La Fin de Pardaillan

Chapitre 25LE DUC D’ANGOULÊME ET FAUSTA (suite)

Le duc d’Angoulême et Fausta étaient assis en face l’un del’autre. Pardaillan, de son observatoire, les voyait de profil tousles deux. L’entretien était déjà commencé au moment où il s’étaitmis à son poste d’écoute. À ce moment, répondant sans doute à unequestion, Fausta disait :

– Ce que je veux vous proposer est une œuvre dejustice : Fils de Charles IX, roi de France, je veux vousfaire rentrer en possession de l’héritage paternel dont vous avezété dépouillé. Je veux vous faire asseoir sur ce trône de Francequi vous appartient de droit et que des usurpateurs vous ontvolé.

Évidemment, le duc d’Angoulême s’attendait à tout, hormis àcette extraordinaire proposition que Fausta lui faisait avec soncalme habituel, comme si c’était la chose la plus simple et la plusfacile du monde. Il fut instantanément debout. Il la considéra avecdes yeux effarés, comme s’il doutait qu’elle eût tout son bon sens.Et très pâle, secoué par une indicible émotion, d’une voix sourde,il bégaya :

– Roi de France ! moi !… moi !… C’estimpossible !…

– Pourquoi ? demanda Fausta du même air paisible. Etavec un sourire où perçait une pointe d’ironie :

– Douteriez-vous de votre droit ? N’auriez-vous pasfoi en la justice de votre cause ?

– Non pas, par le sangdieu ! protesta d’Angoulême avecune énergie farouche. Vous l’avez très bien dit, madame : cetrône de France, il m’appartenait de droit !… On me l’avolé !… En le reprenant, je ne ferai que rentrer en possessionde mon bien. Mais…

– Serait-ce, dit Fausta en accentuant l’ironie de sonsourire, serait-ce que vous êtes dénué d’ambition ? Dois-jepenser que vous n’avez jamais éprouvé un regret pour cette couronnequi devrait être à vous ? Dois-je penser que vous n’avezjamais songé à reprendre votre bien ?

Une flamme ardente s’alluma dans les yeux du duc d’Angoulême. Ilreprit sa place dans son fauteuil, et levant les épaules, avec unaccent de rude franchise :

– Si je vous le disais, vous ne me croiriez pas… Et vousauriez raison de ne pas me croire…

Et la regardant en face, en s’animant :

– Je ne pense qu’à cela, au contraire, et depuislongtemps !… Et c’est pour y avoir trop pensé que je viens depasser à la Bastille d’où vous venez de me tirer, dix longues, dixmortelles années… Les dix plus belles années d’une existencehumaine… Reprendre mon bien dont j’ai été dépouillé, certes oui j’ypense et j’y penserai toujours. Mais c’est là une tâche formidable,hérissée de difficultés quasi insurmontables !

– Je reconnais, en effet, que la besogne est formidable etque vous ne pourriez l’accomplir seul, sans appui, réduit à vosseules ressources. Mais ce qui est impossible pour vous seul,devient faisable avec l’aide toute-puissante que je vousapporte.

Fausta paraissait très sûre d’elle-même et elle parlait de savoix harmonieuse, si simplement persuasive. Mais le duc n’était pasconvaincu. Il hochait la tête d’un air sceptique. Et cependant ilétait visible que l’ambitieux effréné qu’il était devenu nedemandait qu’à se laisser convaincre. Fausta le comprit. Ellesourit, sûre désormais de gagner la partie qu’elle venaitd’engager. Elle reprit :

– L’aide toute-puissante dont je parle est celle que le roiPhilippe d’Espagne, que je représente ici, s’engage, par ma voix, àvous donner.

En entendant parler du roi d’Espagne, le duc d’Angoulême eut unfroncement de sourcils et se fit très froid. Fausta comprit encoreque l’aide qu’elle offrait n’était pas de son goût. Cependant,comme si elle n’avait rien remarqué, elle fouilla dans son sein, ensortit les papiers qu’elle avait montrés à Concini et les luitendit en disant :

– Voici les lettres royales qui attestent que je puisparler au nom de Sa Majesté Très Catholique et qui ratifientd’avance toutes les décisions que je jugerai utile de prendre.Lisez, duc : il est nécessaire qu’aucun doute ne subsiste dansvotre esprit.

