La Fin de Pardaillan

Chapitre 19L’ABANDONNÉE

Il ne sut jamais comment il put revenir dans Paris et ce qu’il yfit, le reste de la journée et de la soirée.

Mais Valvert était parti, ainsi que nous l’avons dit, et c’est àlui que nous allons revenir.

Il se retrouva chez lui, rue de la Cossonnerie, vers le milieude la nuit. L’instinct l’avait ramené là sans doute.

Landry Coquenard était couché depuis longtemps et dormait commeun bienheureux. Valvert ne le réveilla pas. Il se laissa choirlourdement dans l’unique fauteuil de son appartement, et, brisé defatigue qu’il était, il finit par s’endormir d’un sommeil pesant,agité.

Ce fut là que Landry Coquenard le trouva, le lendemain matin, ettout inquiet, le réveilla. Mais il eut beau poser des questions,employer mille et une ruses pour amener son maître à parler, il neréussit pas à lui faire desserrer les dents. Valvert sedébarbouilla et partit, laissant là Landry Coquenard tout démontéet de plus en plus inquiet. Il s’en alla prendre son service auprèsde la duchesse de Sorrientès. Durant deux jours, il accomplit ceservice d’une façon purement machinale, sans que personne autour delui s’aperçût de la crise terrible qu’il traversait. La duchesseremarqua bien qu’il était très pâle. Mais, à la questionbienveillante qu’elle lui posa, il répondit sur un ton très naturelqu’il se sentait souffrant. Et ce fut tout.

Pendant ces deux jours il ne bougea pas de l’hôtel Sorrientès,où il prit ses repas et coucha. C’est-à-dire qu’il se mit à table,but beaucoup, mais toucha à peine, du bout des dents, aux metsappétissants qu’on lui servit ; il se promena d’un pas furieuxdans son appartement, et quand, à la pointe du jour, il se sentitexténué, il se jeta tout habillé sur son lit et dormit une coupled’heures. Pendant ces deux jours, il évita soigneusement derencontrer Muguette qui vint régulièrement, à son heure accoutumée,apporter ses fleurs à la duchesse.

Et il arriva ceci, qu’il était incapable d’avoir prévu, attenduque, dans l’état où il était, il était incapable deraisonner : Muguette désira le voir, lui parler, d’autant plusardemment qu’elle comprenait bien qu’il la fuyait.

Le troisième jour, qui était un mercredi, il sortit au moment oùil pensait que la jeune fille allait sortir elle-même. Depuis troisjours pleins qu’il réfléchissait sur ce qu’il allait faire, ilavait pu prendre une résolution ferme. En effet, ce fut d’un pastrès décidé qu’il alla se blottir dans un renfoncement près del’hospice des Quinze-Vingts. Et il attendit.

Muguette sortit. Elle était toute triste. Durant ces troisjours, elle n’avait cessé de penser à Valvert. Et Valvert demeuraittoujours invisible pour elle. L’idée ne lui vint pas que le jeunehomme souffrait et ne voulait pas laisser voir sa peine. Non, ellese dit qu’il s’était consolé… bien vite. Par une de cescontradictions bien féminines, elle, qui avait d’abord souhaitéqu’il se consolât et l’oubliât, elle eut de la peine en voyant avecquelle rapidité son souhait s’était réalisé. Elle fut toutesurprise et toute joyeuse de le voir tout à coup se dresser devantelle. Sa joie tomba toute, d’un seul coup, en voyant les ravageseffrayants que ces trois jours avaient faits dans cette physionomieexpressive. Et elle se sentit prise d’une immense pitié. Etpourtant, au fond, tout au fond d’elle-même, elle ne put pasréprimer un mouvement de joie secrète ; la joie de se sentiraimée à ce point. Cependant, malgré elle, elle eut un cridouloureux :

– Ah ! mon Dieu !

– Vous me trouvez bien changé, dit-il fiévreusement. Dieumerci, j’ai bien souffert… Au point que je me demande encorecomment il se fait que je suis encore vivant. Vous ne comprenezpas ? Vous allez comprendre. Je vous ai suivie, dimanche. Oui,je vous ai suivie jusqu’à Fontenay-aux-Roses… J’ai entendu… J’aivu… J’ai vu la petite Loïse.

