La Fin de Pardaillan

Chapitre 31ODET DE VALVERT (suite)

Le lendemain matin, Odet de Valvert sollicita de Fausta lafaveur d’une audience particulière immédiate. Faveur qui lui futaccordée. Sous son calme immuable, Fausta était intriguée, mais noninquiète : elle se demandait ce que le jeune homme pouvaitavoir de particulier à lui dire. Cela ne l’empêcha pas d’ailleursde le recevoir avec sa bienveillance accoutumée. Et tout d’abord,avec un sourire gracieux, elle témoigna sa satisfaction.

– Je suis contente de vous, monsieur de Valvert. Au coursde l’alerte d’hier soir, vous avez montré un zèle dont je vous suisgré.

Calme, souriant, Valvert répliqua :

– Je suis venu précisément pour vous entretenir, madame,de tous les événements qui se sont déroulés hier dansvotre demeure.

Les mots sur lesquels il avait insisté et que nous avonssoulignés, firent dresser l’oreille à Fausta. Elle devint aussitôttrès attentive. Elle ne modifia pas son attitude pourtant.Seulement elle le fixa d’un regard profond et répéta, comme si ellene comprenait pas très bien :

– Tous les événements ?… Quels événements ?…

– Mais, fit Valvert, qui prit son air le plus naïf, votreentretien avec le duc d’Angoulême, la découverte deM. de Pardaillan aux écoutes, l’entretien qui a suiviavec le même M. de Pardaillan, dans votre cabinet de latour ronde, et la disparition de M. de Pardaillan, quin’est pas sorti de ce cabinet et qui cependant demeure introuvable.Ce sont là des événements d’importance, je pense.

Ces paroles qu’il prononçait en souriant, de son air naïf, commes’il ne se rendait pas compte de leur gravité, produisirent surFausta l’effet d’un coup de massue. Elle comprit qu’une menacegrave, mortelle peut-être, était suspendue sur elle. Cependantl’empire qu’elle avait sur elle-même était si puissant que rien neparut sur son visage de la tempête qui venait de se déchaîner enelle. La seule marque extérieure d’émotion se manifesta par unchangement dans son attitude qui se fit aussitôt glaciale.

Sans rien perdre de son calme majestueux, elle allongealentement la main, saisit le marteau d’ivoire incrusté qui setrouvait à sa portée, frappa sur le timbre. En même temps, faisantpeser plus lourdement sur lui l’éclat de ces deux magnifiquesdiamants noirs qu’étaient ses yeux, elle expliqua :

– Je crois qu’il est bon qu’un témoin assiste à votreaudience particulière, monsieur de Valvert.

– Je le crois aussi, dit Valvert en s’inclinantfroidement.

D’Albaran parut aussitôt. Fausta ne lui dit pas un mot.Simplement, elle le regarda fixement une seconde. Cela suffit. Deson pas pesant et mesuré, le colosse alla s’accoter nonchalamment àl’unique porte. Et, les bras croisés sur sa vaste poitrine, ildemeura là, immobile, muet, l’air absent, pareil à une formidablecariatide vivante. Et cela signifiait clairement qu’on ne sortiraitpas sans sa permission.

Valvert avait suivi la manœuvre d’un œil attentif, en hochantdoucement la tête, comme s’il approuvait. Et quand elle futachevée, avec une froide impassibilité plus effrayante que leséclats d’une bruyante colère, Fausta prononça sans élever lavoix :

– Expliquez-vous maintenant, monsieur.

– Je ne suis venu que pour cela, madame, dit Valvert avecune tranquillité qui ne le cédait en rien à celle de sa redoutableantagoniste.

Et désignant d’un signe de tête d’Albaran, toujours figé dansson attitude absente, avec un sourire aigu :

– Je le ferai d’autant plus complètement que je me sensplus à mon aise maintenant pour dire des choses que je me fussefait scrupule de dire à une femme seule et sans défense.

Fausta approuva gravement de la tête. Valvert commença, de sonair naïf :

– Tout d’abord, je dois vous dire, madame, que j’ai écoutévotre conversation avec le duc d’Angoulême. Je sais donc les chosesessentielles que vous avez dites au cours de cet entretien.

Un cillement plus accentué des paupières indiqua seul l’émotionque ce début causait à Fausta.

– Ah ! fit-elle simplement de sa voix glaciale. Et quesavez-vous, voyons ? Je suis curieuse de vous l’entendredire.

