La Fin de Pardaillan

Chapitre 39UN INCIDENT IMPRÉVU

Ils sortirent. On amena le cheval de Valvert. Il se mit en selleposément, avec une tranquillité que plus d’un ne put s’empêcherd’admirer intérieurement. Il jeta un coup d’œil investigateurautour de lui. La petite rue paraissait déserte. La nuit tombait.Il eut un sourire qui eût donné fort à réfléchir à ses gardes,s’ils avaient pu le voir.

En reconnaissant qu’il avait entre les jambes une monturevigoureuse, souple, docile, qu’il sentait parfaitement capable defournir tous les efforts qu’il se verrait contraint de luidemander, l’idée de tenter un coup de folie, que l’obscuritépouvait favoriser, venait de lui traverser l’esprit.

Pardieu ! il se rendait très bien compte que, gardé commeil l’était par une trentaine de gaillards armés jusqu’aux dents,alors que lui-même était désarmé, ses chances de réussite étaient àpeu près nulles. Mais, au bout du compte, que risquait-il de pluspuisqu’on le conduisait à la mort ?

Sa résolution fut vite prise. Alors, il pensa à Landry Coquenardqu’il avait quelque peu oublié jusque-là. Car il va sans dire qu’ilentendait l’associer à sa tentative et lui faire partager sachance, bonne ou mauvaise. Il le chercha des yeux. Et il finit parle découvrir à deux rangs devant lui.

Le pauvre Landry Coquenard était loin d’être aussi bien partagéque son maître. Non seulement on ne l’avait pas déchargé des liensqui l’enserraient, mais on y avait encore ajouté en l’attachant surl’encolure d’un cheval. Il était là, qui pendait comme une loque,devant le cavalier chargé de le garder, lequel, sans générositéaucune, l’accablait de quolibets et de railleries féroces.

Cette découverte inattendue arracha un soupir à Odet de Valvert.Il plia les épaules devant l’inexorable fatalité qui semblaits’acharner sur lui : son beau projet devenait irréalisable dèsl’instant que Landry Coquenard, incapable de faire un mouvement, setrouvait dans l’impossibilité d’y prendre part.

Et qui sait si Concini ne traitait pas si durement LandryCoquenard uniquement pour enlever à Odet de Valvert toute velléitéde fuite ? Qui sait si Concini ne s’était pas dit que ce jeunehomme, avec ses idées incompréhensibles, ne consentirait jamais àse tirer d’affaire tout seul du moment que son compagnon ne pouvaiten faire autant ? Quoi qu’il en soit, que Concini l’eût vouluoù non, Valvert préféra renoncer à son projet et se sacrifierlui-même plutôt que d’abandonner Landry Coquenard.

La troupe s’était mise en marche, au pas. Les deux prisonniers,séparés l’un de l’autre, étaient au centre, bien encadrés et tenusà l’œil. Concini précédait ses hommes d’une dizaine de pas.Rospignac marchait à son côté. Ils riaient et plaisantaientensemble, tous les deux étant de joyeuse humeur : Conciniparce qu’il avait réussi l’importante capture d’Odet de Valvert etde Landry Coquenard, Rospignac parce qu’il avait vu que la petitebouquetière était partie sans Concini. Disons à ce sujet que cedépart en compagnie de la reine n’avait pas été sans lui causer unétonnement prodigieux. Car il ignorait, comme ses hommes, ce quis’était passé et que son maître, ainsi que la reine avaient reconnuleur fille en cette bouquetière des rues qu’il convoitait avec unepassion jalouse si féroce qu’il avait failli poignarder son maîtrepour la lui arracher.

Donc les deux hommes bavardaient joyeusement. Nous avons ditqu’ils allaient au pas. Ils arrivèrent à la rue de Vaugirard, danslaquelle ils s’engagèrent en tournant à gauche. Leur troupe,derrière eux, se trouvait encore dans la rue Casset. Ils firentdeux ou trois pas dans la rue de Vaugirard.

