La Fin de Pardaillan

Chapitre 4LA MARCHE À LA POTENCE

Il est temps de nous occuper de cette troupe dont la présencedans la rue Saint-Honoré causait une si forte émotion parmi lepopulaire.

Cette troupe, elle était entièrement composée de gensappartenant à Concino Concini, maréchal et marquis d’Ancre. ConcinoConcini, qui conduisait ses gens en personne, les couvrait de sonautorité, les excitait…

Cet homme était la représentation vivante de la puissance sanslimite, de l’orgueil sans frein, de la cupidité insatiable, du luxeinfernal. Suivant l’expression de La Gorelle qui, à n’en pasdouter, n’avait été qu’un écho, « il était, autant dire, leroi de ce pays ». Ce pays, c’était le royaume de France, leplus beau de la chrétienté. Et il était tout cela de par la volontéd’une femme qu’une passion insensée courbait sous son despotiqueempire. Il était tout cela parce qu’il était l’amant de Marie deMédicis : la reine régente. Et parce qu’il était « autantdire roi », Concini avait cru pouvoir permettre à ses gens des’amuser. Ses gens, ici, c’était ceux que l’on appelait les« ordinaires » de M. le marquis d’Ancre, et qu’ilappelait, lui, dédaigneusement, ses coglioni di millefranchi.

Voici en quoi consistait ce jeu :

Deux ordinaires, chefs dizainiers[2] , deRoquetaille et de Longval, avaient passé deux nœuds coulants autourdu cou d’un pauvre hère. Les deux extrémités des longues cordespassées sur leurs épaules, avec de bruyants éclats de rire, ils letiraient brutalement comme un veau qu’on traîne à l’abattoir. Ilsavaient soin de s’écarter le plus possible, de façon à ce que leurvictime demeurât bien visible au milieu de la chaussée, exposée auxrailleries de la populace. Car ils ne doutaient pas que la populacese divertirait de ce jeu atroce qui leur paraissait des plusplaisants. Et, imitant la voix glapissante des crieurs jurés, ilscriaient :

– Place !… Place à ce mauvais garçon que nous menons àla potence !…

Derrière le pauvre hère marchaient une douzaine d’ordinairesparmi lesquels (parce que nous aurons l’occasion de les retrouver)nous citerons : d’Eynaus, de Loucignac, autres chefsdizainiers, de Bazorges, de Pontrailles, de Montreval et deChalabre, simples ordinaires. Ces messieurs menaient grand tapage,accablaient leur victime de plaisanteries énormes, d’injures aussitruculentes que variées, tout en la surveillant de très près. Etquand elle faisait mine de s’arrêter, avec de grands éclats derire, ils l’obligeaient à marcher en la piquant impitoyablementdans le dos avec leurs immenses rapières. Derrière ces messieurs,Concini venait s’appuyer au bras du baron de Rospignac[3] , son homme de confiance, et capitaine deses quarante ordinaires. Concini, toujours jeune, toujourssomptueusement vêtu et d’une élégance suprême, était le seul qui neriait pas. C’était avec une sombre inquiétude qu’il surveillait sonprisonnier, lui. Il ne disait rien, lui, mais quand il ouvrait labouche, c’était pour ordonner d’une voix brève, impatiente, dehâter la marche. Peut-être regrettait-il déjà d’avoir permis cetabominable jeu.

Or, Roquetaille et Longval, en tirant par secousses violentessur les nœuds coulants, menaçaient à chaque instant d’étrangler netl’infortuné Landry Coquenard. Heureusement pour lui, soit oubli,soit raffinement, on lui avait laissé les mains libres. Ses mainsse crispaient désespérément sur les cordes, et, avec une forcedécuplée par l’imminence du péril, s’efforçaient de réduire latension de ces cordes, d’atténuer la violence de la secousse. Iln’y réussissait pas toujours. Alors, il trébuchait, un râledouloureux fusait de ses lèvres contractées. Et l’hilarité de sesbourreaux redoublait. C’était si drôle les contorsions qu’ilfaisait quand la pointe acérée des rapières pénétrait dans sachair ! Si drôles les grimaces de ce pauvre visage contractépar l’angoisse et la douleur, congestionné par lasuffocation ! Les misérables brutes s’amusaient comme elles nes’étaient jamais amusées. Et pour prolonger cet amusement,prolongeaient sans pitié le supplice du malheureux.