– Votre curiosité va être satisfaite, dit Valvert ens’inclinant avec la plus parfaite aisance.

Il se redressa, et se faisant de glace à son tour, le regardflamboyant rivé sur ses yeux, d’une voix mordante :

– Je sais que, avec l’aide du roi d’Espagne, vous avezcomploté de dépouiller le roi Louis XIII pour donner sa couronne aubâtard d’Angoulême… Je sais que pour le détrousser vous êtesrésolue à aller jusqu’au meurtre… Je sais que vous vous croyez sûred’armer mon poing du couteau de Ravaillac ramassé dans le sang desa royale victime. Voilà ce que je sais… Et que vous ayez pusupposer que vous trouveriez dans un Valvert l’étoffe d’unmisérable régicide et d’un assassin, c’est là une de ces sanglantesinjures dont vous auriez eu à me rendre un compte terrible si vousétiez un homme… Mais vous êtes une femme… Je passe.

Il est certain que, dès cet instant, Valvert était condamné dansl’esprit de Fausta : il ne devait pas sortir vivant de cecoupe-gorge fastueux qu’était son hôtel. Si elle ne donna passéance tenante l’ordre de mort que, sous son impassibilitéapparente, d’Albaran s’étonnait de n’avoir pas encore reçu, c’estqu’elle voulait savoir au juste ce que le jeune homme avait surprisde ses secrets mortels.

– Ensuite ? dit-elle sans sourciller.

– Ensuite, je dois ajouter que c’est moi, madame, qui aiconduit M. de Pardaillan dans ce cabinet où il a étédécouvert par le señor d’Albaran, mais où il a pu entendre jusqu’aubout, lui, ce très intéressant entretien dont je n’ai surpris quele commencement, moi.

Cette fois, l’aveu de ce qu’elle considérait comme une trahison,fit sortir Fausta de son impassibilité.

– Vous avez fait cela ! s’écria-t-elle dans ungrondement terrible de fauve irrité.

– Je l’ai fait.

– Pourquoi ?

– Parce que M. de Pardaillan me l’a demandé… Etque je n’ai rien à refuser à M. de Pardaillan.

– Pardaillan est donc de vos amis ? rugit Fausta,exaspérée. Valvert prit un temps, et très simplement, avec unsourire moqueur :

– Monsieur de Pardaillan !… Depuis cinq ou six ans queje le connais, il est, autant dire, mon père… C’est lui qui a faitde moi un homme… J’ai pour lui autant de respect et d’affection quej’en pourrais avoir pour M. mon père que j’ai perdu étantenfant.

Fausta leva vers le ciel deux yeux chargés d’une muetteimprécation. Elle s’attendait à tout, hormis à ce coup-là. EtValvert qui devina sa pensée, railla froidement :

– Je comprends votre déception. C’est vraiment jouer demalheur que d’aller, pour l’exécution de sombres et tortueusesmachinations, choisir précisément celui qui a reçu lesenseignements de M. de Pardaillan qui est l’honneurincarné. Que ne vous êtes-vous mieux renseignée, madame ?…

Déjà Fausta s’était ressaisie.

– Est-ce tout ce que vous avez à me dire ? fit-elleavec un sourire livide.

– Non pas, madame, se récria vivement Valvert. J’aicommencé par vous dire que M. de Pardaillan avaitdisparu. Je viens de vous dire que j’ai pour lui une affectionfiliale. C’est vous dire que je veux vous parler de lui. Cependant,il est une chose qui me démange terriblement le bout de la langue,que je ne vous eusse pas dite parce que vous êtes femme, et que jevous demande la permission de vous dire avant, malgré tout, parceque, si elle vous offense, votre molosse d’Espagne, qui nousécoute, pourra la relever en votre lieu et place.

Certaine qu’il se passerait de la permission qu’il ne demandaitque pour la forme, Fausta autorisa d’un air souverainementdédaigneux :

– Dites.

– Voici, madame : j’admire l’imprudence avec laquellela duchesse de Sorrientès, qui prétend qu’elle ne s’abaisse jamaisà mentir, m’a menti, à moi, le jour où, pour m’attacher à sonservice, elle m’a assuré, je répète ses propres paroles :« qu’elle n’était ici que pour travailler de toutes sesforces, en faveur du roi ». Peste assassiner les gens, celas’appelle donc pour elle travailler en leur faveur !