À ce moment, quelque chose comme un poids énorme tombabrusquement sur la croupe de la monture de Concini. La bête fléchitsur les jarrets. Concini lança un porco Dio !retentissant. En même temps il voulut se retourner pour voirqu’elle était la chose monstrueuse ou l’être fantastique qu’ilsentait grouiller derrière son dos. Il se sentit saisi par deuxtenailles auxquelles il essaya vainement de s’arracher. Et ilentendit une voix froide, mordante, qu’il lui sembla reconnaître,commander à son oreille, et sur quel ton d’impérieusemenace :

– Descendez, Concini !

Au son de cette voix, qu’il avait sans doute de bonnes raisonsde connaître, l’épouvante, une épouvante indicible, affolante,s’était abattue en rafale sur Concini. Il voulut crier, appeler àl’aide. La voix s’étrangla dans sa gorge. Non pas que cettesoudaine épouvante lui coupât la voix, mais bien parce que les deuxtenailles ayant remonté de ses épaules à sa gorge serraientimpitoyablement, irrésistiblement, l’étranglaient à moitié.

Comme dans un cauchemar oppressant, il se sentit happé, secoué,arraché de la selle, soulevé, jeté comme un paquet inerte entre lesgriffes de deux démons qu’il entrevit vaguement, lesquelssemblèrent jaillir de terre tout exprès pour, avec des grognementseffrayants, le recevoir, l’agripper, le maintenir solidement, etnon sans rudesse.

Alors l’être fantastique dont la voix avait produit un sifoudroyant effet sur Concini et dont la poigne irrésistible venaitde l’enlever aussi facilement que s’il n’eût été qu’un fétu, cetêtre sauta à terre avec une légèreté et une agilité merveilleuses.Et il y arriva presque en même temps que Concini.

Disons sans plus tarder que cet être fantastique n’était autre –on l’a deviné sans doute – que Pardaillan. Quant aux deux démons,non pas surgis de terre, mais simplement sortis du renfoncement oùils se tenaient blottis, c’était Escargasse et Gringaille, les deuxcompagnons du fils de Pardaillan… et deux anciennes connaissances àConcini.

Cet hardi coup de main s’était accompli avec une rapidité telleque Rospignac en était encore à se demander ce qui arrivait à sonmaître et que la troupe qui les suivait n’avait pas encore débouchéde la rue Casset.

Pendant que la stupeur le paralysait, Escargasse et Gringaille,qui devaient avoir reçu leurs instructions d’avance, ne perdaient,pas une seconde, s’activaient avec une rapidité qui tenait duprodige, Concini n’avait pas encore touché terre que ses armes luiétaient subtilisées sans qu’il eût pu dire comment cet escamotages’était accompli. Puis, les deux compagnons l’encadrèrent, lemaintenant solidement par les bras. Et, chose terriblementsignificative, il sentit au même instant la pointe acérée d’unpoignard s’appuyer sur sa gorge. Et pendant qu’ils agissaient,leurs langues ne demeuraient pas muettes.

– Et autrement, disait Escargasse avec son plus gracieuxsourire, comment va, signor Concini ?… Pas moinsse, il y avaitpas mal de temps qu’on ne s’était vus, hé ?

– Toujours élégant et superbe, l’illoustrissime signorConcini, complimentait le plus sérieusement du mondeGringaille.

Et il ajouta, sinistrement aimable :

– Comme on se retrouve, tout de même !

– Ah ! vrai ! depuis le temps, je suis sûr quemonsignor ne nous reconnaît plus ! reprocha Escargasse avecune pointe d’amertume.

– Les grands sont si ingrats, si oublieux ! philosophaGringaille. Ils s’amusaient follement, comme de grands enfantsterribles qu’ils étaient. Ils voyaient bien que leur ancien maîtrene les reconnaissait que trop bien. En effet, Concini les nommasur-le-champ, sans hésiter, et avec un tremblement dans la voix quitrahissait la crainte horrible qui le talonnait :

– Gringaille !… Escargasse !…

– Zou ! il nous reconnaît ! s’émerveillaEscargasse. Et il complimenta :

– Ah ! le digne signor !…

– Monsignor nous comble ! remercia Gringaille.

