La Fin de Pardaillan

Chapitre 26UN INCIDENT

Comme si tout était dit, Fausta reprit aussitôt :

– Je vais maintenant vous faire connaître mon plan d’actionau sujet du jeune roi Louis XIII. Car enfin, pour que vous deveniezroi de France, vous, encore faut-il que nous nous débarrassions delui.

Volontairement ou non, elle avait mis dans ces paroles, quipouvaient paraître équivoques, une intonation si sinistre dans safroide implacabilité que le duc frissonna.

– Oh ! est-ce que votre intention serait de… lui fairesubir le sort de son père ?

Fausta riva sur lui l’éclat funeste de ses magnifiques yeuxnoirs. Elle le vit pâle, défait, grelottant. Elle voulut savoirjusqu’à quel point elle pouvait compter sur lui et jusqu’où ilirait. Sa voix se fit rude, et le mot qu’il n’avait pas oséprononcer, lui, elle le lança brutalement, comme elle eût lancé uncoup de poignard :

– Le faire assassiner ? Pourquoi pas, si nous n’avonspas d’autre moyen.

Et, plus lourdement, elle faisait peser sur lui le poids de sonregard chargé de magnétiques effluves.

L’ambition avait fait commettre à l’ancien ami de Pardaillanbien des fautes qu’il avait d’ailleurs chèrement payées par delongues années de captivité. S’il avait commis des fautes quipouvaient être qualifiées crimes, il n’était tout de même pas alléjusqu’au meurtre, à l’assassinat. Il est même permis de croire quesa nature, demeurée malgré tout franche et loyale, n’avait jamaisenvisagé qu’il pourrait en arriver à cette effrayante extrémité.Brusquement, brutalement, nettement, Fausta le mettait dans lanécessité d’envisager cette redoutable éventualité. Il fut uninstant atterré. Il la considéra avec des yeux effarés, en passantune main sur son front, où pointait une sueur froide.

– Reculeriez-vous, par hasard ? gronda Fausta d’un airdédaigneux. Vous disiez cependant vous-même tout à l’heure que quiveut la fin veut les moyens.

Et plus que jamais elle le tenait sous la puissance de sonregard de feu, s’efforçant de lui communiquer cet esprit dedécision et d’implacable fermeté qui était le sien. Ilbégaya :

– C’est terrible, cela !

Elle comprit qu’il allait céder. Peut-être ne cherchait-il qu’unprétexte à se donner à lui-même pour faire taire sa conscience quiprotestait. Elle lui vint en aide. Et de son même airdédaigneux :

– De quoi s’agit-il, en somme ? Pas de faire cettebesogne vous-même, assurément. Il s’agit simplement de donner unordre… Un ordre qui est une condamnation à mort, il est vrai… Vousvoulez régner. Pensez-vous que lorsque vous serez roi vous n’aurezpas plus d’une fois des ordres semblables à donner ?Hésiterez-vous toujours comme vous le faites en ce moment-ci ?Reculerez-vous comme vous paraissez vouloir le fairemaintenant ? S’il en est ainsi, ne cherchez pas à vous hisserjusqu’à ces hauteurs où planent, au-dessus des lois et des préjugésqui régissent le troupeau des humains, les rois et les souverainsqui sont les représentants de Dieu, le vertige vous saisirait, voustomberiez et vous vous casseriez les reins. Mieux vaut pour vous,si vous manquez de courage, demeurer ce que vous êtes.

Ces paroles, et plus encore le ton sur lequel elles furentprononcées, fouaillèrent le duc. Les scrupules furent balayés ducoup.

– Vous avez raison, fit-il avec résolution. J’ai eu uninstant de faiblesse qui ne se renouvellera plus.

Et pour montrer qu’il se sentait de force à échapper à cevertige dont elle venait de le menacer, il s’informa :

– Vous avez quelqu’un sous la main qui se chargerait decette besogne ?