– Le vrai roi, pour la duchesse de Sorrientès, c’est le roiCharles X, expliqua Fausta avec un calme terrifiant. Vous ne pouvezpas nier qu’elle ne travaille pour lui de toutes ses forces. Doncelle n’a pas menti.

– Subtilité bien digne de la princesse Fausta qui rêvajadis de se faire proclamer papesse, cingla Valvert.

Fausta ne s’étonna pas d’entendre son nom et cette allusion àson formidable passé : puisque Valvert connaissait intimementPardaillan depuis son adolescence, il était clair qu’il devait êtrerenseigné depuis longtemps sur son compte à elle. Et puisqu’ilavait pu s’entretenir la veille avec Pardaillan, il était non moinsclair qu’il avait dû lui révéler la véritable personnalité de cetteduchesse de Sorrientès au service de laquelle il était entré.

– Dites ce que vous avez à dire au sujet deM. de Pardaillan, fit-elle avec le même calme sinistrequi eût épouvanté tout autre que Valvert ou Pardaillanlui-même.

Mais Valvert n’était pas venu à la légère se mettre dans lesgriffes de la terrible tigresse qui ne se montrait ainsi patienteque parce qu’elle se croyait sûre de le tenir à sa merci. Valvertsavait ce qu’il faisait, ce qu’il voulait et comment ill’obtiendrait. Il ne s’épouvanta donc pas. Et d’une voix effrayanteà force de froideur, il prononça :

– Je veux vous dire ceci, madame : vous avez attiréM. de Pardaillan dans un piège… Le plus misérable, leplus vil des pièges… Il faut bien qu’il en soit ainsi puisqueM. de Pardaillan n’est pas ressorti de votre cabinet dela tour du coin où il avait eu l’imprudence de vous suivre.Qu’avez-vous fait de M. de Pardaillan, madame ?

– M. de Pardaillan est mort, brava Fausta.

– Vous mentez, madame, cingla de nouveau Valvert, et jesavais que vous alliez encore mentir ainsi bassement,astucieusement… Je sais qu’il n’est pas encore mort… Je sais qu’ilvit, enfermé dans l’oubliette où vous l’avez précipité… Je sais quecelui-ci (il désignait d’Albaran d’un geste dédaigneux) quim’assassine du regard, doit lui descendre un copieux et délicatrepas, arrosé de vins généreux… auxquels on aura la précaution demélanger un narcotique… ce qui lui permettra, sans risque pour saprécieuse carcasse… de lui donner en plein cœur ce coup de poignardmortel que vous jugez plus digne de lui que la mort hideuse de lanoyade… Je sais tout cela, madame, qui vous prouve que vous devezvous défier à l’avenir des paroles que vous prononcez dans lesescaliers secrets de votre infernal palais… Et sachant tout cela,j’ajoute : je ne partirai d’ici qu’avecM. de Pardaillan.

Fausta l’avait écouté, figée dans sa hautaine indifférence, sansqu’un muscle de son visage eût bougé une seule fois. Si bien qu’àla voir si calme, on eût pu croire que les violentes paroles deValvert ne s’adressaient pas à elle.

– En vérité, dit-elle de sa voix douce, votre demande meparaît on ne peut plus juste et légitime.

Et se tournant vers d’Albaran :

– D’Albaran, ajouta-t-elle avec la même effroyable douceur,donne satisfaction à M. de Valvert. Et puisqu’il aimeM. de Pardaillan comme un père, fais en sorte qu’ils s’enaillent d’ici ensemble.

Il n’y avait pas à se méprendre sur la véritable significationqu’elle donnait à cet ordre : c’était un ordre de mort !Et à la façon dont elle s’accommoda dans son fauteuil pour voir cequi allait se passer, indiquait qu’elle était sûre d’avance quel’ordre serait exécuté. Il est de fait que sa confiance en la forceherculéenne de son molosse était telle que, certaine qu’ilsuffirait seul à accomplir la besogne, elle ne pensait même pas àappeler du renfort.

Et le colosse, aussi confiant en lui-même, s’ébranlasur-le-champ de son pas puissant, formidable dans sa tranquilleassurance. Et il semblait bien en effet qu’il ne devait fairequ’une bouchée de cet adversaire mince, svelte, qu’il dominait detoute la tête.

Valvert, comme s’il n’avait pas compris, s’était incliné ensigne de remerciement. Puis il s’était tourné face à d’Albaran.Sans prononcer un mot, sans faire un mouvement, il le regardaitvenir. Et son visage n’exprimait pas d’autre sentiment que lacuriosité.