À vrai dire, la crainte de Concini ne venait pas précisémentd’eux, bien que leur attitude singulièrement inquiétante eût suffi,à elle seule, à justifier cette crainte. Elle venait surtout de cefait que, maintenant, il était sûr de ne pas s’être trompé quand ilavait cru reconnaître la voix de Pardaillan. Il le vit quis’approchait de lui, un sourire aigu aux lèvres. Et ce sourire,qu’il connaissait trop bien, redoubla les transes mortelles deConcini. Et il murmura avec un accent de sourde terreur :

– Monsieur de Pardaillan !

– Moi-même, fit Pardaillan qui avait deviné plutôt qu’iln’avait entendu cette exclamation.

Et il ajouta aussitôt, avec une froideur terrible :

– Si vous voulez sortir vivant de ce mauvais pas, je vousconseille, Concini, d’ordonner à vos gens de se tenirtranquilles.

Ce conseil était justifié par l’attitude de Rospignac et de seshommes qui venaient enfin de paraître dans la rue.

Le lecteur s’étonnera peut-être de l’inaction du capitaine desgardes de Concini. Cette inaction s’explique par le fait que ce quinous a demandé pas mal de lignes à raconter s’était accompli dansla réalité avec une rapidité qui eût déconcerté d’autres queRospignac. Depuis l’instant où Pardaillan avait bondi sur la croupedu cheval de Concini, jusqu’au moment où il lui donnait cecharitable conseil, quelques secondes tout au plus s’étaientécoulées.

Rospignac s’était ressaisi. Sa première idée fut qu’il setrouvait en présence d’une attaque de détrousseurs de grand chemin.C’est assez plausible, à cette heure tardive et en ce lieu désertqui était déjà presque la campagne. Dès qu’il comprit cela, ilvoulut foncer sur eux. Trop tard. Il s’aperçut qu’ils tenaient déjàConcini et qu’ils auraient le temps de le poignarder avant qu’ilfût arrivé sur eux. Cette réflexion le cloua sur place.

Cependant, il n’était pas homme à demeurer passif. Il ne l’eûtpas fait, même s’il avait été seul. À plus forte raison, lorsqu’ilse savait suivi par une escorte imposante. En quelques coups desifflet qu’il lança aussitôt, il commanda à ses hommes la manœuvreà accomplir. En même temps, il avertit sur un ton rude :

– Holà ! mauvais garçons, faites attention à ce quevous allez faire ! Vous ne savez pas à qui vous vousattaquez !

Cependant le conseil de Pardaillan avait arraché à Concini unfrisson qui le parcourut de la nuque aux talons. C’est qu’il savaitque la menace était on ne peut plus sérieuse. Malgré tout, ilhésita : son orgueil se refusait à paraître céder devant lapeur.

Là-bas, avec une promptitude remarquable, dans un ordre parfait,les ordinaires exécutaient la manœuvre commandée par le sifflet deleur chef.

Pardaillan n’ajoutait pas un mot, ne faisait pas un mouvement.Il regardait, en connaisseur, s’effectuer la manœuvre. Et il avaittoujours au coin des lèvres ce sourire aigu qui donnait des sueursfroides à Concini.

Mais s’il ne bougeait pas plus que s’il eût été soudain mué enstatue, Gringaille et Escargasse parlaient et agissaient. Et leursgestes étaient d’une éloquence terriblement significative.

– Quelle joie et quel honneur pour moi de saignerl’illoustre Concini comme un cochon malade ! jubilaGringaille.

Et en disant ces mots, il appuyait fortement la pointe de sonpoignard sur la gorge de Concini qui eut un sursaut de douleur.

– Outre ! exulta Escargasse, il ne sera pas dit que jen’aurai pas eu ma part d’une si belle saignée !…

Et à son tour il mettait le poignard sur la gorge de Concini quise raidit de toutes ses forces pour ne pas céder.

Là-bas, la charge s’effectuait en trombe, au triple galop, avecdes clameurs épouvantables.

Froidement, lentement, inexorablement, avec des grondements dejoie affolants, Gringaille et Escargasse poussaient lepoignard.

Cette fois, Concini comprit que s’il hésitait une demi-secondede plus, c’en était fait de lui. La peur fut plus forte quel’orgueil. D’une voix de tonnerre qui couvrit toutes les clameurs,il hurla :

– Que personne ne bouge, par le sang du Christ.