Le duc prit les parchemins et les parcourut d’un rapide coupd’œil. Il les garda un instant et demeura rêveur, calculant,hésitant, Fausta le regardait avec son calme immuable. Elle savaitque l’ambition finirait par étouffer la voix de la conscience. Etde fait, le duc leva brusquement les épaules en grondant à partlui :

– Au diable les scrupules ! Qui veut la fin veut lesmoyens. Et tout haut, résolument, en lui rendant sespapiers :

– Que m’offrez-vous au nom du roi d’Espagne ?dit-il.

– De l’or, dit-elle. Autant d’or qu’il en sera besoin.Avant un mois, nous recevrons quatre millions qui doivent être enroute présentement.

– C’est une somme, fit d’Angoulême. Pourtant, siconsidérable que paraisse cette somme, elle est insuffisante pource que nous voulons faire.

– Je le sais. Mais d’autres millions suivront. J’aidit : autant d’or qu’il en sera besoin.

– Bien. Mais nous perdrons un mois à attendre ce premiersubside, objecta d’Angoulême.

– Non, rassura Fausta, je suis riche, Dieu merci. Jepuiserai dans mes propres coffres en attendant.

– Est-ce là tout ce que vous m’offrez de la part du roid’Espagne ? fit le duc en s’inclinant pour marquer qu’iln’avait pas d’autre objection à faire.

– Deux armées, renseigna Fausta, l’une partant desFlandres, l’autre de la frontière d’Espagne, se tiendront prêtes àintervenir s’il en est besoin.

Et comme le duc esquissait un geste d’énergique protestation,elle ajouta en souriant d’un air entendu :

– Je comprends que vous devez éviter à tout prix de faireparaître des armées étrangères en France. Je n’en ai parlé que pourmémoire et en cas de nécessité absolue. J’ai mieux à vous offrird’ailleurs. Depuis quelques semaines que je suis ici, je ne suispas demeurée inactive. À l’heure actuelle, je possède quatredépôts : un dans la Ville, un dans la Cité, un dansl’université, le quatrième dans le village de Montmartre. Cesdépôts, insoupçonnés de tous, ce sont mes arsenaux, à moi. Ilscontiennent de la poudre, des balles, des armes de toute sorte, dequoi armer plusieurs milliers d’hommes. Il y a même quelquescanons.

– Il ne manque que les soldats, sourit le duc.

– Je les ai, dit Fausta de son air sérieux.

– Un noyau de deux mille soldats d’élite, hidalgos pour laplupart, venu sous des déguisements divers, exerçant en apparenceles professions les plus diverses et les plus pacifiques,disséminés dans Paris et ses environs et qui, sur un ordre de moi,peuvent être rassemblés et armés en quelques heures. Ces soldats,si un coup de force est nécessaire, ne risqueront pas de vouscompromettre aux yeux du populaire, attendu qu’on les prendra pourdes Français venus de lointaines provinces méridionales :Provence, Languedoc ou Gascogne. En effet, ils parlent touscouramment le français et mes précautions sont prises pour que,s’il est nécessaire, ils puissent vous prouver qu’ils sont bonsFrançais. Ainsi, vous le voyez, si vous êtes contraint de recourirà la force, on ne pourra pas vous reprocher d’avoir appelél’étranger à votre aide.

– Vous êtes restée l’infatigable et prodigieuse lutteusequi, jadis, créa et organisa de toutes pièces cette formidableassociation qu’on a appelée la Ligue, complimenta le duc avec uneadmiration sincère.

Fausta reçut le compliment sans qu’il fût possible de savoirs’il lui était agréable où non. Il y eut un instant de silenceentre eux. Tous deux songeaient sans doute à ce passé sombre,violent, terrible, auquel le duc venait de faire allusion etpendant lequel ils avaient soutenu l’un contre l’autre une lutteacharnée et qui ne s’était terminée que par l’irrémédiable défaitede Fausta. Et ils ne purent pas, songeant à ce passé, ne pasévoquer l’image de Pardaillan qui en avait été l’âme et le dominaitde toute la puissance de son génie étincelant.

Ils ne se doutaient pas que ce même Pardaillan était là, àquelques pas d’eux, les surveillant de près, ne perdant pas une deleurs paroles, pas un de leurs gestes.