Pourtant, malgré tout, il trouvait moyen de se retourner detemps en temps. Alors il se redressait. Ses yeux sanglants allaientchercher Concini derrière ses coupe-jarrets, et il dardait sur luiun regard, où flamboyait une suprême menace. Et alors Concinipâlissait, frissonnait, se cramponnait au bras de Rospignac et,d’une voix qui grelottait, commandait :

– Plus vite !… Plus vite !…

Et la bande obéissait, pressait le pas, riant plus fort,discutant très haut à quelle potence il convenait de se rendre poury accrocher le coquin. Car leur intention était bel et bien dependre haut et court l’infortuné Landry Coquenard. Et le malheureuxne se faisait pas la moindre illusion. Il se savait condamné,irrémissiblement perdu. Concini avait donné l’ordre de mort,Concini présidait lui-même à cette affolante marche à la potence.Concini paraissait trop redouter celui qu’il avait condamné pourlui faire grâce.

Or c’était un jeu terrible qu’ils jouaient là, dans cette voie,une des plus animées du Paris d’alors, où, à cette heure de marché,grouillait tout un monde d’acheteurs et de marchands. C’était uneimprudence folle, une imprudence qui pouvait avoir des suitesmortelles pour les insensés qui la commettaient. C’était à sedemander par suite de quelle inconcevable aberration Concinil’avait permise, cette imprudence. Il connaissait pourtant bienl’état d’esprit des Parisiens exaspérés par sa morgue insolente,ses exactions sans frein, son luxe scandaleux. Il le connaissaitmême si bien que, pour mater la révolte qui grondait sourdement, ilavait multiplié les potences à tous les carrefours, presque à tousles coins de rues. Et ces potences n’étaient pas plantées en sigrand nombre uniquement pour intimider le populaire. Elles,servaient, hélas ! Elles servaient même si bien que, malgréleur effrayante multiplication, leur nombre devenait sans cesseinsuffisant.

Ce fut ainsi que le sinistre cortège déboucha rue Saint-Honoré,en pleine foule. Cette foule l’avait vu venir de loin. Mais commeelle ne s’était pas rendu compte de la réalité, elle n’y avaitprêté qu’une médiocre attention. Quand il fut là, elle comprit. Nulne connaissait le condamné. Ce qu’il avait fait, où, quand, commentil s’était laissé prendre, pourquoi on allait le pendre, nul n’ensavait rien. Nous devons même dire que nul ne songeait à se ledemander. Si Landry Coquenard avait été, suivant les formesordinaires, encadré par les archers de la prévôté, même suivi parConcini et ses sicaires, la foule blasée par la fréquencejournellement renouvelée de ces spectacles, la foule se fut ouverteavec indifférence pour laisser passer.

Mais, en l’occurrence, il était manifeste qu’on se trouvait enprésence d’une insolente bravade, d’une inqualifiable violence.Landry Coquenard pouvait être un affreux coquin coupable de tousles crimes. Par l’odieux traitement qu’on lui infligeait, ilapparut comme une victime. Il fut sympathique sans qu’on sût qui ilétait. Pourtant la foule ne se révolta pas. Ce fut d’abord, chezelle, un sentiment d’indicible stupeur qui la paralysa. Un silencede mort plana sur cette chaussée si bruyante l’instant d’avant. Lemouvement ne s’arrêta pas, mais la foule afflua de ce côté. Et elleétait si compacte que Roquetaille et Longval tentèrent vainement detourner à droite – sans doute pour aller à la croix du Trahoir, oùse dressaient deux potences toutes neuves. Ils ne se faisaientcependant pas faute de glapir :

– Place à ce coquin qui va être pendu selon sesmérites.

La foule demeurait toujours silencieuse. Mais elle ne livraitpas passage. Non pas que l’idée de révolte fût déjà en elle.Simplement parce qu’une stupeur immense la paralysait.