La charge vint s’arrêter à deux pas de Concini plus mort quevif. Il était temps : deux larmes vermeilles coulaientlentement de sa gorge, roulaient et allaient se perdre dans laprécieuse dentelle de son col qui se tacheta de pourpre.

Escargasse et Gringaille, non sans un regret manifeste, avaientaussitôt arrêté leur piquante et trop éloquente démonstration. Etils exprimèrent leur cruelle déception par deux jurons qui fusèrenten même temps :

– Ah ! millodious ! Misère de Dieu !

Comme si de rien n’était, avec la même froideur distante,Pardaillan prononça :

– Causons, maintenant.

Ceci s’adressait à Concini, bien entendu. Mais la secousse avaitété vraiment un peu rude. Concini, avant de répondre, soufflafortement, essuya son front qu’inondait une sueur glacée, étanchaavec son mouchoir quelques gouttes de sang qui reparaissaient sursa gorge.

Patient, Pardaillan lui laissa tout le temps de se remettre. Aureste, Gringaille et Escargasse ne le lâchaient pas et ilsgardaient au poing leur menaçant poignard.

Concini, remis, réfléchissait. Il voyait bien que tout n’étaitpas dit encore. Il cherchait à deviner pourquoi Pardaillan s’étaitemparé de lui. Car il était bel et bien son prisonnier et à samerci, malgré ses trente et quelques hommes d’escorte qu’il avaitdû immobiliser, qui pourraient peut-être venger sa mort, mais qui,assurément, ne pourraient jamais l’empêcher d’être égorgé, comme ilavait failli l’être. Il cherchait et ne trouvait pas. L’idée qu’ilpouvait être question d’Odet de Valvert ne lui était pas encorevenue, parce qu’il ignorait les liens d’amitié étroite quiexistaient entre le chevalier et le jeune homme.

Mais Pardaillan avait dit : « Causons. » Dèsl’instant qu’il s’agissait de négocier, Concini retrouvait touteson assurance. Et, dans l’espoir de s’en tirer au meilleur comptepossible, il prit aussitôt l’offensive. Avec véhémence, ilreprocha :

– Monsieur de Pardaillan, vous m’aviez engagé votre parolede ne jamais rien entreprendre contre moi. Vous manquez à cetteparole, vous dont on vantait la loyauté. Et de quelle façon !Vous vous mettez à trois contre un homme seul !… Fameuxexploit, en vérité, et qui montre combien était surfaite cetteréputation de folle bravoure qui était la vôtre.

Pardaillan l’avait laissé dire sans chercher à l’interrompre.Quand il eut fini, de sa voix glaciale, il remit les choses aupoint.

– Celui – c’est vous qui l’avez dit – dont on vantait laloyauté, ne vous avait engagé sa parole qu’à cette conditionexpresse que vous-même n’entreprendriez jamais rien contre lessiens.

– N’ai-je pas tenu scrupuleusement ma parole ?protesta vivement Concini.

– Non, fit catégoriquement Pardaillan. Aujourd’hui, vousavez délibérément manqué à votre parole et, de ce fait, vous m’avezdégagé de la mienne.

– Moi ! se récria Concini qui ne pensait toujours pasà Valvert, que la foudre m’écrase si je comprends ce que vousvoulez dire !

– Vous allez comprendre, fit Pardaillan, de son airfroidement paisible : aujourd’hui même, dans cette maison d’oùvous sortez, vous avez violenté un des miens. Et de quellefaçon ! Comme vous dites si bien : en lançant contre luitoute votre bande de braves… Combien sont-ils au fait ?… Unetrentaine pour le moins… Vous vous êtes mis à trente pour saisir unhomme. Encore, je jurerais que, ne vous estimant pas en force, vousavez dû recourir à quelque manœuvre bien déloyale. À la bonneheure, voilà un exploit qui laisse bien loin derrière lui nosexploits à nous, dont la réputation de bravoure a été biensurfaite, à nous qui, sans vergogne, nous mettons à trois pourenlever un homme à la tête d’une escorte aussi nombreuse que lavôtre ! Un de ces exploits enfin, tout à fait dignes del’illustre guerrier qui a su bravement conquérir son bâton demaréchal dans les courtines d’un lit !…

Il disait cela sans s’animer. Mais chacune de ses paroles quitombaient du bout de ses lèvres que retroussait un sourire écrasantde dédain, chacune de ses paroles cinglait comme un coup defouet.