Elle devint toute blanche. Elle le considéra avec des yeuxagrandis par l’épouvante : l’épouvante de ce qu’il devaitpenser, de ce qu’il allait dire et faire. Elle se raidit de toutesses forces et, d’une voix qu’elle réussit à rendre ferme par uneffort de volonté vraiment admirable :

– Eh bien, vous savez, maintenant… vous savez que je n’aipas menti en vous disant que je n’étais pas libre.

– Vous ne m’avez pas dit toute la vérité, fit-il avecdouceur.

Et comme, emportée malgré elle, elle esquissait un geste deprotestation :

– Passons, reprit-il vivement, je ne vous ai pas arrêtéepour vous adresser des reproches. Je veux vous dire simplementceci : j’ai vu la petite Loïse… Elle est adorable, cetteenfant. Et je comprends que vous l’adoriez. Il faut un père à cettemignonne petite créature. Elle doit en avoir un, comme tout lemonde. Mais ce père est-il vivant ou mort ? Vous devez savoircela, vous…

– Je n’en sais rien, dit-elle en fixant sur lui l’éclatlumineux de ses grands yeux.

Il chancela. Il passa la main sur son front d’un air égaré. Et,avec une volubilité plus fiévreuse, il reprit :

– Écoutez-moi, voici ce que je peux vous proposer, pourvous et pour la petite innocente : si le père est vivant,nommez-le moi. J’irai le trouver, et je vous jure qu’il faudraqu’il vous épouse.

D’avoir pu inspirer un tel amour qui allait jusqu’à un telsacrifice de soi-même, elle se sentit heureuse et fière au-delà detoute expression. Et elle eut toutes les peines du monde à secontenir, à refouler le cri d’ardente gratitude et d’admirationaussi qui montait à ses lèvres. Mais le regard très pur qu’ellefixait sur lui parlait un langage si clair que tout autre quel’amoureux eût compris l’affreuse méprise qu’il commettait et fûttombé à genoux.

Mais Valvert suivait son idée fixe. L’idée qu’il ressassaitinlassablement depuis trois jours. Il ne pouvait rien voir, riencomprendre, pour l’excellente raison qu’il était à moitié hors deson bon sens. Et il continua :

– Vous ne répondez pas ?… Quoi que vous en disiez, ilest impossible que vous ne sachiez pas… Voyons, dois-je croire quele père est mort ?… Oui, c’est bien cela.

Il souffla péniblement et ce fut comme un râle déchirant. Ilprit un temps et acheva précipitamment comme s’il avait hâte d’enfinir :

– Alors… si vous voulez… je serai, moi, le père del’enfant ! L’offre que je vous ai faite de devenir ma femme,je vous la renouvelle. En vous épousant, je reconnaîtrai l’enfantet je vous jure que je l’aimerai vraiment comme un père. Pour vous,voyez-vous, je me sens capable de tout… Acceptez, je vous parle engalant homme et ne croyez pas que j’agis à la légère. Il y a troisjours que je réfléchis à ce que je dois faire. Je vous donne maparole de gentilhomme que jamais je ne regretterai rien, jamais jene ferai la moindre allusion au passé… Acceptez, si ce n’est pourmoi, que ce soit pour l’enfant.

Elle ne répondit pas tout de suite. Émue, bouleversée jusqu’auplus profond d’elle-même, elle eût été incapable de prononcer uneparole en ce moment. Mais toute sa gratitude infinie, tout sonamour qui s’éveillait enfin devant tant de générosité, de nobleabnégation, rayonnaient dans son regard.

Il crut qu’il n’avait pas réussi à la convaincre. Ilgrelotta :

– Vous refusez ?… Je vous fais donc horreur ?… Sicela est, dites-le franchement. En vous quittant, je vous jure queje vais tout droit me plonger ce fer dans le cœur… Vous serez ainsidélivrée de moi et de mes importunités.

Elle comprit qu’il ferait ainsi qu’il disait, peut-être sous sesyeux mêmes, car il avait tiré l’épée à moitié hors du fourreau.Elle eut un cri de terreur folle qui était en même temps unaveu :

– Odet !…

Et elle se jeta sur lui, l’étreignit à pleins bras, renfonça lamaudite lame au fond de son fourreau, et, comme si elle redoutaitencore le terrible geste homicide, elle lui saisit la main droiteentre ses deux mains à elle, la serra convulsivement, la tintemprisonnée, immobilisée.