Le duc d’Angoulême revint au sentiment de la réalité. Et fixantloyalement Fausta en face :

– Je m’imagine, madame, dit-il, que vous allez me faireconnaître maintenant le rôle que vous vous êtes réservé dans laformidable partie que nous allons engager en association ?

– Telle est bien mon intention.

– Avant toutes choses, reprit d’Angoulême, je désire savoirquelle sera la part que j’aurai à faire au roi d’Espagne et à vouspour prix de l’aide inappréciable que vous m’offrez. Vouscomprenez, princesse, si les conditions que vous allez me faire meparaissent inacceptables, je me fais un scrupule de vous laisser medivulguer les moyens d’action dont vous disposez et que je pourraisêtre tenté d’utiliser moi-même.

– Je reconnais là votre loyauté accoutumée, complimentagravement Fausta. Mais rassurez-vous, duc, les conditions que leroi Philippe entend vous faire n’ont rien que de très juste et detrès raisonnable. Et je suis certaine que vous les accepterez sanshésiter. Les voici : remboursement des sommes qui vous aurontété avancées, en vous accordant tout le temps nécessaire pour vouslibérer de cette dette. Ensuite, le roi Philippe III demandera auroi Charles X de se lier avec lui par une solide et bonne alliance.C’est tout.

– Quoi ? s’écria le duc, stupéfait parl’extraordinaire modération de ces demandes, quoi, pas departage ?… Pas de cession de territoire ?…

– Pas de partage, pas de cession, répéta Fausta ensouriant. Vous voyez qu’il est impossible de se montrer plusmodéré.

– Je suis confondu de tant de générosité, murmura le duc,qui n’en revenait pas.

Fausta eut un de ses sourires indéfinissables auquel le duc eutle tort de ne pas prêter attention et qui ne dut pas échapper àl’œil attentif de Pardaillan.

– Je ne vous cache pas, dit-elle, que le roi, conseillé parle duc de Lerme, ne se montrait pas d’abord d’aussi bonnecomposition. Mais j’ai réussi à lui montrer où se trouvait sonvéritable intérêt. Cet intérêt ne consiste pas à vous arracherquelques villes ou provinces que vous n’auriez pas manqué dereprendre plus tard, vous ou vos successeurs. Il consiste, avecvotre loyal appui, à faire rentrer dans l’obéissance celles desprovinces des Flandres qui se sont rendues indépendantes et àconsolider son pouvoir partout où il se trouve ébranlé.

– Vous avez raisonné en profond politique que vous êtes,madame, approuva le duc, et je n’oublierai jamais le service quevous m’aurez rendu en cette circonstance. Pour ce qui est du roiPhilippe, je jure qu’il n’aura pas de plus fidèle allié quemoi.

– Je prends acte de ce serment, prononça gravementFausta.

– Parlons de vous maintenant, reprit le duc en souriant.Quelle sera votre part, à vous ?

– Ma part, fit Fausta, m’est faite par le roi Philippe. Etelle est telle que j’ai tout lieu de me déclarer satisfaite.Cependant, je confesse que je me réserve de vous demander quelquechose.

Le duc se sentait rassuré maintenant. Aussi ce fut avec unempressement gracieux et sincère qu’il assura :

– Quelle qu’elle soit, elle est accordée d’avance. Parlez,madame.

– Non, sourit Fausta, je parlerai quand le moment seravenu : la veille du jour où vous irez à Notre-Dame vous fairesacrer roi de France.

Fausta souriait toujours. Et nous savons quelle était lapuissance de séduction de son sourire. Le duc s’était attendu à unmarchandage effréné. Ce royaume de France qu’on lui offrait, ilpensait qu’on lui en demanderait peut-être la moitié. Il étaitd’ailleurs résigné d’avance à l’accorder… quitte à le reprendreplus tard. Le désintéressement du roi d’Espagne l’avait mis enconfiance. Le sourire de Fausta acheva de le conquérir et, sanshésiter, il confirma sa promesse :

– Ce jour-là, ou quand il vous plaira, le roi de Francetiendra scrupuleusement la promesse du duc d’Angoulême de vousaccorder ce que vous lui demanderez et quoi que ce soit.

Et, comme elle avait déjà fait une fois, Fausta enregistragravement :

– Je retiens votre promesse, sire duc.

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