Fausta – il faut le dire, puisqu’il en était ainsi – nerecourait au meurtre que quand ce meurtre lui paraissait utile ounécessaire. Alors tout sentiment humain n’existait plus en elle.Rien ne pouvait l’émouvoir, rien ne pouvait exciter sa pitié. Tousles moyens, même les plus effroyables, lui étaient bons. Alors,elle frappait impitoyablement, sans crainte, sans remords, celuique la nécessité et non pas elle avait condamné. Or, nous devonsdire ici qu’elle croyait avoir le moyen de se débarrasser de LouisXIII et de l’obliger à céder son trône au duc d’Angoulême. Cecirevient à dire que – pour l’instant – elle ne songeait pas à faireassassiner le jeune roi, puisque sa mort n’était pas nécessaire.Cependant, comme elle voulait s’assurer si le duc était bien décidéà aller jusqu’au bout dans la voie où elle venait de l’engager, àla question qu’il venait de poser elle répondit sanshésiter :

– Oui.

Elle mentait. Et nous devons encore lui rendre cette justice dereconnaître qu’il était très rare qu’elle mentît ainsi. Mais làencore, le mensonge se justifiait à ses yeux par une grave etimpérieuse nécessité. Et si nous le notons, ce mensonge, c’estuniquement parce qu’il devait entraîner fatalement d’autresmensonges. Et ces mensonges-là devaient avoir des conséquencesimprévues pour elle.

Poussé par une curiosité morbide, le duc demanda :

– Comment s’appelle ce nouveau Ravaillac ?

Cette fois, Fausta hésita une seconde : n’ayant pasenvisagé le meurtre inutile du roi, elle n’avait pas par conséquentsongé au meurtrier possible. Son hésitation fut d’ailleurs si brèveque ni le duc ni Pardaillan, aussi attentifs l’un que l’autre, nel’aperçurent. Presque aussitôt, elle répondit, un peu auhasard :

– Un jeune aventurier sans fortune que j’ai pris depuis peuà mon service.

Elle pensait en être quitte ainsi. Mais le ducinsista :

– Son nom, je vous prie… Il faut que je sache aussi,moi.

En effet, il avait le droit de savoir : n’était-il pas leprincipal intéressé dans cette effroyable affaire ?

Cette fois, Fausta n’hésita pas. Ayant parlé d’un jeuneaventurier depuis peu à son service, le nom lui vint toutnaturellement aux lèvres :

– C’est le comte Odet de Valvert, dit-elle.

Le duc d’Angoulême parut chercher dans sa mémoire. Il ne trouvapas sans doute, car il eut un geste qui signifiait que ce nom luiétait tout à fait inconnu.

– Et vous êtes sûre qu’il agira ? reprit le duc aprèsun court silence.

– À vrai dire, je n’en sais rien, déclara Fausta.

– Diable ! sursauta le duc, c’est terriblementinquiétant cela ! Fausta, qui savait maintenant ce qu’elleavait à dire, sourit, sûre d’elle-même. Et elle continua :

– Mais ce que je sais bien, c’est qu’il est amoureux.Amoureux comme savent l’être certaines natures exceptionnelles.Amoureux fou. C’est une passion violente, exclusive… comme celleque vous avez éprouvée autrefois pour votre Violetta que vous avezépousée. Une de ces passions qui rendent un homme capable de toutesles folies, j’entends : capable de tous les héroïsmes ou detous les crimes, selon qu’on les aiguille vers le bien ou vers lemal. Quand on sait s’y prendre, on obtient tout ce que l’on veut,tout, entendez-vous bien ? d’un homme qui aimepareillement.

– Je ne vois pas où vous voulez en venir, s’impatienta leduc.

– Vous allez le voir, rassura Fausta. Et ellepoursuivit :

– La jeune fille qu’adore ce jeune homme a de nombreuxpoints de contact avec votre Violetta dont je parlais à l’instant.Violetta était une fille abandonnée, elle aussi. Violetta était unechanteuse des rues : elle est, elle, une bouquetière des rues.Les Parisiens l’appellent indifféremment Muguette ou Brin deMuguet, Violetta…

– Violetta, interrompit assez brutalement le duc, que cescomparaisons humiliaient et irritaient sourdement, Violetta étaitd’illustre maison. Elle était fille d’une Montaigues et du princeFarnèse.