Lui, la laissait faire, ne comprenant pas encore. Alors elleparla, d’une voix tremblante, douce, oh ! si douce, qu’il enfrémissait jusqu’au plus profond de son être :

– Quelle erreur est la vôtre !… Comment avez-vous pucroire ?… Odet (elle disait Odet tout naturellement, sans yprendre garde), Odet, je vous ai dit que j’ignorais si le père dema fille Loïse était mort ou vivant. Cela s’explique de la manièrela plus naturelle du monde : Odet, Loïse n’est pas ma fille…Loïse est une enfant perdue, volée peut-être, que j’ai adoptée et àlaquelle je me suis si profondément attachée que je ne l’aimeraiscertes pas davantage si elle était ma fille. Voilà la purevérité.

– Est-ce possible ?

– Puissé-je être foudroyée si je mens !…

Elle se tenait toute droite, un peu pâle, souriant doucementmalgré son émoi. Et il y avait une telle irradiation de pureté enelle qu’il ne douta pas un instant de sa parole. Il ne douta pas etil comprit enfin ce que son attitude disait si clairement. La joies’abattit en lui en rafale puissante. Puis il courba la tête,honteux :

– Pardon !… Oh ! pardon !…

Elle se pencha sur lui et, d’une pression très douce et pourtantirrésistible, elle le releva en disant :

– Je n’ai rien à vous pardonner. Ce que vous avez cru, toutle monde l’aurait cru comme vous. Mais personne, personne au monde,croyant ce que vous avez cru, n’aurait agi aussi noblement que vousl’avez fait, vous. Ah ! comme je vous avais bien jugé et commevous êtes bien non seulement le plus brave, le plus fort, maisencore le plus noble, le plus généreux des hommes. Vous n’avez rienà vous reprocher, vous dis-je. Le coupable, le seul coupable, c’estmoi. J’ai agi comme une étourdie, d’abord en disant à tout venantque j’avais une fille, puis en manquant de confiance en vous.J’aurais dû, l’autre jour, quand j’avais pu apprécier la noblessede votre cœur, j’aurais dû vous dire franchement, loyalement cequ’il en était. Je ne l’ai pas fait. J’ai eu tort et c’est à moi devous demander pardon pour les tourments que vous devez à ma sottiseet à mon manque de franchise.

Radieux, il exprima toute sa gratitude :

– Ah ! comme vous êtes bonne !… Et comme je vousadore !

– Maintenant, dit-elle en retrouvant son sourire espiègle,il faut que vous sachiez tout… tout ce que je sais de moi-même etde Loïse. Et je sais si peu de choses que j’aurai vite fait de toutvous dire.

Elle se recueillit un instant. Il s’enhardit. À son tour, il luiprit la main, qu’il effleura d’un baiser respectueux et, la gardantentre les siennes sans qu’elle songeât à la retirer.

– Je vous écoute, dit-il avec un accent de tendresseprofonde.

– Qui suis-je ? commença-t-elle. Où suis-je née ?Que sont mes parents et vivent-ils encore ? Je n’en sais rien.Du plus loin que je me souvienne, je me vois au pouvoir d’une femmequi s’appelait La Gorelle et qui prenait soin de me rappeler àchaque instant que j’étais une fille abandonnée qu’elle gardait parcharité. Dans ce temps-là, il paraît que j’avais un nom de baptême,comme tout le monde, que La Gorelle connaissait et me donnait detemps en temps ? Je crois que si on le prononçait devant moi,je le reconnaîtrais. Mais il y a si longtemps et je l’ai si peuentendu que, seule, je n’ai jamais pu parvenir à le retrouver, carj’ai longtemps cherché à le retrouver. J’ai fini par y renoncer. LaGorelle, qui devait avoir ses raisons pour cela, me donna bien viteun autre nom. Elle m’appela d’abord « Fille abandonnée ».Puis, trouvant sans doute ce nom trop long, elle m’appela :« l’Abandonnée » tout simplement. C’est le seul nom queje me connaisse. La Gorelle n’était peut-être pas une méchantefemme, mais elle était d’une cupidité inimaginable, insatiable. Etcette cupidité lui faisait commettre froidement les piresméchancetés. Elle avait mis dans sa tête que c’est moi quipourvoirais à ses besoins d’abord et qui, plus tard, assurerais safortune. Tous les moyens lui étaient bons pour arriver à cerésultat. Quand j’étais toute petite, elle me prenait dans sesbras, à demi-nue, et s’en allait mendier. Et elle me pinçaitjusqu’au sang pour me faire pleurer, parce que les larmes d’unenfant excitent la compassion des âmes charitables, qui se montrentplus généreuses.