Brin de Muguet, qui était demeurée au milieu de la chaussée, àl’entrée de la rue du Coq, se trouva tout naturellement placée aupremier rang. Ce fut elle qui, la première, retrouva l’usage de laparole.

– Pauvre homme ! s’écria-t-elle.

Dans le silence angoissant qui pesait sur cette scène, cetteparole de commisération éclata comme un coup de tonnerre. Tout lemonde l’entendit. Landry Coquenard comme les autres.

C’était assurément un brave, ce Landry Coquenard. Malgré lasituation effroyable dans laquelle il se trouvait, il n’avait pasperdu la tête. Il fixa sur celle qui venait de parler deux yeux quebouleversait une poignante émotion et il murmura :

– C’est elle, la fille de Concini, elle qui meplaint !… Ah ! la brave petite !…

Concini aussi avait entendu…

Rospignac, son capitaine des ordinaires, avait entendu…

Et Concini et Rospignac, en même temps, fixèrent un regardchargé d’une passion sauvage sur Brin de Muguet. Et Concini,serrant nerveusement le bras de Rospignac, lui glissa à l’oreilled’une voix ardente :

– C’est elle, Rospignac ! Per la madonna, ilfaut que je la suive… que je lui parle… Et si elle me repousseencore… Tu seras avec moi, Rospignac, tu m’aideras !…

Cette fois, ce fut sur son maître que Rospignac coula un regardà la dérobée. Et ce regard était chargé d’une expression de haineeffrayante. Et Rospignac gronda en lui-même :

« Oui, compte sur moi, misérable ruffian d’Italie !…Plutôt que de te la livrer, je t’arracherai le cœur avec lesongles !… Je l’aime aussi, moi !… Je la veux !… Et,sang diable, nul que moi ne l’aura !… »

Cependant, tout haut, avec une indifférence affectée :

– Je veux bien, moi, monseigneur. Mais votreprisonnier ?… Je croyais que vous aviez des raisonsparticulières de vous assurer de vos propres yeux qu’une bonnecravate de chanvre l’avait rendu muet à tout jamais.

Concini grinça des dents en regardant tour à tour LandryCoquenard et Brin de Muguet. Il débattait en lui-même lequel desdeux il devait suivre. Brusquement, il se déclara :

– Bah ! tes hommes feront bien la besogne sans nous.Je veux lui parler.

Rospignac ne répondit rien. Avec un sourire aigu, ilsongeait :

– Si la foule nous laisse passer… Ce qui ne me paraît pasbien sûr. Odet de Valvert avait entendu. Il se trouvait assez loin.Il se mit à jouer des coudes avec une force impétueuse pour serapprocher de la jeune fille.

Enfin, la foule aussi avait entendu. Et la foule, loin des’écarter, comme ne cessaient de le demander Roquetaille etLongval, la foule serra les rangs et se mit à murmurer. Oh !un murmure très bas, indistinct encore. Mais qui peut jamais dired’avance jusqu’où ira une foule qui commence à s’exciter elle-mêmepar de légers murmures ?

Ce Landry Coquenard, qui ne perdait pas la tête, devait êtrebrave, avons-nous dit. C’était de plus un homme d’esprit et derésolution. Concini et ses estafiers, dans leur infatuation, ne serendaient pas compte des dispositions de la foule. Il s’en rendittrès bien compte, lui. Il se mit aussitôt à beugler :

– À moi !… À l’aide !… Braves gens,laisserez-vous donc assassiner misérablement un bon chrétien quin’a aucun crime à se reprocher ?…

Le rusé matois avait eu soin de dire qu’on le voulaitassassiner. Il savait fort bien ce qu’il faisait, et il faisaitpreuve là d’une présence d’esprit vraiment admirable. Ce motproduisit une impression énorme sur la foule. Les murmures sehaussèrent d’un ton, devinrent des grondements précurseurs d’orage.Mais l’orage n’éclata pas encore ce coup-ci. Nous voulons dire quela foule ne bougea pas encore. Elle attendait, pour passer àl’action, que quelqu’un de résolu donnât le branle.

Ce fut encore Brin de Muguet qui le donna, sans réfléchir, dansun élan de son bon cœur :

– Il n’y a donc pas un homme ici ? s’écria-t-elle.