D’Albaran n’avait pas dégainé. Lui non plus, il n’avait pas ditun mot. Il avançait en se dandinant. Quand il fut à deux pas deValvert qui le regardait toujours d’un air curieux, comme amusé, desa voix de basse profonde, sans colère, gravement, ilprononça :

– Tu as insulté la souveraine, tu vas mourir… Je te donneune seconde pour recommander ton âme à Dieu.

En effet, il s’arrêta une seconde fois. Puis il fit les deux pasqui le séparaient du jeune homme, leva son poing monstrueux etl’abattit à toute volée sur la tête de Valvert qu’il dominait de sataille gigantesque.

Valvert vit se lever sur lui l’énorme masse capable d’assommerun bœuf d’un seul coup. Et il ne cilla pas, il ne fit pas unmouvement. Ce ne fut que lorsqu’il vit le poing s’abattre qu’ilpivota sur les talons. Le mouvement s’accomplit avec tant derapidité et de précision qu’il parut ne faire qu’un avec lemouvement de d’Albaran.

Celui-ci ne rencontra que le vide. Il avait mis toute sa forced’hercule dans ce coup qui devait être mortel. Emporté par sonélan, il piqua du nez en avant. C’était ce qu’attendait Valvert. Enmême temps qu’il s’effaçait, il leva et abattit son poing en ungeste foudroyant.

Il ne manqua pas son coup, lui. Malgré son élan, le colosse,solide comme un roc sur les larges assises qu’étaient ses énormespieds, ne serait peut-être pas tombé. Le poing de Valvert tombantsur sa tête avec une force impétueuse, l’envoya s’étaler, étourdi,aux pieds de Fausta. D’un bond, Valvert sauta sur lui sans luilaisser le temps de se redresser. De nouveau son poing se leva ets’abattit à toute volée sur le crâne de d’Albaran qui, à moitiéassommé, demeura étendu à l’endroit où il était tombé.

Et cela s’était accompli avec une rapidité fantastique.

Fausta, submergée par un étonnement prodigieux, laissa tomber unregard sur le colosse en la force duquel elle avait eu le tort detrop se confier. Il n’était peut-être pas mort. En tout cas il nedonnait plus signe de vie. Et elle se trouvait, elle, à la merci duvainqueur. Son calme merveilleux ne l’abandonna pas. Elle allongeala main vers le marteau.

Valvert, qui se redressait en ce moment, lui vit le marteauentre les doigts. Il se dressa devant elle et, avec une froideurterrible, il l’avertit :

– Faites attention, madame, que si vous faites le gested’appeler, vous me mettez dans la nécessité de vous tuer.

Fausta leva sur lui un regard écrasant de dédain et du bout deslèvres :

– Oserez-vous frapper une femme ?… unesouveraine !

– Fussiez-vous assise sur ce trône de France que vous rêvezde dérober, j’oserai, oui, madame !…

Et cela tombait avec la même froideur terrible de l’homme résoluà ne rien ménager. Pas même sa propre vie.

Fausta, un peu pâle, mais souverainement maîtresse d’elle-même,le dévisagea une seconde de son regard flamboyant. Crut-elle qu’iln’oserait pas mettre sa menace à exécution ? Peut-être.Toujours est-il qu’elle leva le marteau avec un haussementd’épaules dédaigneux.

Il n’était jamais entré dans la pensée de Valvert de la tuercomme il l’en avait menacée. Il pensait s’en tirer avec desmenaces, sans avoir à recourir à des violences qu’il lui répugnaitd’employer vis-à-vis d’une femme. L’attitude de bravade de Faustalui fit comprendre qu’il ne s’en tirerait pas s’il n’employait pasles moyens extrêmes.

« Nous sommes morts, M. de Pardaillan et moi, sedit-il, si je ne parviens pas à faire sombrer dans la terreurl’orgueil indomptable de cette femme ! »

Il n’hésita pas. Il fit le geste que Fausta pensait qu’iln’oserait jamais accomplir : sa main s’abattit sur le poinglevé de Fausta qui se trouva pris dans un étau et ne retomba pas.En même temps, il tira son poignard et lui mit la pointe sur lagorge. Fausta essaya d’arracher son poing à la puissante étreintequi le maintenait. Il resserra cette étreinte, broyantimpitoyablement le délicat et blanc poignet. En même temps, d’unevoix effrayante, il disait :

– Un cri, un appel, et je vous égorge sans miséricorde.