– L’abominable mégère ! gronda Valvert indigné.

– Plus tard, vers trois ou quatre ans, comme elle n’aimaitpas s’exposer elle-même aux intempéries, elle m’envoya mendiertoute seule. Si la recette que je rapportais lui paraissaitinsuffisante, elle me rouait de coups et m’envoyait coucher sansmanger. Cette recette, pourtant assez fructueuse, ne lui paraissaitjamais suffisante, parce que son insatiable cupidité lui faisaitsans cesse augmenter ses exigences. Plus tard encore, vers sept ouhuit ans, elle m’envoya dans les champs ramasser des fleurssauvages que j’allais vendre ensuite. C’est ainsi que j’ai apprismon métier de bouquetière. Je ne connais qu’une seule bonne actionà l’actif de cette femme, encore devait-elle avoir un intérêt quej’ignore qui la guida en cette occasion : elle ne manquait pasd’une certaine instruction, elle m’apprit à lire et à écrire.Abandon, misère, labeur acharné, au-dessus des forces d’une enfant,privations et mauvais coups, voilà en quelques mots toute monhistoire et j’aurais aussi bien pu ne pas vous en dire pluslong.

– Pourquoi ? fit-il en lui pressant tendrement lamain. Pensez-vous que rien de ce qui vous touche peut me laisserindifférent ? Je vous en prie, dites-moi tout, au contraire…Tout ce que vous savez.

Elle reprit :

– Si encore elle s’en était tenue là. Mais je grandissais.Je devenais gentille – c’est elle qui le disait. Et elle avait faitcet abominable rêve de me livrer, moyennant finances, à quelqueseigneur généreux et débauché. Si je ne suis pas allée rouler dansla fange du ruisseau, ce n’est pas la faute des ignobles conseilsqu’elle ne cessait de me prodiguer.

– Ah ! l’exécrable guenon, la détestable truie !…si je la tenais, celle-là !… s’emporta Valvert en serrant lespoings.

– Bah ! fit-elle avec son sourire malicieux, tout celaest bien loin, maintenant. Écoutez l’histoire de ma petiteLoïse.

– J’écoute, sourit Valvert, vous ne pouvez croire avec quelintérêt passionné.

Il disait vrai. Il s’intéressait passionnément à tout ce qu’elledisait. Et cet intérêt s’étendait à la petite Loïse.Pourquoi ? Parce que dès le premier instant, dès qu’il avaitappris de la bouche de sa bien-aimée que Loïse était une enfantperdue, volée peut-être, il avait invinciblement pensé à son cousinJehan de Pardaillan et à sa fille Loïse qui lui avait été volée. Etil se disait :

« Si c’était elle, pourtant !… »

Sans soupçonner l’intérêt particulier qui le rendait siattentif, elle reprit son histoire :