– Il y en a au moins un, mademoiselle, répondit aussitôtune voix claironnante.

C’était Odet de Valvert qui avait enfin réussi à se glisser prèsd’elle, qui parlait ainsi.

Chose étrange, une ombre de contrariété passa sur le visageexpressif de la jeune fille qui ne put réprimer un mouvementd’humeur. Comme de juste, l’amoureux ne vit rien : ils’inclinait gracieusement devant elle. Et ce salut et le sourirequi l’accompagnait, si respectueux qu’ils fussent, disaientclairement que c’était uniquement pour elle qu’il intervenait.

Odet de Valvert ne perdit pas de temps. Après avoir salué« sa dame » comme faisaient autrefois les preux avant decharger, la lance en arrêt, il vint se camper devant Roquetaille etLongval et, d’une voix mordante, il prononça :

– Pourquoi maltraitez-vous ainsi cet homme ? Il estindigne de gentilshommes d’abuser ainsi de leur force contre unpauvre diable sans défense.

Les deux spadassins se hérissèrent.

– De quoi se mêle cet étourneau ? mugit Longval.

– Ce drôle va se faire étriller d’importance ! beuglaRoquetaille.

– Drôle ! étourneau ! vous êtes trop généreux,messieurs ! railla Odet de Valvert.

Il dit cela. Mais en même temps il projetait ses deux poings enavant avec une force irrésistible. Il n’avait pas fini que les deuxordinaires allaient s’étaler sur le dos, à quatre pas de là.

– Vive le damoiseau ! cria la foule enthousiasmée.

Landry Coquenard se tenait prêt à tout. Lui non plus, il neperdait pas une seconde. Il fit un bond prodigieux et tomba dansles bras que lui tendait Odet de Valvert. Avec une force qu’onn’eût jamais soupçonnée chez un jeune homme d’apparence sidélicate, il l’enleva, le passa derrière lui, et lui glissa unebourse dans la main en disant :

– File vivement.

Landry Coquenard lança un coup d’œil d’inexprimablereconnaissance sur son sauveur et, sans s’attarder, sans prononcerune parole, fonça au milieu de la foule qui s’ouvrait d’elle-mêmepour lui livrer passage.

À ce moment le colosse de la duchesse de Sorrientès accourait, àla tête de ses dix hommes. Il trouva la besogne toute faite.Cependant les ordres de la duchesse étaient formels : ilfallait non seulement délivrer le prisonnier, mais encore savoir oùil gîtait pour pouvoir le retrouver. Landry Coquenard, ahuri, sesentit happé, enlevé, passé de main en main, porté dans la rue deGrenelle, derrière la litière. Il se trouvait assez loin de sesbourreaux, hors d’atteinte. Il fila, sans demander d’explications àpersonne. Il fila à grands pas, sans courir toutefois, encore toutéberlué de son heureuse et rapide délivrance, serrant dans sa maincrispée, sans trop savoir ce qu’il emportait, la bourse que Valvertavait eu la généreuse pensée de lui glisser dans la main.

D’Albaran s’approcha de la litière.

– C’est fait, madame, dit-il en espagnol. Mais l’hommeavait déjà échappé à ceux qui le tenaient. Nous n’avons eu qu’àfaciliter sa fuite.

– J’ai vu, répondit la duchesse de Sorrientès dans la mêmelangue.

– Qu’ordonnez-vous, madame ?

– Attendons, dit la duchesse, j’attends quelqu’un et jeveux voir ce qui va arriver à ce jeune homme qui a osé braver enface le tout-puissant maître de ce royaume.

Et avec un sourire indéfinissable, elle ajouta :

– Et puis je suis curieuse de voir aussi ce que va faire cebrave peuple de Paris qui gronde là-bas.

D’Albaran s’inclina respectueusement, sauta en selle et repritsa garde patiente et attentive près de la litière. Ses hommesavaient déjà réenfourché leurs chevaux et repris de leur côté leurattitude raide de soldats sous les armes. Ils n’étaient plus queneuf maintenant. Le dixième s’était mis aux trousses de LandryCoquenard et ne devait plus le lâcher.

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