Cette fois, devant la brutalité du geste, devant cette attituderaide, ce visage pétrifié, ces yeux flamboyants, Fausta comprit quela menace était sérieuse et que l’homme qui avait osé cette choseterrible, porter la main sur elle, oserait aller jusqu’au bout etregorgerait sans miséricorde, comme il l’avait dit, si ellepoussait un cri d’appel.

Et elle n’appela pas.

Ses doigts broyés s’ouvrirent malgré elle, laissèrent tomber lemarteau. Elle n’appela pas. Du moins eut-elle ce suprême orgueil derefouler le gémissement que la douleur faisait monter à ses lèvres.Elle n’appela pas, mais son visage toujours impassible était devenud’une blancheur de cire, mais ses magnifiques yeux noirs lançaientde telles flammes que tout autre que Valvert eût reculéépouvanté.

Il ne recula pas, lui. Il ne fut pas épouvanté. Au contraire, ilse sentit soulagé : elle n’appelait pas. C’était tout ce qu’ilvoulait pour l’instant.

Fausta n’appela pas. Mais elle tenta de composer, de discuter.Elle parla d’une voix blanche, méconnaissable, mais qui netremblait pas.

– Assassinerez-vous donc une femme ? dit-elle.

– Oui… si vous m’y contraignez.

– Frappez donc. Pensez-vous que la mort me fassepeur ?…

– Vous êtes brave, je le sais, répliqua Valvert d’un accentmortel. La mort n’est rien pour vous. Mais si je vous tue, et pource faire je n’ai qu’à enfoncer cette lame jusqu’au bout, si je voustue, dis-je, il vous faut dire adieu à tous vos projets d’ambition,à tous vos rêves de grandeur à venir. Il vous faut laisserinachevée votre œuvre infernale à laquelle vous tenez plus qu’àvotre vie. Or, voici le pacte que je veux vous proposer : viepour vie, vous me rendez M. de Pardaillan vivant, enéchange de quoi je vous laisse vivre. Mais, comme avec vous on nesaurait prendre trop de précautions, je vous avertis que vous aurezà me conduire vous-même au caveau où est enferméM. de Pardaillan. Vous aurez à nous conduire vous-même,sains et saufs, hors de votre redoutable repaire. Voilà, madame.Vous avez deux secondes pour vous décider.

De même qu’elle avait compris que si elle poussait un appel c’enétait fait d’elle, Fausta, en sentant sa main s’appuyer lourdementsur son épaule et l’immobiliser, en sentant la pointe acérée dupoignard piquée sur sa gorge, en le voyant penché sur elle, livide,hérissé, effrayant de froide résolution, Fausta compritpareillement qu’elle allait s’abattre, la gorge béante, si elletardait une seconde de plus qu’il ne fallait.

Elle ne voulut pas mourir encore. Elle accepta bravement,froidement, sa défaite. Et fixant sur lui deux yeux d’oùjaillissait une flamme mortelle, avec un calme sinistre :

– C’est bien, dit-elle, je vais vous conduire moi-même.Valvert la lâcha sur-le-champ. Alors seulement, il respiralibrement.

Et si Fausta avait pu voir la lueur de malice qui pétilla alorsdans son œil clair, elle eût aussitôt compris qu’elle avait étéjouée, elle eût regretté d’avoir accepté si facilementl’humiliation cuisante de sa défaite. Et, ayant compris cela, nuldoute qu’elle ne fût revenue sur sa soumission et n’eût déclarérésolument que, toute réflexion faite, elle préférait la mort. Cequi eût mis dans un cruel embarras le pauvre Valvert qui, de savie, n’eût pu trouver l’affreux courage de l’immolerfroidement.

Par bonheur, Fausta, qui se levait en ce moment même, tenait lesyeux fixés sur le corps de d’Albaran toujours étendu sansmouvement. Et elle contourna ce corps qui lui barrait le passage,en tenant toujours les yeux fixés sur lui. Quand ce fut fait, elleinvita, d’un mot bref :

– Venez !

– Un instant, madame, avertit Valvert en la regardant dansles yeux, nous allons passer au milieu de vos gentilshommes, de vossoldats, de vos serviteurs. Nous allons traverser des salles et descouloirs qui peuvent être machinés comme le cabinet rond et où ilvous suffirait d’un geste pour vous débarrasser de moi comme vousvous êtes débarrassée de M. de Pardaillan. Je vouspréviens qu’au moindre geste suspect de votre part, au moindre motéquivoque prononcé trop haut, je vous donne tout d’abord dupoignard dans la gorge.