– C’est dans une grande ville du midi, à Marseille, quej’ai vécu jusqu’à l’âge de douze ans. À cette époque, La Gorellepartit. Comme de juste, elle m’emmenait avec elle. Nous allions, medit-elle, à Paris, il nous fallut un an pour y arriver, car elle neparaissait point trop pressée. Nous y arrivâmes il y a quatre ans.Je ne sais ce que fit La Gorelle. Mais je me souviens que dès lapremière semaine de notre arrivée, je la vis rentrer un jour tenantune grosse bourse pleine de pièces d’or qu’elle se mit à compterdevant moi. Il fallait que sa joie fût bien grande pour qu’elles’oubliât ainsi devant moi. Elle alla plus loin, dans un momentd’expansion, elle m’avoua que si certaine affaire qui nécessitaitson départ immédiat réussissait comme elle l’espérait, ellegagnerait deux autres bourses pareilles. Dès le lendemain, ellepartit, en effet, je ne saurais vous dire où elle alla ni cequ’elle fit, attendu qu’elle me laissa à Paris, sous lasurveillance d’une mégère comme elle. Au bout d’un mois, ellerevint, à la tombée de la nuit, et comme je venais de rentrermoi-même de mes interminables courses par la ville. Car il fautvous dire que, malgré qu’elle ne fût pas là, je n’en continuais pasmoins à vendre des fleurs au profit de la femme qui me gardait, quiraflait l’argent que je rapportais et qui ne se montrait guèremoins exigeante que La Gorelle. En sorte que si je ne perdais rienau change, je n’y gagnais rien non plus. La Gorelle rentra donccomme il commençait à faire nuit. Elle portait un paquet caché soussa mante. La porte verrouillée, elle défit ce paquet. Il contenaitun enfant. C’était Loïse.

– Et vous dites, interrogea Valvert, que cela se passait ily a quatre ans ?

– Oui.

– Vous en êtes sûre ?

– Oh ! tout à fait.

– À quel mois de l’année ?

– Au mois d’août.

– Pouvez-vous préciser vers quel moment du moisd’août ?

– Sans peine. La Gorelle rentra un jour de fêtecarillonnée, le jour de la sainte Marie.

– Le 15 août, par conséquent, fit Valvert qui avaittressailli plusieurs fois devant la précision de ses réponses.

Elle, devant ces questions, s’inquiéta :

– Pourquoi me demandez-vous cela ?

– Je vous le dirai tout à l’heure, répondit Valvert en larassurant d’un sourire. Continuez, je vous prie.

– Dès le lendemain matin, à l’ouverture des portes de laville, nous reprenions la route du midi. La Gorelle emportaitl’enfant caché sous sa mante. Tout d’abord, elle n’eut pas d’autresouci que de s’éloigner de la ville le plus possible et le plusvite possible. Nous marchâmes donc durant toute une semaine, nenous arrêtant que juste le temps nécessaire pour réparer nosforces. Au bout de ce temps, elle se jugea sans doute assezéloignée et elle s’arrêta. Il me fallut reprendre le travail quiavait été interrompu durant cette marche forcée. Il faut vous direque Loïse avait à peu près un an lorsque La Gorelle l’apporta. Ellen’était plus dans ses langes, elle portait des vêtements grossiers,usagés. Il faut vous dire aussi que La Gorelle m’avait donné àporter, entre autres objets, un paquet qu’elle m’avait recommandéde ne pas perdre, attendu qu’il représentait de l’argent pour elle.Je savais ce qu’il m’en aurait coûté, si j’avais eu le malheurd’égarer ce paquet. J’y veillais donc. Mais un jour j’eus lacuriosité de voir ce que contenait ce précieux paquet et je ledéfis. Il contenait des vêtements d’enfant, les plus beaux, lesplus riches qui se pussent voir. Je compris que c’étaient lesvêtements de Loïse. Loïse était d’une riche et noble famille,attendu que toutes les pièces de son habillement portaient unecouronne brodée. D’instinct, sans idée arrêtée et sans réfléchiraux suites fâcheuses que ce geste pouvait avoir pour moi, je volaiune de ces pièces : un petit bonnet garni de dentellesprécieuses.

– Que vous avez gardé, comme de juste ?

– Précieusement, vous pouvez le croire. Un jour peut-êtreservira-t-il à la faire reconnaître des siens.

– Et qui porte aussi la fameuse couronne brodée ?

– Une couronne de marquis, oui… J’ai su cela plus tard.

– En sorte que Loïse serait la fille d’un marquis ?exulta Valvert.

– Cela ne souffre aucun doute pour moi.

– Ensuite ? ensuite ? fit avidement Valvert.Dites-moi s’il ne résulta rien de fâcheux pour vous de celarcin.