Concini se sentit fouaillé jusqu’au sang. Mais, en comédien degénie qu’il était, il sut commander à son visage de n’exprimer pasd’autre sentiment que la surprise, tandis qu’ils’écriait :

– Comment, c’est de ce petit aventurier de Valvert que vousparlez !…

– Dites : M. le comte de Valvert, redressasèchement Pardaillan.

– Oh ! si vous y tenez, consentit Concini qui, pareilen cela à la grande Catherine de Médicis, avait cette supérioritéde savoir plier pour mieux se redresser. Et avec toute l’ironiequ’il put y mettre : M. le comte de Valvert est donc devos parents ?

– Il l’est. Et je l’affectionne autant que mon fils.

– Je vous jure que je l’ignorais complètement !Évidemment il était sincère. Au reste, Pardaillan ne doutait pas desa sincérité. Et précisant :

– Vous avez pris un des miens. Je vous tiens. Si vousvoulez que je vous laisse aller, rendez-moi d’abord mon parent.Vous voyez que c’est très simple et que vous vous en tirez à boncompte.

Concini n’était pas de cet avis. L’idée de rendre la liberté àValvert lui paraissait insupportable. Il savait bien à queladversaire redoutable et résolu il avait affaire, pourtant ilessaya de se dérober. Et, sondant le terrain :

– Et si je refuse ? dit-il.

– Alors, je vous garde, fit froidement Pardaillan. Et notezbien, Concini, que je vous ferai subir exactement les mêmestraitements que vous ferez subir à Odet.

– Pour me garder, il faudra m’emmener.

– Je vous emmènerai.

Pardaillan disait cela très simplement, avec une assurancedéconcertante, comme s’il s’agissait de la chose la plus facile dumonde. Concini, qui le connaissait bien, ne put réprimer unfrisson. Malgré tout, il ne se rendit pas encore.

– Et si je vous fais charger par mes gens ?fit-il.

– C’est différent, dit Pardaillan avec la même simplicité.Alors, avant que vos gens soient arrivés jusqu’à nous, ces deux-ciqui vous tiennent, vous égorgent proprement.

Et, avec un sourire railleur :

– Regardez-les, Concini, et voyez s’ils paraissent disposésà vous manquer ou à vous faire grâce.

Il disait vrai. Gringaille et Escargasse brandissaient leurpoignard avec une frénésie terriblement significative. Et, pourmarquer la joie que leur causait la perspective d’avoir bientôt,comme ils disaient, « à saigner le signor Concini », ilsse livraient à une débauche de grimaces d’un comique qui avait onne sait quoi de sinistre.

– Ils me tueront, soit, essaya de braver Concini, maistenez pour certain que ma mort sera vengée séance tenante. Vousserez massacrés sur place.

– Bah ! fit Pardaillan d’un air détaché, à mon âge onpeut faire le grand voyage… Et puis… nous ne sommes pas précisémentmanchots, tous les trois… Il n’est pas prouvé du tout quevos chenapans, si nombreux qu’ils soient, nous expédieront commevous paraissez le croire.

« O Cristo ladro ! rugit Concini dans sonesprit, c’est que c’est vrai que ce démon est de force à tenir têteà mes hommes et à se retirer indemne après leur avoir taillé descroupières !… »

Ce fut cette pensée, nous pourrions presque dire cettecertitude, qui le décida. Et, élevant la voix, refoulant sa rage,rongeant sa honte, il commanda :

– Rospignac !… Rendez la liberté àM. de Valvert.

– Et dites-leur que personne ne bouge, recommandaPardaillan sans triompher. Valvert saura bien venir tout seulici.

– Que personne ne bouge, répéta docilement Concini,définitivement dompté.

Quelques secondes plus tard, Odet de Valvert se trouvait au côtéde Pardaillan. Et, très calme, comme si rien d’extraordinaire nelui était arrivé :

– J’avais reconnu votre voix, dit-il, et je pensais bienque vous ne vous en iriez pas sans moi. Mais, monsieur, tout n’estpas dit encore : il faut qu’on me rende mon pauvre Landry.

Concini avait espéré que Landry serait oublié. Il essayad’ergoter :

– Monsieur de Pardaillan, vous avez dit que vous merendriez ma liberté si je vous rendais votre parent. Je vous l’airendu. Tenez votre parole. Au surplus, ce Landry qui est un fieffécoquin qui m’a trahi quand il était à mon service, vous ne pouvezpas dire qu’il est aussi de votre famille.

– Non, mais c’est mon serviteur, fit vivement Valvert.J’imagine que vous n’attendez pas de moi que j’abandonne unserviteur qui s’est bravement exposé à mon service.

– Concini, intervint Pardaillan, je vous conseille de vousexécuter de bonne grâce, jusqu’au bout.

Et d’une voix qui se fit rude :

– Je vous conseille surtout de ne pas abuser de ma patiencequi commence à être à bout… Allons, finissons-en.

Concini comprit que s’il résistait encore, les choses allaientse gâter pour lui. Il ne souffla plus mot. Et il s’exécuta. Ils’exécuta de fort mauvaise grâce, en grondant de sourdes menaces eten les poignardant tous les deux du regard. Mais il s’exécuta toutde même. Et, au bout du compte, c’était l’essentiel.

Landry Coquenard fut descendu de cheval, débarrassé des liensqui le meurtrissaient et invité à déguerpir au plus vite. Nousn’avons pas besoin de dire qu’il ne se fit pas répéter deux foiscette invitation tout à fait bienvenue, malgré le ton peu amène surlequel elle était formulée. Il se glissa vivement entre les chevauxet s’en vint prendre place derrière son maître. Là, avec unesatisfaction compréhensible, il se mit à frictionner activement sesmembres ankylosés, en se disant, avec une grimace dejubilation :

– Il paraît que mon heure n’était pas encore venue !…Dès demain, j’irai porter un beau cierge à M. saint Landry,mon vénéré patron. Je lui dois cela pour m’avoir tiré de ce mauvaispétrin.

Concini se doutait bien qu’il n’en avait pas encore fini avecPardaillan. Mais comme il avait son idée de derrière la tête, quiétait, comme de juste, une idée de revanche rapide et éclatante, ilfeignit de croire le contraire. Et, comme si tout étaitdit :

– Je pense que je suis libre, maintenant, dit-il d’un airdétaché. Et, s’adressant à Gringaille et Escargasse, qui leharponnaient toujours solidement :

– Lâchez-moi ! dit-il sur un ton impérieux.

Loin de le lâcher Escargasse et Gringaille resserrèrent, aucontraire, leur puissante étreinte. Les deux braves paraissaientdésespérés de voir que leur ancien maître allait échapper à cette« saignée » qu’ils se faisaient une joie de luiadministrer. Autant ils étaient sinistrement hilares l’instantd’avant, autant ils se montraient lugubres et déconfitsmaintenant.

– Ah vaï ! larmoya Escargasse, « monsignor »est bien pressé de nous quitter !…

– Nous qui veillons sur lui avec tant de soin !reprocha doucement Gringaille.

– Pas moinsse, tu avais raison, Gringaille : lesgrands sont des ingrats, pontifia Escargasse d’un airdouloureusement désabusé.

– Ils ne savent pas reconnaître leurs vrais amis !renchérit Gringaille en hochant tristement la tête.

Quant à Pardaillan, si Concini avait pu voir le sourire furtifqui passa sur ses lèvres, il aurait compris que son arrière-penséeétait pénétrée. Mais Concini ne le vit pas. En revanche, ilentendit Pardaillan qui répondait :

– Un instant, s’il vous plaît. Vous voudrez bien, Concini,nous accompagner un bout de chemin.

Il paraît que la proposition ne déplaisait nullement à Concini,car il accepta sans hésiter.

– Soit, partons, dit-il, comme s’il avait hâte d’enfinir.

Et tout aussitôt, laissant percer le bout de l’oreille ilcommanda :

– Suivez-nous, Rospignac.

Il allait un peu vite. Peut-être espérait-il, en se hâtantainsi, empêcher Pardaillan de réfléchir. Malheureusement pour lui,les dispositions de Pardaillan devaient être prises depuislongtemps. Et il le ramena durement au sentiment de la réalité endisant d’un air railleur :

– Minute, je ne tiens pas du tout à traîner ces bravespendus à mes chausses. En conséquence, Concini, vous allez leurordonner de retourner rue Casset, de s’enfermer dans votre maison,et d’y attendre bien sagement que vous veniez les délivrer.Surtout, qu’ils ne s’avisent pas de désobéir et de nous suivre,fût-ce de très loin… Les deux compagnons qui vous tiennent ontl’oreille particulièrement fine. Et je ne vous cache pas qu’aumoindre bruit suspect qu’ils entendront derrière eux, ils vousdonneront tout d’abord du poignard dans la gorge. Dites-leur cela,à vos suppôts, et ils comprendront qu’ils doivent s’abstenir detout zèle intempestif… qui serait mortel pour vous.

Concini comprit qu’il avait été deviné. Il crispa les poings, ilmâchonna une sourde imprécation. Mais il dut s’incliner encore unefois. Et, d’une voix que la rage faisait trembler :

– Tu as entendu, Rospignac ?

– Oui, monseigneur, répondit Rospignac. Soyez tranquille,nous attendrons votre retour sans bouger.

Et il encouragea :

– Patience, monseigneur, nous retrouverons ces messieurs,un jour ou l’autre et dans des conditions qui seront moinsavantageuses pour eux.

– Rospignac cria Valvert, je ne te souhaite pas de terencontrer avec moi. Souviens-toi de ce que je t’ai promis.

Rospignac dédaigna de répondre. Peut-être n’avait-il pas entendudans le bruit que faisait sa troupe qui, en ce moment même,obéissant à un ordre bref, faisait volte-face et s’engouffrait dansla rue Casset.

Pardaillan était si sûr que ses menaces avaient porté, qu’ilnégligea de s’assurer si Rospignac et ses hommes n’essayaient pasd’éluder les ordres reçus. Il ne se trompait pas d’ailleurs :depuis le premier jusqu’au dernier, ils avaient tous compris que lavie de leur maître dépendait de leur soumission à tous. Et comme,par affection ou par intérêt, ils tenaient à ce maître qui, il fautle dire, ne se montrait pas mauvais pour eux, ils allèrent tous,bien sagement, comme le leur avait recommandé Pardaillan,s’enfermer dans la maison. Là, par exemple, ils exhalèrent leurrage impuissante par d’épouvantables jurons et d’effroyablesmenaces.

Pendant ce temps, Pardaillan prenait amicalement le bras deValvert, et, tranquillement, il prononçait :

– Partons.

Et aussitôt après, il ajoutait cet avertissement à l’adresse deConcini :

– Concini, vous allez nous accompagner jusqu’à ce que nousayons pris une avance suffisante sur vos gens. Vous serez librealors, je vous en donne ma parole. D’ici là, il n’est pas si tardque nous ne puissions rencontrer des gens que vous seriez tentéd’appeler à votre aide. Je vous préviens : un mot, un gesteéquivoque, et vous tombez la gorge ouverte. Tenez-vous le pourdit.

Et Concini, écumant, grinçant, ruminant dans sa tête des projetsde vengeance terrible, se le tint pour dit.

Ils se mirent en route. Pardaillan et Valvert marchaient entête. Concini suivait, solidement agrippé à droite et à gauche parGringaille et Escargasse. Landry Coquenard fermait la marche. Ilsarrivèrent à la porte Buci, sans qu’une parole eût été échangée.Là, Concini demanda :

– Suis-je libre ?

– Plus loin, répondit laconiquement Pardaillan en seretournant. Et il ajouta, en insistant sur ces mots d’une manièresignificative, sans qu’on pût savoir au juste si l’avertissements’adressait à Concini ou à ses gardes du corps :

– Attention en passant sous la porte !

Le nez enfoui dans les plis du manteau, ils passèrent au milieudes gardes qui riaient et plaisantaient entre eux. Et, pas und’eux, ne soupçonna que parmi ces six hommes qui passaient sitranquillement au milieu d’eux, il s’en trouvait un qui était leprisonnier des autres, et que celui-là c’était le tout-puissantfavori de la reine, celui qui commandait en maître par tout leroyaume et devant qui chacun se courbait.