– Si vous craignez une trahison, prenez ma main, dit-elleavec une parfaite indifférence.

Peut-être espérait-elle que Valvert, piqué et humilié, allaitdécliner l’offre. Mais il se garda bien de se montrer sisusceptible.

– J’accepte le grand honneur que vous voulez bien me faire,dit-il simplement.

Et il lui tendit non pas le poing, mais la main gauche ouverte.Dans cette main, Fausta mit sans hésiter sa main droite. Les doigtsde Valvert se fermèrent autour de cette main : il la tenaitbien, il était sûr qu’elle ne pourrait plus lui échapper, Fausta lecomprit bien aussi. Elle ne sourcilla pas. Peut-être, après tout,avait-elle reconnu l’inutilité de toute feinte avec un adversairequi se montrait aussi résolu que son éternel ennemi Pardaillan, etqui avait sur lui cet avantage de ne pas s’embarrasser de scrupulesd’une délicatesse exagérée. Et ayant reconnu cela, elle avait dûreconnaître du même coup l’impérieuse nécessité de s’exécuterloyalement.

Ils se dirigèrent vers la porte. Odet de Valvert pensait queFausta presserait le pas, ayant hâte de sortir de cette situationterriblement humiliante pour elle. Il n’en fut rien. Elle gardacette allure majestueuse qui lui était habituelle. Il lui semblamême qu’au contraire elle faisait son allure plus lente encore quede coutume. Et en réglant son pas sur le sien, il ne put s’empêcherd’admirer en son for intérieur :

« Allons ! c’est un beau joueur !… Impossible deperdre une aussi formidable partie avec plus d’élégantedésinvolture !… »

Durant les quelques pas qu’ils firent pour arriver à la porte,Fausta se retourna plusieurs fois pour donner un coup d’œil aucorps de d’Albaran. Et Valvert, qui l’observait avec une attentionsoupçonneuse, fit encore cette réflexion :

« Malgré le calme incomparable qu’elle montre, il estcertain qu’elle doit éprouver un certain déchirement à abandonnerainsi, sans soins, un fidèle serviteur, tombé sous ses yeux, envoulant la défendre. »

Avant de franchir le seuil de la porte, Fausta, s’arrêta et seretourna une dernière fois. Si bien que Valvert crut devoir luidire :

– Rassurez-vous, madame, j’ai simplement voulu l’étourdiret non point le tuer. Il n’est pas en danger. Dans quelquesinstants il reviendra à lui et il n’éprouvera pas d’autre malqu’une certaine lourdeur dans la tête, une certaine faiblesse dansles membres. Dans vingt-quatre heures, il n’y paraîtra plus.

Ces paroles parurent calmer l’inquiétude de Fausta. Quelquechose comme une ombre de sourire passa sur ses lèvres, et elleremercia d’un léger signe de tête.

Ils se mirent en route. Fausta, peut-être emportée parl’habitude, continuait de garder une allure d’une lenteur énervantepour Valvert qui, ayant hâte d’en finir, avait maintenant essayé, àdiverses reprises, de lui faire allonger le pas. Ils finirentcependant par aboutir aux caves. Fausta marchait sans hésitationavec l’assurance de quelqu’un qui connaît très bien les lieux. Ellevint s’arrêter devant une porte de fer sans serrure apparente. Avecle falot dont ils s’étaient munis avant de s’enfoncer dans lesentrailles de la terre, Valvert l’éclaira, et pendant qu’elleouvrait la porte en actionnant un ressort, il criaitjoyeusement :

– Ho ! monsieur de Pardaillan ! c’est moi, Odet…Vous allez être libre !…

La porte ouverte, pour marquer qu’elle était de bonne foi,Fausta entra la première. Valvert la suivit, son falot à la main,un peu étonné de voir que Pardaillan ne lui répondait pas. Ilsentrèrent, et un double cri de déception leur échappa à tous lesdeux : le caveau était vide. Pas de Pardaillan, personne, pasun être vivant là-dedans.

– Par l’enfer, madame, gronda furieusement Valvert, sic’est une trahison, je vous jure que vous allez la payercher !

En disant ces mots, il sortait vivement son poignard et sejetait entre la porte et elle.