– Non, fit-elle en riant. À la première grande ville oùnous nous arrêtâmes, La Gorelle, dont la cupidité tirait argent detout, alla vendre les vêtements de la petite. Elle dut en tirer unprofit qui la satisfit, car elle ne fit jamais la moindre allusionà la disparition de ce petit bonnet. Je n’ai pas besoin de vousdire que, privée de toute espèce d’affection, je m’étais miseaussitôt à adorer la petite. Elle était si mignonne, si jolie et simalheureuse, le pauvre petit chérubin ! Elle, de son côté,elle sentit tout de suite qu’elle n’avait plus que moi au monde,plus d’autre refuge qu’en moi, et ce fut sur moi qu’elle portatoute son affection. Vous pensez si j’étais aux anges ! Jen’étais plus seule sur la terre. J’avais quelqu’un qui m’aimait,moi, l’Abandonnée, comme La Gorelle m’appelait. La misérableexistence qui était la mienne s’ensoleillait du sourire de ce petitange blond. Mais nous nous étions installées dans une grande ville,et alors commença pour Loïse la vie qui avait été autrefois lamienne. Par la pluie, le soleil ou la neige, La Gorelle l’emmenaitau coin des rues, sous le porche des églises, et elle tendait sapetite menotte bleuie par le froid aux passants.

– Elle a fait cela ?… s’étrangla Valvert. Et elle lapinçait aussi pour la faire pleurer ?

– Son pauvre petit corps était tout couvert de bleus.

– Ah ! la misérable sorcière ! Qu’elle ne tombejamais sous ma main, si elle ne veut être rouée de coups !Martyriser ainsi deux pauvres enfants ! Que la pestel’étrangle ! Que le diable l’emporté !

Muguette sourit à la fureur que montrait Valvert.

– Heureusement, reprit-elle, que le martyre de la pauvremignonne ne se prolongea pas trop longtemps. La Gorelle n’aimaitpas beaucoup se fatiguer. Elle me confia la petite. Ses misèresfurent à peu près finies. Seulement, moi, j’étais obligée derapporter double recette, sans quoi…

– C’est vous qui payiez pour la petite, interrompitValvert, ému jusqu’aux larmes.

– Ah ! dame, oui. Je puis dire que j’en ai reçu, descoups, dans ce temps-là. Plus que je n’avais de bouchées de pain,assurément. Pourtant c’est un vrai bonheur, pour moi, que Loïsesoit venue échouer dans cet enfer qu’était notre existence. Sanselle, je n’aurais jamais eu le courage de me soustraire à latyrannie de cette méchante femme. Et qui sait ? peut-êtreaurais-je fini par rouler au ruisseau où elle s’acharnait à mepousser. Quoi qu’il en soit, je ne voulais pas que celle quej’appelais déjà ma fille, quand nous étions seules, supportât ceque j’avais supporté. Un jour, je partis à la grâce de Dieu, maisnon pas au hasard, car j’avais choisi la route de Paris à dessein.J’emmenai Loïse, qui allait sur ses deux ans. J’eus la chanced’échapper aux poursuites de La Gorelle, qui dut certainement nouschercher partout, et je réussis à venir ici, à Paris. En routej’avais trouvé moyen d’amasser quelques sous. Je commençai parcacher Loïse, car si je ne redoutais plus La Gorelle pour moi-même,j’avais une peur affreuse que ma malchance ne l’amenât à Paris,qu’elle ne vit l’enfant et ne la reprit pour lui faire subir lemême sort que j’avais subi. Loïse à l’abri, je m’organisai. Ellem’avait porté bonheur : tout ce que j’entreprenais meréussissait que c’en était une bénédiction. Aujourd’hui je gagnelargement ma vie. Loïse vit à la campagne, au grand air, sous lagarde d’une excellente femme à qui j’ai eu la chance de rendrequelques petits services et qui est devenue mon associée ;c’est elle qui cultive les fleurs que je vends et nous partageonsles bénéfices. Loïse ne manque de rien et moi… moi, lecroiriez-vous ? j’ai de côté quelques centaines de livres quine doivent rien à personne. Voilà. Vous connaissez maintenant monhistoire et celle de « ma fille » Loïse, aussi bien quemoi.

– Maintenant, dit-il avec une émotion contenue, c’est moiqui veillerai sur vous et sur « notre » fille. C’est moiqui pourvoirai à vos besoins. Et vous pouvez être assurée que lecomte de Valvert saura faire respecter sa femme et sa fille… Carj’espère qu’aucun scrupule ne vous retient plus, maintenant, et quevous acceptez enfin de devenir ma femme.