Ils passèrent et, toujours en silence, ils traversèrent toutel’Université. Ils arrivèrent au Petit-Pont. Là, devant la sinistregeôle qu’était le Petit-Châtelet, Pardaillan s’arrêta. Ce qui faitqu’ils s’arrêtèrent tous. Et, avec un air de souveraine hauteur,avec un accent d’indicible autorité, il congédia :

– Allez, Concini, vous êtes libre.

Escargasse et Gringaille lâchèrent aussitôt Concini. Non sansmanifester librement leur cruelle déception, par de sourdsgrognements qui, d’ailleurs, s’arrêtèrent comme par enchantement,dès qu’ils sentirent peser sur eux le regard sévère duchevalier.

Libre, Concini respira fortement. Et, s’approchant dePardaillan, d’une voix où grondaient de sourdes menaces, ilgrinça :

– Vous triomphez pour l’instant. Mais j’aurai mon tour.Vous pensez bien, monsieur, que les choses ne sauraient en demeurerlà. C’est désormais, entre nous, une lutte sans merci.

– Je l’espère bien, fit Pardaillan de son air glacial.

– Gardez-vous, reprit Concini de sa voix grondante,gardez-vous de tomber entre mes mains. Je prie Dieu que je ne vousferai pas grâce, moi !

À son tour, Pardaillan s’approcha de lui jusqu’à le toucher. Etdu bout des lèvres suprêmement dédaigneuses, il laissatomber :

– Dans ma longue existence d’aventurier, je me suis trouvé,plus d’une fois, aux prises avec des adversaires autrementredoutables que vous, Concini. Ils sont morts… Je ne dis pas quec’est moi qui les ai tués tous… mais ils sont morts, c’est un fait…Et moi, je suis encore vivant, encore solide, grâce à Dieu. L’âgeest venu, il est vrai. Le temps a blanchi mes tempes, courbé mataille, engourdi mes membres, diminué mes forces… Pourtant, sans mevanter, il m’en reste encore suffisamment pour venir à bout devous… Vous dites, Concini, que si je tombe entre vos mains, vous neme ferez pas grâce. Je le crois, Concini, et je ne vous eusse pascru si vous aviez dit le contraire. Eh bien, moi, Concini, je voustiens. Il me suffirait de laisser tomber cette main que voici survous, pour vous briser comme un fétu… Peut-être devais-je le faire…car vous êtes un être malfaisant, Concini… Je ne le veux pas. Moi,Concini, je vous fais grâce.

Et, redressant sa haute taille que, quoi qu’il en eût dit, l’âgen’avait nullement courbée, la main tendue dans un geste qui chassehonteusement, le regard flamboyant, la voix mordante, ilcingla :

– Allez, Concini, allez… Pouvant vous écraser comme un verde terre, le chevalier de Pardaillan, pauvre hère, sans feu nilieu, vous méprise tant qu’il ne daigne même pas vous frapper etqu’il vous fait grâce, à vous, favori tout-puissant, maréchal,marquis… roi peut-être demain. Allez donc, puisque je vous faisgrâce… Grâce, entendez-vous, je vous fais grâce.

Et Concini, affolé, écrasé par ce mot de grâce qui tombait surlui à toute volée, comme un soufflet ignominieux, Concini s’enfuitcomme un voleur, en hurlant, poursuivi par la voix implacable dePardaillan qui lançait encore sur un ton d’indiciblemépris :

– Grâce ! Je vous fais grâce !…

Lorsque Concini eut disparu dans la nuit, Pardaillan reprit lebras de Valvert, et, le plus tranquillement du monde :

– Allons-nous-en souper chez moi, au GrandPasse-Partout, où nous pourrons nous entretenir à notre aise,sans craindre les oreilles indiscrètes, dit-il.

– Ce n’est pas de refus, monsieur, accepta Valvert sans sefaire prier. D’autant qu’avec cette algarade je n’ai pas eu leloisir de souper, comme bien vous pensez, et je ne vous cache pasque j’enrage de faim, j’étrangle de soif.

– C’est que l’heure du souper est passée depuis longtemps.Écoutez plutôt : voici le couvre-feu qui sonne.

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