– C’est ce que j’allais dire, sourit Fausta. Et,imperturbable, elle continua :

– Comme Violetta, Muguette est d’illustre maison. Et ellel’ignore, toujours comme Violetta. Maintenant, écoutez ceci,duc : je suis, autant dire, seule au monde à connaître le nomdes parents de cette jeune fille. Je vous dirai ce nom tout àl’heure. Ses parents la croient morte depuis dix-sept ans.

– Quel âge a-t-elle donc ? s’informa d’Angoulême quicommençait à s’intéresser profondément à ce qu’elle disait.

– Elle a dix-sept ans. Ses parents la croient morte depuisle jour de sa naissance.

Fausta accompagnait ces paroles d’un sourire si éloquent que leduc comprit sur-le-champ ce qu’elle ne disait pas. Et il s’indignasincèrement :

– Quoi, ce sont ses parents qui ont voulu lameurtrir !… Ce sont donc des monstres sansentrailles ?…

Fausta ne répondit pas autrement qu’en accentuant son sourire.Elle poursuivit :

– L’histoire de cette petite Muguette vous intéresse toutparticulièrement, duc. Il faudra donc que je vous la raconte danstous ses détails. Mais comme ce sera un peu long, nous remettronscette histoire à plus tard. Pour l’instant, qu’il vous suffise desavoir que vous allez avoir à combattre les parents de cette jeunefille. Ils vont se dresser entre vous et ce trône qui devrait vousappartenir. Vous n’aurez pas d’ennemis plus acharnés, et, je doisle dire, plus redoutables qu’eux. Car, je vous le répète, ils sontillustres, riches et puissants.

– Bon, bon, grommela le duc, de plus en plus intéressé,nous en avons combattu d’autres. Et puis, vous êtes là, vous. Parla mordieu, comme disait le roi Charles, mon père, je m’imagineque, connaissant le danger, vous avez pris vos dispositions pour yparer ?

– En effet, duc : j’ai songé à me faire une arme decette jeune fille.

– Là, quand je vous le disais ! Qu’avez-vous fait,voyons ?

– J’ai attiré chez moi cette humble bouquetière des ruesqui ne se connaît pas d’autre nom que celui que les Parisiens luiont donné, et j’ai entrepris de faire sa conquête.

– Et comme, triompha le duc, nul ne saurait vous résisterquand vous avez décidé de plaire, il s’ensuit que cette jeune fillene voit plus que par vos yeux !

– C’est cela même, sourit Fausta. Cette jeune fille est,entre mes mains, un jouet que je manie à ma volonté. Volontairementou inconsciemment – peu importe –, elle fera tout ce que je voudrailui faire faire. En sorte que, pour en revenir au comte de Valvert,le jour où j’aurai décidé de le lâcher sur le jeune roi, c’est surcelle qu’il aime que j’agirai.

– Et c’est elle qui, sans le savoir peut-être, fera de luice que la duchesse de Montpensier fit du moine JacquesClément ! s’enthousiasma le duc.

Et il complimenta :

– C’est admirable, princesse ! Ah ! vous êtestoujours la prodigieuse créatrice de combinaisons extraordinairesqui nous donna tant de mal autrefois !

Ah ! ils étaient loin, les scrupules, maintenant ! Lavoix de la conscience était si bien étouffée qu’il en oubliaitcomplètement que c’était un misérable assassinat qu’ils machinaientlà tous les deux. Il se réjouissait de voir qu’une jeune filleinexpérimentée allait être l’instrument inconscient chargéd’édifier sa fortune, et lui, un homme mûr, encore mûri par dixannées d’une dure captivité, il ne s’apercevait pas qu’aux mains dela terrible jouteuse, il n’était lui-même qu’un pantin dont elleactionnait les ficelles à son gré.