– Oui, je l’accepte, dit-elle. Et, avec un souriremalicieux :

– J’accepte non pour l’enfant, comme vous me disiez tout àl’heure, mais pour…

Elle s’arrêta tout à coup, confuse. Il implora :

– Achevez, de grâce ! Elle acheva,bravement :

– Pour vous et pour moi.

Et elle lui tendit le front. Sur ce front si pur, il déposa leplus tendre le plus chaste des baisers. Et, avec une émotionprofonde, un accent d’une douceur infinie :

– Ah ! Muguette, mon joli Brin de Muguet, comme jevais vous adorer et vous choyer pour vous faire oublier vos mauvaisjours passés !… Comme nous allons être heureux !… Voyez,déjà le bonheur nous sourit : Loïse, « votre »petite Loïse, d’après ce que vous venez de me dire, j’ai découvertsa famille.

Il la vit pâlir. Il lui prit les deux mains, les baisatendrement et rassura :

– Ne vous alarmez pas. Si je vous parle ainsi délibérément,c’est que je sais, je suis sûr que vous n’aurez pas à vous séparerde l’enfant.

– Vrai ? fit-elle en respirant plus librement.

– J’en suis sûr, vous dis-je. Pourtant, il faudra memontrer ce petit bonnet que vous avez gardé. Il faudra me leconfier.

– Quand vous voudrez, dit-elle sans hésiter.

Et, rassurée, tant sa confiance en lui était déjàgrande :

– Je vous en prie, parlez… Je grille d’envie de savoir dequi ma Loïse est la fille.

– Loïse est la propre fille de Jehan de Pardaillan. Etvoyez notre chance : Jehan de Pardaillan est mon cousingermain par alliance.

– Jehan de Pardaillan, dit-elle. Le jour où vous m’aveztirée des mains de ce laquais de Rospignac,M. de Pardaillan, le père, m’a posé quelques questions ausujet de Loïse. Je venais précisément de me heurter à La Gorelle.Vous pensez si je me tenais sur mes gardes. J’ai répondu à cesMM. de Pardaillan que Loïse était ma fille. Ils ont parunavrés. Depuis j’ai eu du regret d’avoir menti avec tantd’assurance. Je me suis dit que c’était peut-être le père de maLoïsette qui cherchait sa fille, que j’avais ainsi trompé. Je mesuis renseignée. On m’a dit :« M. de Pardaillan est chevalier. Son filsaussi. » Je me suis dit : « Puisque Loïse est lafille d’un marquis, elle ne peut être la fille de ceM. de Pardaillan qui n’est que chevalier. » Maconscience alarmée s’est tranquillisée et je n’y ai plus pensé. Etvous me dites, vous, que c’est bien lui le père. Êtes-vous sûr dene pas vous tromper ?

– Celui qui vous a renseignée, ma douce Muguette, vous atrompée, ou était lui-même mal renseigné. Il est vrai queMM. de Pardaillan ne prennent pas d’autre titre que letitre modeste de chevalier. Mais, par son père, Jehan de Pardaillanétait comte de Margency. Écoutez, maintenant : par son mariageavec ma cousine Bertille, marquise de Saugis et comtesse deVaubrun, il est devenu marquis de Saugis et comte de Vaubrun.Comprenez-vous, maintenant ?

– Je comprends.

– Et vous, en consentant à devenir ma femme, vous allezdevenir la propre cousine du père et de la mère de Loïse. Lesparents reprendront leur fille – ne vous alarmez donc pas, vousdis-je – c’est assez naturel, il y a quatre ans qu’ils remuent cielet terre pour la retrouver. Mais écoutez bien ceci :Savez-vous où sont situés les quelques lopins de terre et labicoque en ruine qui constituent mon comté de Valvert ?

– Comment voulez-vous que je sache ? fit-elle,souriant.

– C’est juste, dit-il en riant de tout son cœur. Eh bien,Valvert touche à Saugis… Ah ! vous commencez àcomprendre !

– Oui, dit-elle en laissant éclater toute sa joie. Nousirons vivre à Valvert, près de Saugis. Les deux familles n’enferont qu’une… Loïse aura deux mères pour la gâter, au lieud’une !

– Deux mères et deux pères, ajouta-t-il en riant plus fortqu’elle.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer