à force de ressasser tout ce qu’il avait vu etentendu, il finit par se dire :

« Eh ! que m’importe après tout ! Par la fièvreet la peste, vais-je me plaindre maintenant d’avoir eu la bonnefortune d’avoir mis la main sur un maître plus riche, plus généreuxet, peut-être, plus puissant que le roi ?… Elle m’a dit :“Je suis ici pour travailler de toutes mes forces en faveur du roide France”. Elle l’a dit en propres termes, et je m’en souviensfort bien. Une femme comme celle-là ne s’abaisse pas à mentir. J’endonnerais ma tête à couper. Donc, je puis être tranquille, etpuisque ma fortune semble vouloir m’accorder ses faveurs, ne lalâchons pas, ventrebleu ! »

S’étant rassuré de la sorte, Valvert s’inquiéta soudain de sevoir dans le noir. Jamais pareille inquiétude ne lui était venue.C’est que jamais, il ne s’était vu en possession d’une somme aussiforte que celle qu’il avait emportée de l’hôtel de Sorrientès.D’instinct, sa main alla chercher sa poche et s’assura que leprécieux sac s’y trouvait toujours. Puis son poing se crispa sur lagarde de son épée, il prit le milieu de la chaussée et allongeaencore le pas.

Malgré ces craintes inconnues jusqu’à ce jour, il arriva sansencombre rue de la Cossonnerie. Il se rua dans l’allée, fermasoigneusement la porte derrière lui et grimpa les marches del’escalier quatre à quatre. Il fit irruption dans sa mansarde et,rayonnant, toute sa joie revenue, annonça triomphalement :

– La fortune, Landry, j’apporte la fortune !

– Faites voir, monsieur.

– Regarde.

Il ouvrit le sac, l’éleva au-dessus de la table et laissaretomber en cascade bruissante les pièces rutilantes. Ce fut unruissellement d’or.

– Combien, monsieur ? s’informa Landry Coquenard, quiouvrait des yeux émerveillés.

– Sept mille, fit laconiquement Valvert qui riait de toutson cœur des mines de son écuyer.

– La somme est coquette. Je suppose que c’est là le premierquartier ?

– Tu ne doutes de rien, toi !… Non, il y a là cinqmille livres pour m’équiper et deux mille pour le premier mois.

– Ce qui fait vingt-quatre mille au bout de l’an. Par lagueule de Belzébuth, c’est appréciable.

– De fixe, Landry, de fixe. Il y a les gratifications enplus.

– Qui peuvent se monter à… ?

– À la même somme… si je m’en rapporte à ce que dit lecomte d’Albaran.

Landry Coquenard fit entendre un long sifflementd’admiration.

– Son Altesse Mme la duchesse de Sorrientèsfait bien les choses, dit-il. Pour le coup, vous aviez raison,monsieur : c’est la fortune, la vraie fortune, la grandefortune.

Il s’approcha de la table, plongea les mains dans le tas ets’amusa à faire tinter les pièces.

– Tiens ! c’est de l’or espagnol ! dit-ilsoudain.

– Voyons cela ! s’écria vivement Valvert. Il prit unepoignée de pièces et vérifia.

– Toutes à l’effigie de Philippe III d’Espagne !…Voilà qui est étrange ! fit-il soudain assombri.

– Pourquoi étrange ? s’étonna Landry Coquenard.Mme la duchesse de Sorrientès est espagnole, elle aapporté de l’or de son pays, elle le distribue, royalement, ma foi,je trouve cela très naturel, moi.

– Au fait, reconnut Valvert, tu as raison. Je ne sais sic’est là un effet de ma nouvelle fortune, mais je n’ai plus que desidées saugrenues dans la tête.

– Quant à moi, conclut Landry Coquenard avec une grimacemélancolique, si Mme la duchesse voulait bien medonner seulement le quart de cette somme, je vous assure que je nem’aviserais pas d’éplucher de quel pays vient son or.

– Tu as raison. Décidément, je crois que je perds l’esprit.Mais, dis-moi, Landry, je crois bien que l’émotion m’a creusé. Jemeurs de faim, figure-toi. N’as-tu pas quelque chose à me donner àmanger ? La moindre des choses.

– Monsieur, il reste un pâté intact et la moitié d’unevolaille. J’ai des œufs aussi, et du lard. Je puis vous fairesauter une omelette.

– Non, le pâté et la volaille suffiront.

– Monsieur, je ne vous cache pas que l’émotion m’a creuséaussi, moi. Je ne serai pas fâché de me mettre quelque chose sousla dent. Et dame, pour deux, je crains que ce ne soit un peumaigre.

– Alors, fais ton omelette. Mais, comme je m’aperçois quetu es un goinfre insatiable, fais-la un peu forte… si toutefois tuas des œufs en quantité suffisante.

– J’en ai douze, monsieur. Rapportez-vous-en à moi. Pendantque son maître lui racontait son entrevue avec la duchesse deSorrientès, Landry Coquenard ravivait le feu qui couvait sous lacendre, disposait le couvert, confectionnait l’omelette et, sansdoute pour ne pas donner un démenti à son maître, qui venait de letraiter de goinfre, y mettait bravement sa douzaine d’œufs, plusune énorme tranche de lard découpée en menus morceaux,convenablement rissolés. De plus, en cherchant bien, il découvritun gros saucisson à peine entamé, plus quelques tranches de jambonappétissant, plus quelques menues pâtisseries sèches et un pot deconfiture.

Bref, ce fut un repas complet, arrosé de quatre flacons d’unpetit beaugency des plus passables et couronné par une vieillebouteille d’un excellent vouvray, qu’ils firent là. Après quoi,Valvert sentit toute sa confiance et sa bonne humeur lui revenircomme par enchantement et put se coucher avec des idées plusriantes dans la tête.

Peut-être n’avait-il fait ce repas que pour obtenir ce résultatet s’étourdir.

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