Elle, satisfaite de le voir au point où elle avait voulul’amener, sourit d’un sourire un peu dédaigneux. Alors, alorsseulement, de son air calme, elle révéla tranquillement :

– Mais nous n’aurons pas besoin d’en venir là. Cette jeunefille nous servira autrement, tout aussi utilement.

Il demeura stupéfait. Si stupéfait qu’il ne songea pas à seréjouir de ce qu’elle lui épargnait ce meurtre devant lequel ils’était d’abord cabré.

Elle n’eut pas le temps de s’occuper de lui. Un incident surgità cet instant précis : on venait de gratter discrètement à laporte. Incident bien banal, en vérité, et auquel le duc, pas plusque Pardaillan, derrière la tenture, ne prirent garde. Mais Faustaavait reconnu la manière de gratter de d’Albaran. Et elle savait,elle, que, pour que le colosse se permît de venir la troubler aumilieu d’un entretien aussi important, il fallait qu’un événementd’une gravité exceptionnelle se fût produit. Elle ne sourcilla pascependant. Élevant un peu le ton, elle commanda, de sa voix douce,qu’aucune émotion n’altérait :

– Entre, d’Albaran.

Le colosse parut aussitôt. Il tenait un billet à la main. Avecson flegme accoutumé, de son pas pesant et tranquille, il s’avança,tenant les yeux fixés sur sa maîtresse. Et à le voir si calme, siindifférent, on était forcé de croire qu’il ne s’agissait que d’unebanale affaire de service intérieur. En effet, parvenu devantFausta, d’Albaran lui tendit le billet qu’il tenait à la main endisant avec le même flegme laconique :

– Courrier urgent.

Fausta prit le billet. Et se tournant vers d’Angoulême, avec ungracieux sourire :

– Vous permettez, duc ? dit-elle.

Le duc s’inclina en signe d’assentiment. Posément, sans cesserde sourire, Fausta fit sauter le cachet, déplia le papier sans lamoindre hâte, et lut d’un air indifférent. Et à la voir si calme,si souverainement maîtresse d’elle-même, il était impossible dedeviner qu’un coup effroyable, qui eût assommé tout autre qu’elle,venait de s’abattre sur elle.

Le billet était signé de d’Albaran qui venait de le lui remettreavec tant de flegme. Il disait ceci :

« Un homme est venu frapper à la petite porte en donnant lenom de La Gorelle. Comme ce n’était pas Landry Coquenard, qui estseul à se servir de ce mot, on a conduit l’homme dans l’antichambrespéciale et on est venu m’aviser. Je suis accouru. L’homme avaitdisparu. Comme il ne pouvait pas être sorti de l’hôtel, je me suismis à sa recherche. J’ai fini par le trouver : il est auxécoutes dans le petit cabinet noir. Je l’y ai enfermé et j’ai prisles mesures que nécessitait l’événement. Malgré que l’homme eût levisage enfoui dans le manteau, un des hommes de garde affirmel’avoir reconnu. Il soutient que c’est le chevalier dePardaillan. »

Il fallait avoir la prodigieuse puissance de dissimulation deFausta pour demeurer impénétrable devant une nouvelle aussi graveet aussi fâcheuse pour elle. Cependant, si maîtresse d’elle-mêmequ’elle fût, ses doigts, après avoir lu, se crispèrent sur lefuneste papier. Ce fut la seule marque d’émotion visible qu’elledonna. Comme elle demeurait rêveuse, réfléchissant à ce qu’elleallait faire, le duc d’Angoulême, sans soupçonner l’épouvantabletempête qui venait de se déchaîner en elle, s’informait ensouriant :

– Fâcheuse nouvelle, princesse ? Et Fausta, souriantcomme lui, avec un calme extraordinaire :

– Je ne saurais dire encore.

Cependant, avec cette rapidité de décision qui était aussiremarquable chez elle que chez Pardaillan, elle avait déjà pris unerésolution.

– C’est bien, dit-elle à d’Albaran attentif, j’y vais.

En même temps, du regard, elle lui commandait de se tenir prêt àtout.

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