D’ailleurs, Fausta ne songeait pas à fuir. Pour une fois, ellen’avait pas cherché à se dérober par une trahison. Elle était aussistupéfaite que lui.

– Je n’y comprends rien ! s’écria-t-elle.

Évidemment, elle était sincère. Manifestement, cette disparitionfantastique était tout à fait imprévue pour elle. Odet de Valvertcomprit qu’elle n’avait pas voulu le trahir, qu’elle ne jouait pasune comédie. Quand même, il se méfiait, malgré tout. Il continuaità lui barrer le passage et il la surveillait plus attentivement quejamais. Elle, elle ne prêtait aucune attention à son attitudemenaçante. Elle ne faisait pas un mouvement, ne disait pas un mot.La seule chose qui paraissait l’intéresser pour l’instant étaitcette inexplicable disparition de Pardaillan qu’elle cherchait às’expliquer en furetant partout du regard.

– Êtes-vous sûre de ne pas vous être trompée ? demandaValvert qui, tout en se tenant toujours sur ses gardes, ne doutaitplus de sa bonne foi.

– Je connais ma maison, j’imagine, protesta-t-elle avec unaccent d’indéniable sincérité. D’ailleurs, voyez : le caveauest rond. Nous sommes bien dans la tour ronde. Et l’hôtel, vous lesavez, n’a qu’une tour ronde.

C’était vrai : le caveau était rond.

« Par Dieu ! se dit Valvert,M. de Pardaillan n’est pas homme à attendre stupidementqu’on vienne le tirer d’embarras. Il a l’habitude de faire sesaffaires lui-même, et sans traîner. Il a dû trouver moyen des’évader de ce cachot. Mais comment ? Si j’en juge d’après lastupeur de Mme Fausta, l’entreprise ne devait pasêtre des plus faciles. Cependant, cet homme extraordinaire l’amenée à bien, lui ! C’est un fait indéniable, puisqu’il n’estplus là !… Comment s’y est-il pris,ventrebleu ?… »

Il fit un pas en avant et éleva son falot pour inspecter lecaveau, cherchant à son tour, comme Fausta l’avait fait avant lui,par quel chemin mystérieux Pardaillan avait pu s’échapper.

Il fit un pas en avant. Il n’en fit pas deux. À ce moment ilreçut sur le crâne un choc épouvantable. Il lui sembla que la voûtede pierre venait de s’abattre soudain sur sa tête. Tout tourna enlui. Un bourdonnement terrible lui remplit les oreilles. Il tombacomme une masse, la face contre terre, et demeura immobile.

Froidement, Fausta enjamba le corps et sortit. D’Albaran, surgion ne savait d’où, d’Albaran livide, vacillant sur ses jambes,secouant péniblement son poing droit, se tenait à côté d’elle, unelanterne à la main, pendant qu’avec un calme extraordinaire ellefermait soigneusement la porte de fer et disait :

– Tu n’auras pas été long à prendre ta revanche… Il m’avaitbien semblé, là-haut, t’avoir vu ouvrir et fermer les yeux… Aussij’ai marché avec une lenteur calculée pour te donner le temps de merejoindre. C’est fait, maintenant… Il est mort…

– Je n’en suis pas sûr du tout, madame, avoua d’Albarand’une voix dolente.

– Allons donc ! se récria Fausta avec un accent deprofonde conviction, tu assommes un bœuf d’un coup depoing !

– Quand je dispose de tous mes moyens, oui, madame. Maisaujourd’hui, j’ai été à moitié assommé moi-même… Je me sens bienfaible… Je ne suis pas sûr de mon coup… Aussi, si vous voulez m’encroire, madame, il faut noyer le caveau au plus vite.

– Et Pardaillan ? d’Albaran, fit Fausta sans répondre.C’est tout de même extraordinaire qu’il se soit tiré de là !…Je refuserais de le croire, si je n’avais vu de mes propres yeux lecaveau vide…

– Il ne peut être que dans la galerie, assura le colosse.Il a pu arracher un barreau, il ne pourra pas briser la porte defer qui donne sur la rivière.

Et il répéta avec plus de force :

– C’est bien simple : il n’y a qu’à noyer le caveau etla galerie.

– Eh bien, va, d’Albaran, va, autorisa Fausta. Et, avec unaccent lugubre :

– Pauvre Pardaillan, il était écrit qu’il devait finirnoyé.

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